dimanche 17 octobre 2010

Les asservis


Je visionne un passage du film de genre mafia Les Affranchis. C'est un des poncifs du genre que de verser dans la grandiloquence sous couvert de pratiquer l'éloge ambigu du milieu mafieux. Pour que le film fonctionne, il convient que les profils des personnages mafieux soient enjolivés et attirent la fascination. On dira d'eux qu'ils sont violents, mais cette reconnaissance péjorative contribue à leur attribuer une domination dans l'immédiat, qui est quoi qu'on en dise positive. La fascination est positivité paradoxale, mais elle n'est pas condamnation.
On crée un espace positif hors de la loi (voire de la morale). On indique qu'il existe un espace non reconnu qui peut être positif tout en étant illégal. L'idée cardinale consiste à affirmer que cet espace est formé de ceux qui font les lois et qui se trouveraient du coup au-dessus d'elles (et des hommes du commun suivant la loi). Dans cette mentalité, ceux qui sont au-dessus des lois sont aussi dans l'illégalité, des sortes de supermafieux, qui reprenant la perversité de certains dieux antiques s'arrogent tous les droits du fait de leur pouvoir. Raisonnement typique du pervers : il existe finalement, tout bien considéré, une positivité dans la négativité.
Pourtant, avec une connaissance sommaire de ces milieux, personne n'osera que la réalité des mafias suscite la fascination ou l'engouement. Les criminels sont des individus destructeurs et effrayants, et ce n'est que par une réécriture rétrospective que l'on en vient à mythifier la figure du bandit en le parant de traits qui sont illusoires et qui permettent finalement, in extremis, de lui conférer une perception pour partie positive.
C'est l'idée selon laquelle l'honnêteté du bandit est supérieure à l'honnêteté classique. Manière d'insinuer qu'il existe une honnêteté supérieure et élitiste, incompréhensible au vulgaire, qui n'est pas accessible par la majorité et qui lui est supérieure. Cette première croyance (qui engendrera l'éloge de l'amoralisme de type nietzschéen) est d'autant plus fausse qu'elle révèle une texture nettement oligarchique. Mais manière aussi d'affirmer la supériorité du néant sur l'être dans l'imbrication du néant et de l'être dans l'expérience. La portée morale du mythe du bandit au grand coeur recoupe l'ontologie : il s'agit d'affirmer la supériorité de ce qui n'est pas moral sur ce qui l'est, et d'asseoir cette constatation sur le substrat ontologique (avec l'existence du néant qui vient appuyer et corroborer la remarque de portée pratique).
Comment expliquer cette mode vivace et continue pour le film de genre mafieux - cette fascination de l'illégalité dans un mode de légalité forcenée? Ne serait-ce pas qu'au-delà de la fascination pour tout ce qui est illégal, que l'on peut interpréter comme fascination pour ce qui n'est pas dans tous les sens du terme, le cinéma hollywoodien met en scène une évolution propre à l'Occident, en particulier aux Etats-Unis? Cette évolution sanctionne l'oligarchisation de la société, qui se traduit par l'adoption des codes mafieux sous une forme sublimée et mythifiée.
D'où cette omniprésence de la mafia ou d'une manière plus générale de la loi du plus fort méprisant la loi. D'ordinaire, une société qui fonctionne adéquatement expulse vers ses périphéries ou ses marges les formes d'illégalité et de parasitisme On peut comprendre le phénomène mafieux comme le fait de parasiter un organisme ou un nid, aux dépens duquel on subsiste tout en le détruisant à petits feux. C'est une définition qui correspond en fait beaucoup mieux à ce qu'est l'identité impérialiste ou oligarchique. On parle souvent de nos jours de délinquance en col blanc.
Ce symptôme identifie le plus inquiétant : quand les phénomènes mafieux quittent les marges d'une société pour gangréner peu à peu son coeur et ses fondements. Dans ce cas, ce ne sont plus quelques bandits à la tête d'organisations criminelles qui de temps en temps commettent des larcins spectaculaires; ce sont plutôt des institutionnels qui officialisent la mafia et qui la font passer de régions périphériques au coeur du système. C'est cette évolution catastrophique que signale l'engouement pour les films de mafieux, aussi intéressants soient-ils.
Le succès implique que l'on pointe du doigt une réalité déniée. Réalité : le fonctionnement mafieux s'installe au pouvoir dans les Etats d'Occident. Déni : on fait comme si les histoires de mafia dénotaient un phénomène marginal, et surtout pas un phénomène crucial du moment. Mais le phénomène mafieux n'est mis en valeur que parce qu'il est passé petit à petit des marges au coeur. La fracture historique dans l'histoire contemporaine est sans doute intervenue quand le pouvoir américain a cru bon d'utiliser les mafias américano-italiennes pour reconquérir certaines parties de l'Europe du sud.
C'est toujours de cette manière que se produisent les pactes - avec le diable. Dans le court terme, on trouve un accommodement; rapidement, l'arrangement se retourne contre celui qui l'a contracté. Car le diable ne rend jamais service sans compensation. Le mafia est d'essence diabolique. C'est ce secret que les films de mafia se gardent bien se sortir - et c'est pourquoi ils demeurent des films de portée mineure.

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