vendredi 4 décembre 2009

Exclusif

Ce n'est pas en propageant les idées reçues qu'on lutte contre les idées reçues.

"Il est dans la nature je dirais du type de réflexion que construit et que mène Nietzsche qu'il suscite des préjugés, des idées reçues et des résistances. Nietzsche en était parfaitement conscient lui-même, je pense à un très beau texte du Livre 5 du Gai savoir dans lequel il pose cette question : est-ce que nous nous sommes jamais plaints d'être méconnus, mécompris, interprétés de travers? La réponse est non et Nietzsche ajoute même : et nous savons qu'il en sera ainsi pour très longtemps. Alors il ne faut pas accepter les idées reçues, il faut les combattre et c'est pour ça que je dis que je ne souhaite pas pour ma part qu'elles disparaissent, aucune d'entre elles, pour qu'il y ait précisément quelque chose à combattre. Ceci est tout à fait dans l'esprit de la pensée nietzschéenne. C'est toujours par la lutte contre les paresses, les préjugés, les déficiences, les insuffisances que l'on parvient à se surmonter et éventuellement à créer quelque chose qui soit grand et qui est le lys [?] de la vie humaine."

Patrick Wotling, interview vidéo à l'occasion de la sortie de son Nietzsche 2009.

Dans la vidéo de présentation de son livre intitulé idées reçues, un ouvrage bourré d'idées reçues (paradoxe si explicable), notre commentateur national Wotling explique pourquoi Nietzsche est le grand penseur actuel coopté par le système occidental libéral et démocratique - pardon, le grand penseur rebelle, marginal et subversif. Il serait temps de démasquer l'imposture de la récupération systémique, qui consiste à présenter comme rebelles et incomprises les valeurs les plus à la mode. C'est la ruse à laquelle recourt un Wotling en tant que représentant de son sérail ultraacadémique et prestigieux (la plupart des commentateurs nietzschéens sont issus du petit monde d'Ulm) qui se voudrait rebelle dans la mesure où il est reconnu par ce qu'il y a de plus académique en France.
Wotling est le commentateur hyperacadémisé du penseur qu'il présente comme le plus marginal. C'est une posture assez adolescente et postromantique qu'un Baudelaire avait expliquée. Les ados suivent la mode dans la mesure où la mode est toujours conçue par leurs bons soins comme marginale et transgressive. L'opposition adolescente est systémique en ce qu'elle conforte le système de valeurs auquel elle s'oppose. Ainsi Nietzsche le transgressif est typiquement le penseur à la mode d'Occident. Aucune référence n'est plus célébrée, louangée, adulée.
Qui n'a pas sacrifié à la lecture enthousiaste de Nietzsche? Heidegger? Deleuze? Foucault? Les penseurs les plus célèbres/célébrés de notre contemporanéité postmoderne sont des nietzschéens déclarés. Les critiques systémiques sur Nietzsche sont positives, voire dithyrambiques. La propre critique de Wotling n'échappe pas à la règle. Les postmodernes s'étaient chargés de réconcilier Nietzsche avec les valeurs gauchistes présentées comme contestataires et antilibérales. Un proto-marxisme vague et touffus (comme un rhizome de Pâques?) qui dépassait le marxisme. Wotling se fait fort de réconcilier Nietzsche avec le libéralisme du système. A mesure que les idéologies s'effondrent, Nietzsche est récupéré par l'idéologie dominante et exclusive.
Il est vrai que Nietzsche est un partisan acharné de la réconciliation par-delà les oppositions. Chez Nietzsche, l'unicité prime sur l'opposition. Normal que la pensée unique de facture libérale reprenne le penseur unique qui est d'autant plus favorable au système qu'il dégage le parfum de la marginalité géniale et incomprise. Tu parles d'une posture postromantique! Au fait : qui est Wotling? Normalien, agrégé, professeur des Universités, c'est l'emblème d'une réussite académique. Normal que le philosophe du système défende les valeurs du système. Chez Wotling, cette propension anticritique et partisane se fait carrément sans masque et sans prétexte.
Certains ont au moins la pudeur d'afficher leurs convictions gauchistes ou critiques à l'intérieur du système. Pas Wotling qui estime sans doute que la critique la plus sagace de Nietzsche concorde avec la réconciliation apaisée entre les thèses impétueuses et bouillonnantes de notre philosophe et les valeurs orthodoxes du libéralisme. L'un des grands chevaux de bataille de Wotling consiste à réconcilier Nietzsche avec la démocratie.
L'autre à expliquer que l'actualité nietzschéenne débordante n'obère en rien la prévision de Nietzsche himself sur son caractère posthume et incompris. Pourtant Nietzsche s'est manifestement trompé puisqu'il a suffi de trois générations environ pour que le reconnaissance éblouissante ne parvienne de tous côtés. Heidegger qui n'était pas le plus obscur des philosophes s'en est chargé avant la Seconde guerre mondiale. Les postmodernes français après. En fait, on voit mal en quoi Nietzsche ne serait pas le penseur à la mode de notre beau système philosophique actuel.
Le propre de ce système consiste à abonder en pédanteries mais aussi à exprimer la transformation de la philosophie classique (penser par soi-même) en une philosophie universitaire où les experts prestigieux et compétents sont des historiens de la philosophie (répéter par soi-même). C'est une déformation qui est tout sauf anodine et qui est surtout inquiétante. Car si les philosophes sont des perroquets (voir le cas de Wotling), la philosophie n'existe plus et la conception de la pensée tient dans la répétition la plus stéréotypée. Comment s'étonner dès lors du caractère si caricatural du petit livre critique de Wotling, dont le plus hilarant sans doute est qu'il prétend lutter contre les idées reçues?
Ce n'est pas en propageant les idées reçues qu'on lutte contre les idées reçues. Wotling se contente de retenir abusivement les opinions les plus caricaturales (du style : Nietzsche serait un nazi dominateur et violent) pour mieux en les réfutant imposer par la rhétorique ses idées reçues personnelles, qui tiennent toujours à la propagande systémique. Les idées reçues de Wotling succèdent aux idées reçues qu'il retient sur Nietzsche et qui sont un marronnier des idées proto-nazies/fascistes/nationalistes.
Pour se dédouaner de toute critique contre sa critique pourtant si partisane et partiale, Wotling a recours à un argument typiquement pervers - tout à fait circulaire. Dans la vidéo dont il accompagne son impérissable petit livre ultracritique et ultra-objectif, Wotling explique avec une condescendance rare que la critique contre Nietzsche et contre ses commentateurs est inévitablement et finalement positive. Loin d'encourager l'esprit critique et l'émulation intellectuelle, elle serait au contraire le symptôme de la supériorité de Nietzsche (et de ses commentateurs), ainsi que de l'incompréhension nécessaire que ne manque pas de susciter une pensée si élevée.
Ben voyons. Qui se mouche avec le coude? Certainement pas notre commentateur parfait (c'est-à-dire ulmien) au look si conformiste et lisse. Pourtant, son argument est particulièrement pervers en ce qu'il consent à la critique au nom du refus de la critique. Toute critique est disqualifiée par ses bons soin à l'avance. Me revient en tête ce que rapportait Rosset de la perversité d'Althusser, qui, prisonnier dans un camp allemand durant la Seconde guerre mondiale, trouva un moyen original et irréfutable de s'en libérer : décréter qu'il était libre malgré son emprisonnement.
De même Wotling décrète-t-il avec bonhomie et placidité qu'il accepte la critique puisque la critique est la preuve de son incompréhension. J'accepte la critique dans la mesure où la critique est d'ores et déjà fausse et synonyme des préjugés que j'entrevois. Toute critique contre Nietzsche est forcément un reflet des préjugés-rengaines que Wotling le commentateur objectif et lucide distingue dans sa science de surhumain égaré au milieu du troupeau des faibles critiques.
Cette critique des faibles est-elle fiable? Point du tout. Une critique qui ne supporte pas la critique n'est pas une critique très solide. Pour parodier Nietzsche, le besoin d'une critique puissante n'est pas la preuve d'une critique puissante. Quand on l'a, on peut se payer le luxe du scepticisme. Wotling a trouvé un argument fanatique discréditant toute critique : au lieu de réfuter la critqiue, il convient de la laisser s'épanouir en la discréditant à l'avance. Tant que toute critique est fausse, critiquez. La critique négative de Nietzsche est le reflet des préjugés, de la paresse ou de la bêtise.
Nietzsche est au-dessus des critiques. Problème : les rares qui liront le petit ouvrage pseudo-critique de Wotling seront surpris de constater que Wotling enfonce des portes ouvertes en ce qu'il critique des critiques elles-mêmes discréditées. Le meilleur exemple est encore la pseudo-démystification de la récupération nazie plus ou moins initiée par la propre sœur du philosophe quand celui-ci était fou. Le plus grave dans le geste inconséquent de Wotling, un rien puéril aussi, c'est qu'il n'accepte de critique qu'à partir du moment où les critiques sont favorables à Nietzsche, en particulier à sa grandeur, sa supériorité et sa finesse inégalables. Je sais bien que c'est une manière pour un historien frustré de se donner une petite part du prestige philosophique.
Quand on passez sa vie à lire et lire les textes des autres, ce doit être pénible d'être un maître célébré de la philologie sorbonnarde entendre une petite voix au fond de soi (du Soi?) qui vous répète qu'en fait cette reconnaissance académique si réconfortante n'est rien en comparaison de la créativité. Il faudrait démasquer les répétiteurs, non pour les supprimer, mias pour les distinguer une bonne fois pour toutes des créateurs. En philosophie, un commentateur de philosophie n'est en aucun cas un philosophe.
La vraie critique à retenir contre notre commentateur archétypal et célébré (pour quelques années seulement) par le système universitaire qui est le mirage aux alouettes des idées, c'est qu'il dresse l'amalgame entre la critique de Nietzsche et le christianisme. Après le nazisme - le christianisme. La porte ouverte, puis - la porte étroite. Le nazisme était atroce. Le christianisme est dépassé. Même si un Wotling nous explique que finalement Nietzsche est d'une telle tolérance qu'il est au-dessus du christianisme (plus que contre, attention!), les engagements de Nietzsche contre la religion dominante de son milieu sont explicables par ses positions immanentistes.
Nietzsche condamne Platon et le christianisme, qu'il assimile ouvertement sur l'essentiel. Pour Wotling, il semblerait que la critique contre Nietzsche soit disqualifiée au motif qu'elle est soit l'émanation de milieux extrémistes, soit des milieux chrétiens. Dans le premier cas, Wotling se montre incisif, car en tant que figure du milieu universitaire, il n'est pas question de cautionner le nazisme. Bravo! Quel courage! Être antinazi dans la France libérale du vingt-et-unième siècle de calendrier chrétien, c'est une position courageuse et rare.
Afficher son dépassement du christianisme et sa supériorité par rapport aux religions est tout aussi stéréotypé. Le refus de la critique (au nom de la fausseté de toute critique négative) est ainsi amalgamé au mépris latent du christianisme. S'il est certain qu'on ne peut être nazi sous prétexte que le nazisme est discrédité, il est tout aussi certain que mieux vaut être chrétien que nietzschéen. En plus, par les temps qui courent, en régime de laïcité démocratico-libérale, où l'on estime que le phénomène religieux a été dépassé, le vrai geste subversif consisterait à être chrétien. Pas nietzschéen. En tout cas, à rappeler que le message chrétien est très supérieur d'un point de vue culturel à la vulgate nietzschéenne, surtout propagée avec une faiblesse inquiétante (l'excellence répétitive) par des commentateurs aveugles et moutonniers.
La morale de cette histoire, c'est que je voulais écrire une note sur le religieux, avec une thèse précise : on ne saurait supprimer le religieux au motif de ses dévoiements. - et le remplacer par les dévoiement très supérieurs de l'immanentisme. Finalement, je retombe sur mes pattes de vilain petit canard connard, parce que les carences nietzschéennes sont très supérieures aux carences chrétiennes. Mieux vaut vivre en régime chrétien qu'en régime nietzschéen, n'en déplaise à ce fard de l'édition parisianiste, qui un jour où il avait régurgité son café sans doute proposa sans aucune fatuité de remplacer le calendrier chrétien par un calendrier nietzschéen.
Par-delà le rôle primordial de la critique face à l'immanentisme fanatique, il est urgent de comprendre que si le christianisme est dépassé, si le monothéisme est dépassé, si le transcendantalisme est dépassé, il importe de refonder la suite du religieux classique, car sans religieux, pas de culture. Sans religieux classique, du nihilisme. Sans culte, pas de culture. Les idées les plus profondes sont toujours inspirées par la démarche religieuse. C'est cruel pour ceux qui estiment avoir dépassé le religieux, tout ce chemin qui ne mène nulle part, sauf au fond du ravin, mais le dépassement immanentiste ressortit du déni et de la vanité. Le jour où ce prophète maniaque a publié l'Antéchrist, il a au moins contribué à propager un message clair : c'est dans les traces du Christ que se noue l'avenir de l'homme - pas sous la tunique exaspérée d'un Nietzsche et de ses zélateurs roboratifs.

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