mardi 19 octobre 2010

Saint Néant

La question du néant n'est pas une question neuve, mais une question déniée. Elle est posée avec une pertinence impressionnante par Saint Anselme, qui est célèbre pour sa preuve de Dieu et qui récidive une fois encore avec une méthode qui pourrait être nommée langagière : ce qui existe dans le langage n'existe-t-il pas - dans la réalité?
Saint Anselme affirme en gros : "Chaque signification est signification de ce qui est; et "néant" signifie quelque chose. Donc "néant" est signification de ce qui est, c'est-à-dire d'une chose existante." En distinguant entre la chose existante et ce qu'on en dit, Saint Anselme prétend résoudre le problème posé par Platon. Sa distinction ne sort guère d'une conception platonicienne ou néo-platonicienne matinée de théologie chrétienne.
Platon ne nie pas l'existence du néant, tant s'en faut, mais prétend au contraire faire violence à la lettre parménidienne en accordant une certaine existence au néant. Dans son ontologie, le néant tient la place de l'autre, puis seulement du faux (contrairement à ce que prétendra Aristote, jamais en manque de perfidie à l'encontre de son maître). En gros, Platon affirme que le néant existe et le subordonne à l'Etre (aux Idées). Il n'existe pas de vide ou de néant à proprement parler dans ce schéma, mais quelque chose qui est du néant et qui est sous la coupe hiérarchique de l'Etre.
A l'encontre de ce schéma, le schéma nihiliste le plus explicite est celui que laissent apparaître un Démocrite ou un Gorgias, malgré les différences qui existent entre eux. Ce schéma peut se résumer comme suit : il existe une opposition irréconciliable et inexplicable entre ce qui existe et ce qui n'existe pas. Ce qui fait que le nihiliste comprendra que ce qui n'existe pas n'existe vraiment pas - et tant pis pour la cohérence de cette assertion.
La différence entre le nihiliste et le transcendantalisme est extrême - l'opposition ontologique par excellence : d'un côté, le transcendantaliste estime que ce qui n'existe pas existe de quelque manière (à la suite de la tradition de Platon); de l'autre, le nihiliste tient que ce qui n'existe pas n'existe pas (comme l'affirma Démocrite avec l'école atomiste d'Abdère). Il importe de comprendre que le néant nihiliste est incompréhensible et indéfinissable. Irrationnel.
La seule chose que l'on peut en signifier, c'est qu'il est antagoniste à l'idée d'ordre et d'être que nous nous faisons. Raison pour laquelle un Hésiode dans l'Antiquité exprime par l'entremise de la poésie métaphorique ce qu'est le néant : désordre ou indétermination. Rosset a écrit un petit texte intitulé En ce bordel (à la suite du Régime des passions je crois) et qui porte sur la prééminence du désordre sur l'ordre.
Entendu ainsi, le désordre est une définition irrationnelle en ce qu'elle ne définit rien (mise en abîme de la définition par rapport au nihilisme). Car le désordre est un système purement négatif où le préfixe -dés s'ajoute au terme ordre pour signifier son contraire ou son inverse. En sorte que le désordre ne veut rien dire d'autre que le négatif de l'ordre. On définit le désordre à partir de l'ordre. On définit le néant à partir du réel.
C'est peut-être la raison pour laquelle les nihilistes se réclament tous du réel alors que leur programme effectif contribuerait à dissoudre leur réel dans le néant. Toujours est-il que le néant nihiliste est indéfinissable et irrationnel, tandis que le néant est défini rationnellement par les transcendantalistes, à l'image de Platon. Mais chacun avec leur différence, on pourrait citer Plotin le néo-platonicien ou Saint Augustin le théologien chrétien (et d'autres du même courant) qui proposent leur définition d'obédience transcendantaliste.
D'ailleurs, au fil du temps, on pourra retrouver comme ligne de démarcation permettant de révéler le nihilisme dénié le refus de définir le néant (corrélé à l'affirmation de la recherche du véritable réel). Un Aristote est passé maître dans cette argutie qui dénie le néant et qui propose comme masque de ce déni éclatant la revendication du réel, du pragmatisme, de l'efficacité. Aristote passerait presque pour le penseur honnête et préoccupé de concret, voire de clarté, quand Platon serait un doux rêveur; plus ou moins un dogmatique intolérant et fanatique.
Qu'un nihiliste puisse passer pour réaliste ne se comprend que parce qu'il expurge du réel réduit au sensible le néant par la définition qu'il produit de ce néant : l'antagonisme indéfinissable. Alors que le transcendantaliste s'oppose au nihilisme atavique (en tant que réaction seconde) par le fait qu'il essaye de définir le néant, soit de l'intégrer à l'Etre. Un Plotinira encore plus loin en subordonnant l'Etre à l'Un entendu comme néant (de type platonicien).
Pourtant, Plotin est tout sauf un nihiliste mais la récupération que les nihilistes font de Plotin (comme de Leibniz dans la modernité) en dit long sur l'effort du transcendantalisme pour s'affronter au néant. S'il n'y parvient, c'est moins par mauvaise volonté (ou mauvaise foi), comme on l'entend chez Platon, que par incapacité à intégrer le néant dans le système de l'Etre. Sans doute est-ce la raison profonde de la crise actuelle : alors que l'immanentisme ne peut que s'effondrer, comme toutes les constructions nihilistes, la limite du transcendantalisme a été atteinte.
L'Etre est caduc et ne parvient plus à faire sens. Si l'on en revient à Saint Anselme la limite transcendantaliste est atteinte chez ce vénérable Père d'Église. Saint Anselme croit résoudre le problème du néant en distinguant entre ce qui est et ce qui en est dit. Mais cette distinction entre le rien et le presque quelque chose fait aussitôt réapparaître le néant, de même que la solution platonicienne, de loin la plus profonde (l'être est l'autre), qui en intégrant le néant dans la hiérarchie de l'Etre dissout l'Etre par une absence de définition suspecte. De sorte que nous avons d'un côté une imperfection positive; et de l'autre, une imperfection négative qui se donne comme perception positive. Le néant nihiliste prétend être le véritable réel, le réel abordable et expérimentalement concret, alors qu'il est une réduction du réel qui fait réapparaître dans le déni le néant avec à l'horizon.
Malgré l'erreur nihiliste, reste que le nihilisme fait apparaître la question essentielle qui manque dans le système transcendantaliste et qui explique que le transcendantalisme bloque historiquement aux portes de la Terre : soit réfuter catégoriquement le néant, soit l'intégrer de manière ambiguë dans les médiations de l'Etre. Sans s'en apercevoir, par suite de sa trop grande virtuosité dialectique, Saint Anselme monter surtout que la question du néant n'est pas une question vide de sens, mais la grande question déformée par le transcendantalisme et posée de manière fausse par le nihilisme.

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