mercredi 9 décembre 2009

Externet

"Le système va changer! Il faut que le système change! Et il faut que les écrivains soient conscients qu'ils doivent changer ce système. C'est à eux de le faire. C'est pas les éditeurs qui vont le faire!(...) Les lecteurs sont responsables pour une grande part de l'incompréhension de l'écrivain par la critique!"
Marc-Édouard Nabe, Café littéraire, France 5, 13 avril 2009.

On interne quand Gutenberg?

On entend critiquer Internet. Qui critique? Toujours les mêmes. Des experts sentencieux et statisticiens qui vous entretiennent doctement des risques d'Internet, la pornographie, la pédophilie, la violence, la mauvaise liberté, les risques pour nos chères têtes blondes... D'où critiquent-ils? Quand le système critique, c'est qu'il entend récupérer la critique. Jugement à préciser (grandement) : le changement vient du centre, jamais des périphéries. Le centre du système n'est pas le centre de la mode du système, mais le centre de la mentalité - du système. Internet a été produit au départ par les militaires américains autour du Pentagone. C'est une arme stratégique de l'atlantisme qui aura produit l'innovation la plus frappante en matière d'expression depuis Gutenberg.
Communiquer a aujourd'hui un sens publicitaire assez péjoratif. Internet pourtant a niqué toutes les communications. Internet a tout niqué en fait, en premier lieu la pornographie qui sévit sur ses bornes passantes et à laquelle on aimerait tant réduire la Toile pour mieux la dénigrer et la déniaiser. Sûr : le spectacle fornicatoire est si répétitif qu'il provoque l'ennui et la pauvreté fantasmatique. L'art contre les dollars, c'est toujours l'art contre X. Internet est le nouveau lieu de l'expression, à commencer par l'artistique, qui est la plus haute forme d'expression humaine.
Dans cette conception, la forme religieuse est liée à l'art et lui est supérieure, mais c'est une forme qui se réclame d'une inspiration divine. La liberté classique est la liberté qui n'est ni finie, ni individuelle. La liberté classique contredit radicalement et vigoureusement la liberté d'obédience libérale. La liberté n'est jamais figée. La révolution Gutenberg a été radicale, puisqu'elle a propagé spécifiquement le processus protestant et qu'en fait elle a développé l'esprit bourgeois contre l'aristocratie qui sortit du fécond Moyen-Age et qui amorça l'esprit moderne.
Actuellement, les positions expertes émanent de cette mentalité bourgeoise, marchande, capitaliste, libérale, immanentiste. Le grave problème est qu'à l'époque de la révolution Gutenberg, l'impression papier et le système éditorial portent en eux le changement par rapport au système dominant tenu par les scribes au service de l'aristocratie chrétienne (pour utiliser une expression globale et fédératrice). Le papier cotre le parchemin; les éditeurs contre les moines copieurs.
Le changement est du côté de Gutenberg. L'individualisation de l'expression porte en elle le changement au départ, au moment de Gutenberg. La prise de pouvoir de cette conception est politico-artistique et se fait dans le cadre des Lumières et des Révolutions démocratiques. Au dix-neuvième siècle chrétien, cette conception se trouve institutionnalisée. Gutenberg porte le gage de la démocratisation de l'expression et du savoir. Par la suite, avec le vingtième siècle, cette conception se sclérose, spécialement après la Seconde guerre mondiale.
Un signe qui ne trompe pas vient de la faillite de la qualité : les éditeurs si influents (l'inverse du Gutenberg initial) sortent de plus en plus d'écrivains, ils progressent quantitativement, au point qu'ils remplacent la qualité par la quantité. Leur objectif devient mercantile, alors qu'il coule de source que la quantité est une fin immanentiste qui nuit gravement à la fin artistique. Il est vrai que les artistes sous le système Gutenberg remplacent les prêtres, ainsi que l'entend un Nietzsche.
C'est quand le système devient purulent et en voie de décomposition qu'il atteint la plénitude de sa puissance finie. Cas de l'Occident d'après la Seconde guerre mondiale. Dans ce système, on célèbre des écrivains moyens comme des génies (Camus, Sartre, Aron, Duras, Yourcenar...) et de décennies en décennies le niveau baisse. La nausée est atteinte avec l'avènement d'écrivains emblématiques comme les BHL ou Modiano. Et puis au nom de l'individualisme foisonnant on oublie les écrivains, leur nom, leur production. L'important devient d'éditer. Les éditeurs deviennent écrivains. Cas d'un Enthoven père, dont le fils empire la prose de la saga familiale; cas d'un Roberts, d'un Millet et d'autres impérissables cooptés du même style. Le plus charismatique de cette génération est l'insupportable, narcissique et oligarchique Sollers, qui réussit à aimer Nietzsche et le christianisme, Venise et la démocratie, Balladur et le socialisme.
Il est vrai que Sollers a une mentalité impérialiste qu'il a héritée de sa jeunesse bordelaise et néo-anglaise. Il n'est pas possible d'envisager que ce type d'écrivains figés et conformistes puissent changer quoi que ce soit. Ce qu'ils conçoivent comme principe du changement est la subversion, au point de louer les délires érotico-stylistiques d'un Sade. Selon eux, le changement passe par l'extrémisation de l'individu, au point de prôner les formes les plus radicales et poussées de l'individu-fondement.
Ces rebelles sont les suppôts du système qu'ils combattent mollement, entre nombrilisme sentencieux, libertarisme libertin, anarchisme de droite et dépolitisation germanopratine. Il n'est pas sérieux d'attendre d'un milieu conservateur, récupéré et statique, qu'il change quoi que ce soit. La critique qui surgit contre Internet pose problème en ce que c'est un grand corps malade et gangrené qui attaque le corps jeune et vigoureux de celui qu'il pressent comme son successeur inéluctable. De ce point de vue, les critiques de la mentalité Gutenberg contre Internet respirent le pathétique.
Les journalistes sont les emblèmes de ce système en ce qu'ils se réfugient dans le factuel et l'objectif pour ne rien dire, rien écrire, rien penser. Les journalistes sont les thuriféraires du système, les élitistes mimétiques et proclamés de Gutenberg. Les journaux dominants et officiels sont l'incarnation de la révolution Gutenberg. Les médias officiels expriment la mentalité officielle. Qu'est-ce qu'un médium? Ce n'est pas un hasard si la révolution Internet affecte en premier lieu les subsides des médias officiels.
Ils souffrent en tant que premier rang du bataillon Gutenberg. Mais il n'est pas raisonnable attendre que Gutenberg sécrète sa propre évolution. Le milieu Gutenberg est devenu le milieu de l'édition. On se coopte, on se choisit, on s'élit. C'est la démocratie journalistique et artistique. L'art a pour fonction de relier entre elles les idées idéologiques. L'art est devenu la caisse de résonance du système immanentiste. L'art abstrait, l'art contemporain manifestent cette propension désartique en ce que l'art dépouille ses formes d'expression pour ne porter que l'idée exsangue et désincarnée. Pour porter l'idée, rien de telle qu'une mauvaise idée. Déportez, vous n'êtes mêmes plus porteurs.
Qui vous écoute? Les bobos? Les babas? Les gogos? Les gagas. Chacun sait que le changement est nécessaire et que le changement est arrivé. Il est né, le divin changement. Bonne nouvelle : Internet. Mauvaise nouvelle : enterrer Gutenberg. Va nous enterrer? En attendant que le milieu Internet connaisse le même sort que toute forme qui s'institutionnalise, remarquons qu'Internet a plus de marge que Gutenberg.
Internet sécrète une marge de manœuvre supérieure à Gutenberg. Gutenberg permettait un choix imposé, quand Internet change les conditions du choix. On peut mal choisir, mais on a désormais le choix de choisir. Laissez choir Gutenberg! Courez les expos et les vernissages, bande de petits vernis au venin rance et sec! C'est terminé, vous êtes dépassé. Sollers au ton chuintant a des accents de vieille rombière sur la veille. Dire que ce jouvenceau maoïste est devenu un cireux ultra-libéral en dit long sur sa décrépitude d'éditeur qui joue les écrivains de premier plan. Les écrits vains, sans aucun doute.
Dire que les éditeurs sont au centre de l'expression est symptomatique d'une dérive oligarchique, soit d'une appropriation par les classes possédantes de la création. Quand les maîtres s'emparent de la création, le changement opère une farandole ironique en décentrant les conditions d'expression. Gutenberg était faisandé, sclérosé, récupéré? Changez! Le changement est venu du cœur du système immanentiste, de ces militaires qui lancent des innovations au service de la guerre. La polémique : guerre du style au service d'Internet. Interner le consensus et le compromis.
Résultat des courses : c'est le système qui s'enterre lui-même en voulant propager les conditions de son renouvellement et de sa pérennité. Réflexion sur le changement : le changement est dans l'ironie. Également dans la diminution. Certainement pas dans la synthèse surmontée. Démontez la synthèse! Mot d'ordre contre les maux du désordre. Hegel est un piètre changeur. Hegel donne le change au système immanentiste en introduisant sa pincée de transcendantalisme et en ménageant grâce à ce compromis honteux la chèvre et le chou. Hegel est la chèvre - le système?
Levez le bouc émissaire : le changement est ironique en ce que le changement est la diminution de l'antithèse. On est loin de la synthèse. On synthétise son Hegel et pendant ce temps on perd son temps. On répète, on pète, c'est saoulant. Chez Clément Rosset l'immannentiste terminal qui personnifie jusqu'à la nausée sartrienne la mentalité oligarchique et dominatrice d'obédience grande bourgeoisie cernée entre la rue d'Ulm et la Sorbonne décriée (c'est tendance d'être dans le système qu'on attaque), le changement n'existe pas vraiment.
Selon Rosset, le matérialisme ne saurait être révolutionnaire au motif que le changement fait partie du réel et que rien ne fait relief dans le champ du réel. Le changement est relégué aux calendes grecques et aux oubliettes de l'ontologie, précisément ce que Rosset reproche à la métaphysique classique concernant ses thèmes de prédilection - le hasard ou le tragique. Le système se détruit de l'intérieur et se détruit dans ce qu'il estime être son apogée et son essence.
Du coup, le changement vient de l'extérieur pour remplacer la destruction tout à fait interne. C'est ainsi que la destruction de Gutenberg vient du Pentagone - comme la destruction du 911 (avec le centre symbolique des affaires de New York il est vrai)? Les comploteurs du 911 n'ont pas compris qu'ils détruisaient leur beau joujou - comme les militaires du Pentagone n'ont pas compris qu'ils fracassaient leur Gutenberg avec Internet.
Contre la sclérose qui dose, le changement ose. Le changement d'Internet, c'est l'interactivité et le côté insaisissable. Incontrôlable et irrécupérable. Les médias traditionnels sont dépassés. Prenez le cas d'école Rue 89, un média français lancé par des sbires immanentistes de Libération, l'ancien quotidien libertaire repris par le banquier ultra-libéral Rothschild. Rue 89 essaye de se montrer plus osé pour donner le change, mais sa récupération s'est déjà fracassée contre l'incroyable vitalité et diversité des blogs. Pour récupérer Internet façon Gutenberg, il faudrait détruire Internet. Couper Internet. Aller contre l'histoire. Franchir le mur du son.
Ce qui va détruire le système immanentiste, c'est Internet. Vive le Pentagone! Gutenberg aura été une courroie de transmission vers Internet. C'était bien, Gutenberg, mais ça patine. Ça rame. Ça atteint ses limites. Ça décroît pour les meilleures raisons du monde. Le changement est au cœur du système au sens où la destruction est au cœur du système. Le changement est à l'extérieur du système au sens où le changement est au centre du système. Le changement est inscrit dans l'excellence d'un système. C'est un principe de vie et il serait naïf de croire que la vie est maintenue dans les limbes de l'individuel.
Souvent, on entend dire avec raison qu'Internet dépasse tous les sens que les analystes peuvent lui conférer. Évidemment, on a beau jeu de constater que les pires productions d'Internet émanent de la récupération par le système Gutenberg : la pornographie n'est pas le propre d'Internet, mais de l'époque immanentiste qui est pornographique de A à X. Dans les années soixante-dix, on pouvait encore miser sur le côté subversif de la pornographie. On s'est rendu compte que l'on s'était trompé de cheval depuis. Faire aujourd'hui de la subversion, c'est miser sur un bourrin perclus de rhumatismes. Un vieux canasson décati.
Notre subversion a des relents de perversion dépassés et infects. Au lieu de confondre la récupération d'Internet par Gutenberg avec l'originalité d'Internet, revenons au changement révolutionnaire qu'induit Internet. Selon Marx, la révolution exprime le changement de paradigme dans lequel les élites sont renversées par leur immobilisme. Le problème de cette définition tient dans le matérialisme de Marx qui fige le changement, en particulier les révolutions. La révolution est une profonde évolution qui a pour principe final d'amener la croissance.
Marx ne croit pas dans la croissance car il décroît. Déjà. Si le changement est dans la croissance, il est curieux d'estimer que le changement profond échappe au sens. Wittgenstein pensait que le langage n'est pas explicable. Internet serait-il supérieur aux mots de son temps? Il est vrai qu'Internet est d'ores et déjà au-dessus des maux qu'on veut lui faire porter, comme un chapeau ravalé et effrayant.
En réalité, l'opération critique d'Internet par les supports Gutenberg consiste à tenter de révoquer le cauchemar Internet, de l'assimiler et de le réduire à Gutenberg. Qu'a donc Internet que Gutenberg n'aurait pas? Formellement et factuellement, l'étendue de l'insaisissabilité. Quand on contrôle Gutenberg en contrôlant les supports, les supports sont devenus avec Internet incontrôlables. On contrôle encore les bornes passantes, mais pratiquement on dépasse les bornes. Le mythe Internet vient de ce qu'il est impossible pour un individu de contrôler l'ensemble de la Toile. Internet est déjà un monstre mythologique qui a échappé au pouvoir de ses géniteurs humains.
Frankenstein était sympa, Internet encore plus. On interne quand Gutenberg? On peste après la virtualité d'Internet et il est certain que toutes les virtualités ne sont pas des vertus. Mais la vertu fondamentale est dans la virtualité au sens où l'actualisation de la puissance passe par la virtualité. Leibniz à la suite de Platon professait la virtualité dynamique, et c'est fort de cette appellation calibrée que nous allons étudier ce qu'est la dynamique appliquée à l'étude des phénomènes : la dynamique, c'est le changement et plus précisément, c'est la prévision des changements.
Quand on étudie de manière dynamique un phénomène, on le calcule en fonction de divers instants qui ne désignent jamais l'intégralité des instants de ce phénomène, mais une suite non négligeable. Dans cette suite non linéaire, la dynamique consiste à rappeler que la compréhension d'un phénomène réside dans son extension temporelle - non dans sa fixité donnée et finie.
Ce qui compte, c'est l'infini - et l'infini se mesure par la notion de processus opposée à la notion de donné, notamment popularisée par Rosset dans un essai de jeunesse (Le Monde et ses remèdes). Décréter que l'événement est fini est une erreur. C'est dans une conception finie et fixe du réel, où le donné l'est une bonne fois pour toutes, que l'on peut énoncer qu'un événement dépasse la compréhension qu'on en a. A vrai dire, on est toujours dépassé par la compréhension d'un événement, surtout quand cet événement est complexe et diffus.
Tout évènement considéré comme processus dynamique dépasse toujours le sens puisque le sens s'attache à finitudiser l'événement. Quand on relie ce raisonnement à Internet, on comprend qu'Internet dépasse nécessairement la production des sens singuliers. Internet est une production qui est du ressort de ce que les classiques nommeraient de la dynamique. Dynamique virtuelle correspond d'autant mieux à la situation que le concept de dynamique renvoie à la puissance et à la potentialité, de même que le virtuel, qui est la vertu en tant qu'actualisation de la puissance.
La dynamique du virtuel est d'autant plus redondante que si l'on y réfléchit, c'est par le recours au virtuel que la puissance advient. Il n'est de dynamique en fin de compte que virtuelle. C'est par le recours au virtuel que l'homme peut donner cours aux abstractions et à l'imaginaire. En fait, Internet n'est que l'incarnation technologique de la virtualité qui courait dans l'air du temps depuis que l'homme est doté de conscience. Dès que l'on entend des récriminations contre Internet au motif que le virtuel serait symptôme de déréalisation, on oublie que l'on ne comprend le réel qu'avec du virtuel, qu'il n'est pas d'action sans virtuel et que les idées décrites par Platon ne sont pas des abstractions dénuées de réalité.
A vrai dire, si l'on réfléchit à la portée du virtuel, on découvre que sans virtuel, il n'est pas de contact avec le réel. A la limite, on pourrait fustiger une certaine déréalisation dans le passage à une virtualité artificielle, quoiqu'il faille sur ce point se montrer des plus méfiants. Après tout, comme l'enseigne un adage populaire, ce sont les idées qui changent le monde, conception classique selon laquelle sans le recours aux idées et au monde virtuel, l'homme n'a pas accès au changement ni à la fameuse pratique d'obédience politique.
C'est un argument simpliste que de stigmatiser le virtuel en l'opposant à l'action et à la politique Le plus sûr moyen d'agir, surtout en politique où les idées sont primordiales, c'est de recourir au virtuel. Sans virtuel, pas d'action. La richesse du virtuel, qui fonde la spécificité humaine, vient du fait que le virtuel possède une faculté d'influence et de changement sur l'action hors de l'action, dans sa démarche propre.
L'énoncé selon lequel Internet dépasse le sens est assez prévisible. Si l'on veut signifier qu'il est dynamique, c'est un fait établi; si l'on veut signaler l'incroyable foisonnement d'Internet, la vraie question consiste à se demander si l'on peut définir la démarche d'Internet, qui constitue son aspect révolutionnaire et avant-gardiste. Wittgenstein rappelle que l'on parle le langage sans le définir. Le langage dépasse le sens au sens où il est le sens et que définir un donné de l'intérieur est impossible.
La spécificité de toute production humaine qui dure est de s'inscrire dans un processus dynamique qui dépasse le sens défini. La constatation de Wittgenstein est un brin inutile. Surtout elle est dangereuse si elle introduit un élément d'irrationnel selon lequel les nombreux éléments incompréhensibles nous conduisent à considérer que le réel est indéfinissable et échappe à l'esprit humain.
Dans cette conception, la connaissance humaine est fatalement décalée - quasi impossible. L'homme perdu dans le réel ne peut s'en remettre qu'à ses sens comme au moins incertain. Il est conduit à accepter le mystère et à s'en tenir à des valeurs empiristes et utilitaristes qui le conduisent vers l'abime nihiliste. C'est le péril de la connaissance impossible qui appliqué à Internet donne des résultats dévastateurs. Si l'on considère que cette impossibilité est démentie par l'histoire et que la connaissance ne cesse de prospérer au fil des tâtonnements, Internet redevient définissable en tant que tout processus est définissable.
Le processus dynamique n'est définissable qu'en limitant la faculté de définition à ce qui change. In change we feed. Internet est ce qui correspond au plus près à l'inverse exact de ce qu'on nomme communication dans le jargon branché des publicitaires électriques, soit à la conception la plus radicale et réductrice du langage humain dans la norme immanentiste. Selon cette norme,
la communication est un donné définissable et préexistant du langage - quand selon Platon, le langage est processus dynamique en ce qu'il réside dans le dialogue.
Le dialogue ne contient pas à l'avance son résultat. Ce résultat s'obtient par la dynamique du dialogue, ce qui indique que le possible n'est jamais donné à l'avance et que ce qu'on nomme liberté tenait dans la conception selon laquelle le possible n'existe pas à l'avance, n'est pas donné nécessairement. La richesse d'un événement tient au fait qu'il n'est pas réductible à un donné, soit qu'il peut changer. C'est ce qu'on appelle la liberté et c'est ce qui s'applique si bien à Internet.
Considérons Internet comme une projection du langage dans le monde technique. Internet fait mentir Heidegger selon lequel la technique est dénuée d'Être. En considérant la technique que de manière finie, Heidegger voit le problème du mécanisme et du matérialisme, il approche de l'immanentisme, mais il n'est pas capable de définir l'Être comme processus dynamique et comme connexion virtuelle. Heidegger est un lecteur d'Aristote, pas de Platon et de Leibniz. C'est surprenant pour cet érudit, mais c'est prévisible quand on se rappelle que la création ne sort quasiment pas de l'érudition.
Liberté et changement sont ainsi dynamiques. Mais la dynamique n'est pas définie. Le virtuel consiste à considérer que le réel est formé de possibles qui n'existent pas à l'avance mais que nous actualisons en fonction de nos possibilités. Le possible est le passage de la multiplicité des virtuels vers l'unicité du sensible. De ce point de vue, le réel est multiple si on ne le réduit pas au sensible. La notion de nécessité ontologique est dépourvue de sens. Spinoza et Nietzsche sont disqualifiés comme des ontologues simplistes et dangereux.
Le virtuel est la faculté par laquelle l'homme passe pour actualiser les possibles qui s'offre à lui. Le virtuel est puissance en ce qu'il est les différents possibles qui s'offrent à l'homme. Le virtuel est le réel. Le changement passe par le virtuel. L'opération dialogique dans Internet indique contre la communication qu'Internet est du côté de la dynamique. Le virtuel aussi. Maintenant, les transcendantalistes parviennent à dire que la dynamique est dans le processus dialogique, mais ils n'arrivent pas à dire pourquoi.
Il va sans dire qu'Internet est de ce côté et que c'est pour cette raison qu'il est aussi inépuisable. Internet restaure la forme du dialogue socratique quand Gutenberg en était venu à un pesant monologue contrôlé et prévisible. Poussif et massif. Le changement s'explique par le processus néanthéiste qui remplace le prolongement transcendantaliste.
http://aunomduneant.blogspot.com/

Dans cette optique, ce que Hegel considère que l'action de surmonter et de dépasser, Aufhebung, ne fonctionne pas et n'a jamais fonctionné. Platon s'en tient à la méthode dynamique du dialogue sans préciser d'où vient l'énergie de la liberté. Le mécanisme de la virtualisation n'est jamais subsumé. Hegel croit dépasser Platon avec son schéma ternaire, mais c'est surtout sa conception statique et prévisible du changement qui interpelle. Nous nous situons dans un schéma donné à jamais.
On ne dépasse que dans une mentalité où l'on prend ce qui est donné dans la thèse et ce qui est nié dans l'antithèse. Le néant se trouve inscrit dans le donné. L'action de dépasser ou de surmonter indique que l'on est dans un schéma proche du marxisme, selon lequel l'étape finale du communisme est inscrite dès les limbes et s'inscrit dans un schéma donné qui contient quatre étapes (esclavage, féodalisme, capitalisme, communisme). On retrouve la nécessité de la domination dans une conception du réel qui est finie.
Dans un fini défini, la domination se manifeste par le dépassement de la synthèse. L'action de dépasser n'est concevable que dans un schéma ontologique fini. En même temps, ce schéma contient son paradoxe, car le fait de surmonter à l'intérieur d'un schéma donné n'est pas rationnel et logique. Soit l'on dépasse et l'on passe à un autre schéma - auquel cas la théorie hégélienne est fausse; soit l'on reste dans le schéma - et il apparaît peu plausible de dépasser le stade de l'opposition.
C'est d'ailleurs la position idéologique et pragmatique la plus usitée dans l'atlantisme de type idéologico-libéral, si l'on se souvient de l'adage ordo ab chao, qui se contente d'observer prudemment que les changement surviennent grâce à la violence de l'opposition au premier rang de la guerre. Au passage, dans une conception de ce style, il est cruel et logique d'instaurer un coup d'État comme le 911, qui libère l'espace du changement (la guerre contre le terrorisme et le Nouvel Ordre Mondial remplaçant les États-nations post-Westphalie).
La proximité de Hegel le pseudo-idéaliste de type métaphysique avec la doctrine matérialiste de Marx indique que la conception métaphysique de Hegel est une tentative de réconciliation et de synthèse entre la métaphysique classique et les positions matérialistes contemporaines (dont Marx est un rejet à peine postérieur). Si Marx réduit Hegel à un renversement simple et définitif, leur parenté inique en fait que Hegel est un immanentiste qui tente de concilier l'immanentisme et le transcendantalisme.
Comme les deux pratiques sont incompatibles, il arrive surtout à inscrire le transcendantalisme dans l'immanentisme, ce qui n'a pas de sens, défigure le transcendantalisme et contribue à asseoir l'immanentisme. Au lieu de pinailler sur les différences (évidentes) entre Hegel et Marx, il importe de comprendre que le lien entre ces penseurs est plus fort que les divergences. Dans un schéma néanthéiste, nous sommes en mesure d'expliquer la vacance sémantique transcendantaliste.
C'est que le prolongement ne peut que déboucher sur l'erreur bigarrée de Hegel. Quand on prolonge, l'on commence par suspendre l'expression du schéma, l'on finit par surmonter - expliciter le schéma. Hegel ne fait qu'expliciter l'erreur en germe dans le prolongement transcendantaliste. Il apparaît invraisemblable que ce soit l'opération inverse au prolongement qui soit l'adéquate. Et pourtant. C'est en considérant que le changement est diminution ou régression que l'on comprend pourquoi le changement résiste aux opérations courantes de sens et de compréhension.
En quoi aussi le changement résiste à la définition définitive. Diminution/régression n'est pas réduction. La réduction exprime la diminution dans un schéma fini, quand la diminution véritable s'exprime dans un schéma infini où l'enversion succède au prolongement. C'est toute la conception du prolongement qui est à revoir car elle implique que seule l'augmentation soit possible, quand de fait, c'est l'inverse qui se produit.
Dans le schéma de l'enversion, il faut diminuer pour contacter la partie du réel qui n'est pas le sensible. Dans le schéma transcendantaliste, cette partie majoritaire et mystérieuse correspond à l'Être. L'Être est perfection idéale, quand le sensible est la forme dégénérée du grand Tout complet. Cette conception souffre d'une dimension inaccessible et incompréhensible à partir du moment où l'on ne parvient jamais à contacter ce qui est parfait parce qu'au-dessus (qualitativement).
Dans une optique où la réel manquant n'est pas au-dessus, mais en dessous, la lacune s'explique et le sens se rétablit. Le changement devient l'opération de la diminution. Si l'on ne parvient pas à envisager tous les possibles, c'est parce que la création est diminution. Le langage est l'opération qui indique que l'homme pioche dans le rapport d'enversion et qu'il diminue pour effectuer cette opération à la fois simple et aveuglante.
Si l'on ne parvient à expliquer pourquoi Internet est inexplicable, c'est qu'on cherche à surmonter quand il faudrait diminuer. L'inexplicable cache certes la profondeur du changement et permet d'instituer la passerelle du sens, mais avec le rapport d'enversion diminutive, l'on peut expliquer ce qui était jusqu'alors inexplicable. Si Internet résiste aux tentatives d'explication générale, de sens, de prévision, c'est parce qu'il n'augmente pas, mais qu'il - diminue.
On constate notamment que les efforts de récupération d'Internet par Gutenberg ne fonctionnent pas. Dans une conception statique, seule l'augmentation est concevable. on essaye d'empêcher Internet d'augmenter. Internet croît parce que la croissance n'est as dans l'augmentation. Elle réside dans la diminution. Les interconnexions et les myriades démultipliées de dialogues virtuels indiquent ce qu'est le virtuel Internet : une actualisation de la puissance énergétique dans le paradigme technique.
Le dialogue de type socratique qui s'est accru dans le dialogue Internet (dialogue à définir) se définit comme la possibilité de croissance à partir de l'enversion diminutive. De ce point de vue, Internet n'est que la technologisation du processus du langage, selon lequel on utilise le langage comme mode d'expression de l'enversion. Le langage exprime l'opération de conscience (savoir que l'on sait) parce que ce que nous nommons conscience est le rapport d'enversion et de reflet indéfini.
Reste à décrypter pourquoi l'on ne parviendrait jamais à saisir le sens profond d'une manifestation complexe comme le langage - ou Internet. La réponse coule de source : c'est parce qu'on devrait l'appréhender de manière externe et qu'il est impossible d'appréhender le Tout ou la forme complète. C'est une explication transcendantaliste qui souffre d'un problème explicatif : s'il est impossible de signifier le Tout, alors le sens partiel souffre d'un défaut de liaison sur lequel il s'appuie pourtant. On nous explique que le sens est fondé à partir de son lien cosmique et mystique avec le Tout.
Si tel est le cas, le tout est le prolongement sémantique de la partie - ou il n'est pas. Qu'il soit le prolongement ne parvient à expliquer la carence du sens. Il est en diminuant car ce qui n'est pas est diminution par rapport à ce qui est. Internet signale que la vertu du virtuel est de rappeler que la puissance s'obtient dans la diminution. Si l'on ne peut cerner ni le langage, ni Internet, c'est parce que c'est la même opération qui consiste à interdire la non-fluctuation.
Dans un réel mouvant, il est plus malaisé de rappeler que le changement passe par la diminution. Si l'on ne parvient à signifier chaque partie du réel, c'est que son aspect manquant mène vers le rapport d'enversion et vers la diminution. Dans cette logique, Internet n'est pas autre chose que la transposition du langage vers le virtuel technicisé. Dans cette optique, Internet n'est rien moins que l'ensemble du sens. Dans la logique néanthéiste, l'ensemble du réel devient accessible par l'opération du reflet et de l'enversion.
L'infini est le reflet indéfini. Comprendre l'infini, c'est passer par la diminution. Comprendre Internet, c'est comprendre que le caractère insaisissable d'Internet réside dans cette possibilité de diminution qui est infinie et qui ne peut que déjouer les tentatives de contrôle. Dans ce combat explicite, où par des lois sans cesse perfectionnées l'industrie Gutenberg essaye de figer une bonne fois pour toutes l'expression créative à un stade figé de mercantilisme, nous tenons l'affrontement de deux conceptions du réel : l'une figée et statique, l'autre dynamique et mouvante.
Ce n'est pas l'affrontement de l'immanentisme novateur contre le transcendantalisme dépassé. Gutenberg contre le papyrus. C'est l'affrontement de Gutenberg dépassé contre Internet révolutionnaire. Dans ce jeu de rôles, la dupe est Gutenberg. L'issue du combat est certaine : le réel l'emporte toujours sur les aspirations démesurées de ses parties, mêmes humaines. C'est la préfiguration qui attend tous ceux qui parient sur le prévisible et le certain au motif qu'ils coïncident avec le fini. Place au néanthéisme; mort à l'immanentisme. Place à Internet. Mort à Gutenberg.

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