mardi 5 octobre 2010

Serres-tête

« Le savoir rend heureux, le savoir rend libre ».

Je retrouve le point de vue que le philosophe Michel Serres a délivré dans un numéro du Monde (du 22 décembre 2009) peu de temps après le sommet de Copenhague.
http://www.europesolidaire.eu/article.php?article_id=418
Depuis lors, il semblerait que le quotidien de référence de la gauche libérale française ait mis un peu d'eau dans son vin, soit ait consenti à envisager que la thèse du réchauffement climatique due à l'homme et soutenue par le GIEC soit contestable (puisqu'elle est contestée par de nombreux et éminents scientifiques). Ce changement de perspective qui consiste à reconnaître la contestation sans l'affubler de noms d'oiseaux (complotistes, négationnistes...) est notamment dû à la gradation de la crise financière qui contraint à l'adoption du principe de réalité élémentaire.
Dans le cas de la doctrine promue par les piliers de l'Empire britannique (d'ordre financier spéculatif), cette contestation rappelle qu'à de nombreuses reprises et sur des sujets majeurs le GIEC s'est trompé ou a menti. Ce n'est pas gênant. C'est consternant. A l'heure actuelle, un débat scientifique a lieu à l'Académie des sciences en France : il implique que l'on reconnaisse enfin la possibilité du débat, alors que précédemment cette éventualité engendrait des crises d'hystérie et de quolibets.
Ce changement de ton et de mentalité du Monde ne signe pas seulement l'adaptation pénible de certaines élites sociales actuelles, encore largement réductrice à la réalité, qui tourne autour de la crise culturelle que nous traversons (et que ces caisses de résonance médiatiques présentent comme une grippette financière). Désormais, les points de vue de prestigieux institutionnels comme les climatologues du GIEC ou le philosophe académicien Serres sont largement discutés, quand ils ne sont pas passés sous silence tant ils sont embarrassants. Il n'est pas bon de révéler la faillite (la médiocrité) des élites qui nous représentent.
Revenons à nos moutons, si ce n'est à notre brebis. Serres présente toutes les lettres de crédit, pardon, de noblesse, pour figurer parmi les voix autorisées. Mais ces titres de gloire intellectuelle, qui lui confèrent un crédit social à partir de la détermination intellectuelle, sont tout à fait surévalués quand on s'avise qu'ils sont médiocres ou faux. C'est gênant pour un philosophe présenté comme profond et avant-gardiste, de se tromper au point où Serres se trompe. D'un point de vue purement philosophique, débarrassé des oripeaux de la gourme sociale, Serres n'est pas un philosophe.
Non seulement on confond la création et le mimétisme, la philosophie et l'histoire de la philosophie, mais en plus on parle ici d'un historien de la philosophie qui comme tel se fait passer pour philosophe - et qui de surcroît se trompe? Fermez le ban? Notre histrion de la philosophie n'est pas seulement emblématique de la mode qui consiste à faire passer l'écologie pour l'avant-garde de la pensée en ce que la pensée ne l'aurait pas encore pensée. Serres fait rien moins ici que l'apologie du fascisme vert, qui est la nouvelle forme de fascisme qui se prépare et qui pourrait éventuellement advenir au cas où les conditions d'accession au pouvoir seraient remplies.
Il faut vraiment être aveugle pour ne pas voir que le pédigrée de Cohn-Bendit, Al Gore ou le prince Philippe d'Edimbourg, des ténors de l'écologie internationale, n'incline pas vraiment vers la générosité philanthropique et les préoccupations écolos. Mais si l'on s'avise que l'histoire ne se reproduit pas sur un mode linéaire, mais que les mêmes principes surgissent sous des figures phénoménalement différentes, le fascisme historique a peu de chance de revenir sous la même mouture, surtout dans une fréquence aussi courte.
Qu'est-ce que le fascisme? La définition scolaire, n'en déplaise à ceux qui font mine de ne pas la remarquer, est terrible : c'est quand des intérêts privés s'emparent du contrôle de l'Etat. Selon cette définition, les démocraties libérales occidentales sont très avancées dans le pré-fascisme, puisque ce sont des intérêts financiers qui décident et qui contrôlent les politiciens sensés être élus.
La dictature, qu'elle soit fasciste ou qu'elle suive d'autres modes, intervient toujours pour des raisons vertueuses. D'ordinaire, ces raisons vertueuses sont démasquées parce que la vertu rejoint sa première acception, qui est la violence : sauvegarder la sécurité de l'Etat par tous les moyens. La violence contre la violence, c'est une récurrence qui fonctionne, mais qui rationnellement repose sur la supercherie. Du coup, le meilleur moyen de légitimer la tyrannie est de lui conférer une portée rationnellement morale : le péril écologique est tout indiqué parce qu'il est impossible de dénoncer le souci écologique chez ceux qui en font profession.
Par ailleurs, l'écologie comme fin de l'ontologie humaine signale une réduction intransigeante typique du dernier stade de l'immanentisme terminal : quand l'écologie supplante la question politique et devient la fin des questions, au point de devenir une forme de religion particulièrement simpliste, c'est le signe que l'on se situe dans une évolution progressiste de la conception des choses, mais d'une forme de régression.
Serres appartient à ces penseurs qui ont senti le potentiel philosophique que pouvait prendre la question écologique. Comme ils n'ont guère d'idées originales et qu'ils compensent par une excellence académique incontestable leur carence créatrice, ils enragent de s'avouer qu'après cinquante ans de réflexion et au moins autant d'ouvrages pars dans les meilleurs collections, ils seront tout bonnement oubliés comme le sont toujours les répétiteurs, aussi scrupuleux et compétents soient-ils.
Il ne suffit pas à Serres d'avoir sauté à pieds joints dans l'arnaque écologiste, ni d'avoir activé le mécanisme de la réduction ontologique sous prétexte de prétendre à l'originalité; encore lui faut-il expliciter à quel type de philosophie il appartient. Notre homme est grand professeur émétite dans une prestigieuse université américaine? Toute son attitude évoque l'intellectuel oligarque.
Mais loin de se contenter de prôner une vague révolution intellectuelle de type écologiste, Serres enfonce le clou et montre ce qu'est l'option écologique dans le spectacle philosophique, scientifique et politique : un masque vénitien pour légitimer le cheval de Troie de l'oligarchie. Que propose en effet Serres pour permettre à l'écologie décroissante de fonctionner alors qu'elle a subi un camouflet retentissant au sommet de Copenhague? "Je disais tout à l'heure que le sommet sur le climat a montré les limites du politique, mais il faudrait aussi parler du scientifique. Jamais ces 192 personnes ne se seraient réunies s'il n'y avait eu derrière elles les travaux du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), c'est-à-dire les savants."
Cette apologie débridée et inconditionnelle du GIEC avant qu'on ne mette en évidence des erreurs énormes et délirantes, des cas de manipulation pour le moins surprenants ou des configurations douteuses de programmes informatiques (lire notamment le témoignage du mathématicien Benoît Rittaut sur ce sujet) énonce un cas de scientisme éhonté, ou le postulat selon lequel la science délivrerait des résultats incontestables par une méthode sûre et balisée.
L'épistémologue Lecourt, qui ne détient certainement pas la vérité, mais connaît son histoire, a rappelé opportunément que l'histoire des sciences était jonchée de polémiques sur des questions capitales et que par ailleurs ce n'était pas le consensus ou le partage démocratique qui fondaient la vérité de type scientifique.
Serres, qui pourrait au moins avoir l'honnêteté de rappeler des évidences épistémologiques qu'il ne peut pas ne pas savoir, précise sa position scientiste, qui consiste à estimer que les résultats du GIEC sont incontestables et scientifiques, alors que s'ils sont scientifiques ils sont loin d'être incontestables (d'ailleurs justement contestés par nombre de scientifiques de premier plan et de politiques lucides et bien informés) : "Deux groupes de personnes sont donc en jeu : un groupe d'experts qui savent mais qui ne sont pas élus, et un groupe d'élus qui ne savent pas. Pour avancer, il faudra inventer une reconfiguration de ces deux profils. Celui du politique comme celui du scientifique, dont l'implication dans la vie de la cité est aujourd'hui absolument nécessaire".
Ami lecteur, relis cette dernière citation. Car c'est ainsi que le principe oligarchique s'infiltre dans la vie de la cité : par insinuation et sophisme subreptice. L'amalgame consiste à associer de manière indue ce qui est faux avec ce qui n'existe pas encore. On profite de l'incomplétude ontologique pour intenter le coup de force du mensonge. En l'occurrence, Serres soutiendrait un principe réel (envisageable) si sa distinction entre le groupe des politiques et celui des scientifiques était vraie. Mais cette distinction est aberrante : car s'il est vrai qu'en démocratie les politiques ne savent pas tout en étant élus, il est ridicule d'estimer que les scientifique sauraient - eux (tout en n'étant pas élus).
Voilà comment on dynamite la démocratie à partir de la démocratie et qu'on la remplace par un principe d'oligarchie qui mène vers la tyrannie. En réalité, les scientifiques ne savent pas davantage que les politiques (la vérité) car la méthode scientifique tout en réduisant le réel à l'objet d'étude suppose une recherche constante et une remise en question indéfinie. C'est ainsi que l'on instille le venin du fascisme dans la démocratie : par l'apologie débridée et mensongère de ceux qui sauraient alors qu'ils ne savent pas.
Serres le professeur de philosophie pontifie d'autant plus à propos de la mutation ontologique de l'écologie qu'il a oublié une maxime de base de la philosophie : que je sais que je ne sais pas. Au passage, on appréciera l'éloge immodérée de l'expert, cette figure tutélaire de l'immanentisme terminale en ce qu'incarne le principe de vérité enfin atteint.
Il s'agit bien sûr d'une grossière supercherie. L'expert est la figure trompeuse du savant oligarchique qu'un Aristote savant tous-terrains commençait à incarner. Les sophistes étaient des érudits. Mais l'expert ajoute à ce culte du savoir l'idée selon laquelle il personnifierait la figure du savant une fois que le savoir s'est achevé (dans une forme fanatique de posthégélianisme). Déjà un Aristote soutenait l'hypothèse d'un savoir fini dans un réel fini. L'expert estime sans doute qu'avec l'immanentisme les erreurs du nihilisme antique ont été corrigées et qu'en quelques siècles (depuis Spinoza), on est parvenu au stade de la vérité qu'il incarne.
Un Serres semble souscrire à cette croyance simpliste et naïve : l'expert est arrivé et son règne coïncide avec l'avènement de la mutation écologique. Que c'est illogique. La seule logique dans ce fatras fixiste, c'est qu'un Serres est un expert de l'histoire de la philosophie et qu'il conçoit finalement la pensée comme la philosophie. De même que l'historien de la philosophie réduit la philosophie au savoir des pensées passées, de même l'expert réduit la connaissance (dynamique) au champ du savoir passé et fixe.
Alors qu'il était encore difficile en France il y a environ un an de remettre en question l'incertitude présentée comme certitude scientifique et capitale, avec un peu de temps et quelques zestes de démystification, on a relu cette intervention de Serres pour ce qu'elle est : le gage oligarchique accordé à la supercherie. Cette supercherie écologique repose sur la supercherie ontologique : le mythe du réel fini se superposant avec le mythe du désir complet.

Aucun commentaire: