mardi 5 octobre 2010

La serftitude

Tandis que notre monde s'effondre inexorablement et de manière prévisible, le plus surprenant n'est pas l'inquiétant déni qui s'empare de la plupart des gens saisis par le syndrome de l'autruche : alors que le danger survient, nos moutons ébaubis préfèrent se terrer plutôt que de voir. C'est leur droit le moins élémentaire et c'est après tout une réaction qui historiquement n'est pas nouvelle. Ce qui frappe le plus, c'est que l'on n'ait pas tiré des leçons de la faillite nihiliste On pourrait estimer que les nihilistes ont été enterrés depuis belle lurette et qu'il ne subsiste plus de ces tristes sbires que quelques illuminés vaguement escrocs.
C'est oublier que le label nihilisme contient dans sa terminologie le funeste destin qui l'attend (le néant). D'où la conclusion que notre modernité n'a pas médité : le nihilisme n'avance que masqué, sous l'air lancinant de la mélopée déni. A chaque crise d'importance, le nihilisme ressort. Premier cas de crise : la crise originelle, lorsque l'homme est apparu. Contrairement à ce qu'on pourrait estimer, l'homme n'a pas commencé par pondre des systèmes religieux, puis en réaction du nihilisme. Dès le départ, il s'est trouvé assailli par le doute et le désespoir. Dès le départ, il s'est montré nihiliste.
Le transcendantalisme à cet égard constitue une réponse pour installer l'homme dans la viabilité et la pérennité. Deuxième cas : la crise monothéiste, quand le polythéisme s'effondre suite à la fin de son système d'application. Le polythéisme avait été crée par rapport à la situation morcelée de l'homme. L'unification de l'homme marque la fin du processus polythéiste, qui n'est pas adapté à l'unification humaine. Le monothéisme prend la succession au sein du transcendantalisme.
Troisième cas : l'effondrement inéluctable du monothéisme au moment où l'homme achève son unification. C'est la grande crise de la modernité, qui symboliquement (et géographiquement) se traduit par la conquête de l'Amérique par les Occidentaux (qui ne sont pas les premiers à avoir réussi cette entreprise, mais qui sont les premiers à disposer des moyens pour asservir et massacrer les populations indigènes).
L'effondrement du monothéisme débouche sur l'effondrement du transcendantalisme, c'est-à-dire que le transcendantalisme est conçu pour donner du sens jusqu'aux limites terrestres. Son effondrement se manifeste par la destruction de la représentation sensible. Du coup, l'on s'interroge sur la validité du prolongement métaphysique transcendantaliste. Cette remarque ne cherche pas à critiquer la méthode scientifique expérimentale, mais la portée ontologique donnée à cette méthode scientifique.
On remarque peu qu'à la fin de l'immanentisme, alors que l'immanentisme croit avoir atteint son apogée, c'est l'idéologie ultralibérale qui triomphe avec le mondialisme. Le mondialisme énonce que la fin de l'homme s'arrête aux portes de la Terre. L'homme est né pour conquérir et dominer le globe terrestre, pas pour aller au-delà. Il convient dès lors soit de stagner, soit de décroître (la décroissance donnant un but progressiste à ceux qui se tiennent à l'intérieur de l'impérialisme occidentaliste).
C'est la grande crise de l'immanentisme qui annonce que l'homme va connaître une suite au transcendantalisme (dans une option plus pessimiste et à mon avis improbable - disparaître). On pourrait résumer comme suit l'immanentisme : pour un peu de certitude, nous avons obtenu le maximum d'incertitude. Le transcendantalisme est fondé sur une démarche alternative (et pérenne) : on peut fonder de la certitude à partir de l'incertitude. C'est l'option de l'incertitude positive.
Les gens ont besoin de ne pas comprendre le nihilisme car le nihilisme repose sur le mécanisme du déni. Pour que le nihilisme existe, il faut qu'on n'en parle pas. Ce qui n'implique pas que ce dont on ne parle n'existe pas. La plupart estiment que ceux qui dirigent de manière chaotique notre monde sont tout sauf des nihilistes conscients, qu'ils agissent pour des mobiles conscients qui sont le profit et qui sont le plus souvent éloignés de toute réflexion (au sens de jugement et d'esprit critique). C'est juste, mais c'est justement oublier que l'on ne peut jamais être nihiliste et se prétendre nihiliste.
Tout nihilisme est inconscient et repose sur le déni. Pour s'assurer que le nihilisme n'est pas une catégorie inventée de toutes pièces, dans un effet d'artifices pour donner sens à la crise, on peut trouver une trace irréfutable de nihilisme dans la crise du monothéisme en Grèce, en particulier à Athènes avec l'irruption des sophistes. Gorgias est l'emblème de ces nihilistes avec son Traité du non-être.
Avec l'histoire de l'immanentisme, qui est une gradation moderne du nihilisme au sens où le nihilisme a cru triompher avec l'effondrement de son ennemi atavique le transcendantalisme, le caractère de déni du nihilisme devient théorisé, car les nihilistes ont manqué de disparaître avec le coup de provocation de Gorgias, qui a découvert le système nihiliste. Après la victoire de Platon contre les sophistes, qui est la victoire du parti monothéiste sur le nihilisme, les nihiliste sont obligés de biaiser en adoptant un compromis : faire mine de reprendre la mentalité transcendantaliste pour imposer le retour à l'immédiat camouflé en affirmation du réel.
C'est typiquement la démarche d'un Aristote, qui est l'élève de Platon et qui se manifeste tout au long de ses écrits politiques comme un oligarque forcené, féru d'esclavage et de tyrannie. En ontologie, c'est encore plus simple : le réel d'Aristote est fini, ce qui libère de fait l'espace du néant : tout ce qui n'est pas fini étant infini, tout ce qui est infini est néant. Les immanentistes affinent le système de compromis des descendants d'Aristote, qu'un Descartes perfectionne à sa manière au début de la modernité, à la fin de la scolastique.
Quelle est la devise de Spinoza, pas seulement dictée par les persécutions religieuse qu'il subit? Caute. Méfie-toi. Eh oui, on présente toujours Spinoza comme un ontologue partisan de la démocratie libérale et laïque, qui aurait subi des persécutions de sa communauté juive d'origine. C'est vrai, mais c'est oublier que ceux qui l'ont persécuté l'ont sans doute moins persécuté pour avoir quitté la synagogue (après tout...) que pour avoir prôné son système, qui marque les fondations de l'immanentisme.
On relaye souvent l'accusation d'athéisme à l'encontre de Spinoza. C'est qu'on a mal identifié le nihilisme moderne de Spinoza, cet immanentisme qui n'est pas de l'athéisme dans un sens absurde et dépourvu de recul. C'est un système qui bannit la seule expression religieuse pérenne pour l'époque : le transcendantalisme, et qui affirme en lieu et place l'immanentisme. Dans le sein de l'immanentisme, la place du divin peut exister, elle demeurera contraire à l'image du divin transcendantaliste, soit l'idée que Dieu transcende le sensible, quand dans l'immanentisme, Dieu est tout ce qui est au sens où tout ce qui est demeure sur le même plan.
La tentative d'assassinat sur Spinoza, dont on sait peu de choses finalement, entre dans cette logique. Spinoza n'est pas un hurluberlu sans importance et sans conséquence qui explique que Dieu n'existe pas - et qui provoque l'ire d'un fanatique tout aussi illuminé que lui. C'est un nihiliste qui prône la destruction sous couvert de vérité (vérisme devrait-on préciser).
La tentative d'assassinat, aussi inacceptable soit-elle, rappelle la réaction pour le moins exagérée de Platon contre Démocrite : faire à tout prix oublier à l'homme que la solution nihiliste existe, sous quelque forme que ce soit. Car reconnaître la solution nihiliste, c'est reconnaître qu'existe et perdure la tentation nihiliste; la séduction nihiliste, au sens où le diable est le séducteur par excellence... Pourquoi cette persistance? Vaste débat, mais la devise de Spinoza, inspirée de la prudence aristotélicienne, inspirera également Nietzsche, qui déclarera, avec sa flamme coutumière, que "tout ce qui est profond aime le masque".
L'histoire succincte et rapide du déni nihiliste se retrouve dans l'origine du terme déni. Dénier, c'est dire non quand c'est oui. Le non a ceci de fascinant qu'il ne désigne jamais une réalité précise et identifiable. Le non refuse la part de réel, mais que lui substitue-t-il en lieu et place? Ce que révèle la possibilité du déni, c'est qu'il est possible à l'homme de décréter que quelque chose qui existe n'existe pas (il est accessoire que cette chose soit tenue pour déplaisante en l'occurrence).
Cette éventualité n'est possible que parce que le réel n'est pas constitué selon le schéma du transcendantalisme, qui repose sur le mécanisme de l'englobement formé à partir du prolongement. Dans ce schéma, le néant n'est pas possible puisque tout n'est qu'être au sens d'Etre. La sacralisation de l'Etre indique par la redondance l'impossibilité de définir précisément ce qu'est l'être manquant.
La persistance de la revendication nihiliste indique que le problème du néant est dénié dans la mentalité majoritaire transcendentaliste. Platon nie l'existence du néant pour contrer le nihilisme. Il tient que seuls les nihilistes revendiquent le néant. Ce déni du néant s'explique précisément par la peur des dégâts que crée le nihilisme, soit l'opération même du déni de réel. Le néant détruit, donc l'on nie le néant. En fait, c'est une mauvaise compréhension du néant qui est la cause de ce mécanisme en chaîne de déni. Au départ, la mauvaise compréhension émane du nihilisme originel, qui sent que le réel n'est pas constitué que d'être et qui imagine en complément de l'être fini un infini nihiliste.
L'on pourrait dire que ce qui n'est pas existe, au sens où ce qui existe est ce qui n'existe pas. N'en déplaise au Rosset ontologue, ces formules particulièrement alambiquées indiquent que la formulation nihiliste est fausse. Il faudrait relire Gorgias pour s'en rendre compte (du moins ce qui reste des écrits de Gorgias). L'erreur nihiliste est de comprendre que le réel n'est pas constitué d'être. Du coup, le nihilisme en vient au non-être, qu'il se garde bien de définir et qu'il élabore sur le mécanisme de l'antagonisme. Pour le nihiliste, ce qui est contraire est antagoniste. D'où le culte de la destruction en action politique et le fameux adage ordo ab chao qui ne vient pas de la cervelle (détraquée) de quelques atlantistes contemporains.
L'idée lucide du nihilisme c'est que le réel n'est pas modelé sur le mode du prolongement, mais que le manque s'ordonne à partir d'une rupture dans le schéma du réel. Mais cette rupture n'indique en rien que le réel est antagoniste. Au contraire, on s'empresse de remarquer, bien avant Leibniz, que tout ce qui est est et que ce qui n'est pas est sous quelque rapport. Cette manière de s'exprimer n'est pas de Leibniz, mais de Platon, et elle découle d'une manière de mal relayer l'enseignement tronqué ou partiel des prêtres égyptiens qui ont éduqué Platon et qui avant lui ont initié Pythagoras (tout en exigeant que son enseignement demeure initiatique, soit ésotérique?).
Ce que les transcendantalistes ont voulu répondre aux nihilistes, c'est qu'il faut bien que quelque chose existe toujours sous quelque forme que ce soit. Du coup, ils ont congédié l'argumentation nihiliste fondée, selon laquelle le réel n'est pas modelé sur le modèle de l'être. Si quelque chose est nécessairement, c'est que l'Etre est sur le modèle du prolongement/englobement; et même l'on pourrait considérer que dans une certaine mesure, même si ce n'est pas la raison principale, la pluralité des dieux dans les polythéismes s'explique par l'adaptation du transcendantalisme au nihilisme : certes, quelque chose est nécessairement, mais ce quelque chose est pluriel, éclaté, multiple.
Toujours est-il qu'on explique finalement le déni du néant dans le transcendantalisme tel qu'il ressort notamment au moment où Platon refonde le transcendantalisme sous la bannière novatrice du monothéisme : le schéma transcendantaliste ne prend pas en compte la question du néant et ignore la question posée par le nihilisme. La persistance têtue du nihilisme provient de la pertinence de cette question essentielle. Le déni répond au déni. Car le déni transcendantaliste répond au déni nihiliste. Le déni transcendantaliste : le néant n'existe pas. Le déni nihiliste : ce qui n'existe pas n'existe pas, ainsi que le formule Rosset en interprétant de manière biaisée le poème de Parménide.
Le déni est la réponse que le nihilisme adresse à ce qui dans le réel est objet de scandale : que ce qui est soit inexplicable. Du coup, comme Rosset le note dans sa Logique du pire, mais pour s'en féliciter, le nihiliste agit en terroriste : selon lui, ce qui ne s'explique pas n'existe pas. Dans la question du réel, l'infini se trouve dénié pour ne conserver que le fini. Ce que le déni ne supporte pas, c'est la contradiction : ce qui n'existe pas existe. Le nihilisme décrète que ce qui n'existe pas n'existe pas.
Platon n'a qu'à bien se tenir. Leibniz aura beau jeu de rappeler par sa célèbre formule que rien n'existe pas (pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?). Le secret auquel transcendantalistes et nihilistes refusent d'accorder l'attention, c'est la dissociation de l'existence et de ce que les transcendantalistes nommeront l'essence (l'Etre). Vaste débat qui poussera d'éminents historiens de la philosophie à se demander si l'essence précède ou non l'existence. Les nihilistes tiennent que l'existence existe seule et qu'aucune essence ni ne préexiste ni n'existe (suivant la querelle entre nominalistes et réalistes au Moyen-Age).
Mais entre ces deux positions fortes il est une troisième voie qui estime que l'existence dans le sensible ne renvoie pas au même réel que ce qui complète le sensible. Pas d'absence pure, pas d'existence transcendantaliste. L'actuelle montée impressionnante de l'incertitude liée à la fausse incertitude n'indique pas seulement l'essentiel (que le système ontologique immanentiste est faux); elle rappelle aussi que les phénomène ne suivent pas une courbe proportionnelle, mais surviennent avec des accès d'accélération et de brusquerie (de discontinuité) qui signalent que les phénomènes ne se produisent pas de manière quantitativement harmonieuse, mais de manière explosive, par l'introduction d'infini insécable dans le fini.

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