mardi 8 décembre 2009

Sortilège

La mentalité individuelle est un mensonge et une erreur en ce qu'elle prône l'individu comme fondement alors que son fondement propre est d'ordre collectif.

Dans les temps de crise factuels et actuels, nous nageons dans le déni. Le défi est de sortir du déni. Ce n'est pas facile, car nous confondons le désir et le réel. C'est le syndrome de l'Hyperréel. Quand la partie se prend pour le tout, le tour est déjoué. La grenouille explose sous sa fatuité grotesque. On s'étonne de la dépolitisation des peuples d'Occident. Peuple est pourtant une dénomination erronée. On devrait dire : des individus qui forment l'Occident. On parle de la destruction revendiquée des États-nations nés de la Paix de Westphalie. On évoque la mondialisation, le Nouvel Ordre Mondial, la dérégulation, l'individualisme. Nous y sommes. Dans la mentalité immanentiste, le réel est fini, quasiment stable. Le changement s'opère par oppositions violentes. Ordo ab chao.
Le fondement du réel immanentiste est l'individu. L'homme ne désigne pas de manière ultime le générique de l'humanité. Mais l'individu - oui. L'individu est le fondement du réel immanentiste. Les existentialistes nous ont préparés à ce changement, avec notamment l'éternel protestant Kierkegaard et son concept d'Individu (der Enkelte). Kierkegaard essaye de concilier la foi religieuse avec l'individualisme grandissant de sa société.
Il essaye de donner à l'individu un fondement religieux qui s'oppose à la collectivisation du religieux. Nietzsche qui déteste le religieux proposera encore plus radical : muter l'individu jugé trop grégaire en Surhomme. Nietzsche déteste le troupeau et vante sans nuance les créateurs et les artistes de sa sauce (avariée), à condition comme de juste qu'ils soient des individus. Le modèle : l'individu. Individus-modèles! L'individualisme est observé dans la montée de l'idéologie libérale et dans la modernité. Dans cette otique, on critique l'individualisme autant pour en vanter les réalisations que les aspects négatifs.
Il n'est pas jusqu'à certains commentateurs chrétiens qui se sont vantés de la notion d'individu comme réalisation du christianisme. Kierkegaard illustre cette thèse. Girard la relie à son thème du christianisme comme religion de la sortie de la religion (il reprend cette idée à d'autres penseurs comme Gauchet). C'est dans ce contexte d'individuation immanentiste que la dépolitisation s'amorce et gagne du terrain. Aujourd'hui qu'il est à la mode de tancer les idéologies et qu'il est presque bien vu de moquer le militantisme de toute sorte, politique ou associatif, on ne peut comprendre cette évolution de la société qu'en rappelant le contexte de montée en puissance de l'individu moderne.
Un Clément Rosset a écrit un texte appelant au désengagement. A chaque fois que j'entends le terme de désengagement, surtout chez Rosset, c'est pour lui associer le fameux desengano espagnol. Le désengagement serait-il signe de mélancolie et de désillusion? Rosset aime beaucoup ce terme car il signe pour lui la fin de l'illusion. Il explique à plusieurs reprises que l'engagement est une fumisterie et que la raison de cette illusion tenace dans la croyance idéologique contemporaine tient dans le désengagement.
Rosset exprime au plus juste la mentalité immanentiste de type terminal. C'est une position nihiliste que de prôner le désengagement politique. La politique renvoie à la cité, soit au collectif, au groupe. Dans une mentalité de type nihiliste, où le fondement est l'individu, la politique perd son sens. Au mieux, elle présente de l'intérêt à titre facultatif. L'intérêt est d'ordre individuel et privé. La plupart des individus qui s'engagent en politique le font avec cette nuance de raison facultative, avec cette idée que tout engagement qui dépasse l'individu est désaxé par rapport au fondement individuel.
Dans la mentalité classique, le fondement est le groupe. Platon rejoint les religions qui n'appréhendent jamais l'individu en tant que fondement, mais l'incluent dans le groupe. La critique virulente du groupe, qualifié de troupeau par Nietzsche, participe d'un vaste mouvement moderne, d'origine nihiliste, selon lequel le groupe est disqualifié au profit de l'individu-fondement. Dans sa Métaphysique rétroactive et posthume, Aristote s'interroge longuement sur le fondement de la forme : l'individu ou l'espèce? La question est déjà révélatrice d'un positionnement nihiliste. Mais le grand mot de l'immanentisme, soit du nihilisme moderne, c'est : la complétude du désir.
Si le désir est complet, son essence est individuelle et à la limite des recherches ontologiques complémentaires - comme celles de Spinoza sur la substance incréée sont facultatives elles aussi. En effet, le fondement est déjà trouvé. C'est la complétude du désir. Rosset lui consacre de longs développements, et un livre attitré, La Nuit de mai, alors qu'il ne parvient pas plus à prouver la complétude du désir qu'à apporter une définition du réel. Il est vrai que les deux insuffisances sont liées et que l'aberration de l'incréation réduplique au niveau de l'individu l'aberration de la complétude.
Dans cette mentalité viciée et faussée, qui s'appuie sur l'individu comme fondement, les vertus sont éminemment individuelles. Les vices sont collectifs, avec le thème libéral du vice inhérent à l'État et le renversement des valeurs classiques d'un Mandevlle, qui vous explique toute honte bue que les vices privés peuvent seuls accoucher des vertus publiques. Un individualiste peut entrevoir sa position comme tout à fait fondée et explicable. Les individualistes forcenés, généralement tancés du fait de leur égoïsme extrémiste, ne font qu'appliquer de manière radicale les principes de la mentalité immanentiste à laquelle ils appartiennent. Plus l'immanentisme fait rage, plus l'individualisme le plus détestable est observable.
Plus on est individualiste forcené, plus on est défavorisé par la politique économique de l'individu-fondement. Ce parti-pris en faveur de l'individu se comprend, puisque les questions collectives et politiques n'ont pas de valeur essentielles, ou alors de manière facultative, comme lorsqu'on dit qu'une question dépassée demeure digne d'intérêt. La dépolitisation est un processus qui est tout à fait lié au processus de l'individu-fondement. D'ailleurs, le politique disparaît sous la notion d'économie. L'économie moderne est une réduction individualiste de la notion de politique. Cette réduction palpable dans la démarche libérale devient carrément ultraréductrice avec l'hyperréduction des question économiques à des questions écologiques.
La boucle est bouclée. Même les partis politiques sacrifient à la mode de l'individualisme écolonomico-écologique en abordant les questions politiques sous un angle individualiste, soit sociétal. Tu parles! Résultat des courses : les gens dépolitisés et individualisés ont le sentiment que les questions politiques sont dénuées d'intérêt et ils se replient encore plus sur leurs petits problèmes individuels quotidiens.
La profondeur de la crise se manifeste au cœur du religieux. Le religieux est par excellence le phénomène qui lie et qui cultive, soit qui crée de manière indéfectible les groupes et les communautés. On parle de communauté religieuse et l'on constate que les groupes qui demeurent à travers les siècles sont toujours d'obédience religieuse. Pour l'individualisme, la notion de groupe est superfétatoire, voire temporaire. Quand un Kierkegaard essaye de concilier l'individu et la forme religieuse de son temps et de son époque, le christianisme, il ne se rend pas compte qu'il est emblématique d'une certaine conception du religieux, selon laquelle le religieux doit s'adapter à la montée en puissance de l'individu, qui est le phénomène majeur de la modernité.
D'autres réformes vont en ce sens, qui participent toutes de cet existentialisme religieux, dont l'existentialisme athée ne sera qu'une forme idéologique et au fond identique (avec des questions comme l'athéisme humaniste par exemple). Un Girard qui se définit comme anthropologue chrétien abondera dans ce sens avec la légitimation de l'individualisme au nom de la sortie de la religion, qui est une impulsion lancée par le christianisme lui-même. La spécificité du christianisme est ainsi de préparer l'avènement de l'individu moderne.
J'ai bien peur que l'individu-fondement ne soit que le résultat du substrat immanentiste, selon lequel le fondement du réel réduit au sensible est le fondement et s'oppose au néant positif. Dans cette conception, l'individu-fondement n'a aucun moyen d'accéder en profondeur et durablement à la question politique comme à la question religieuse. Le piège de la mentalité immannetiste est qu'en produisant des individus soi-disant complets et autonomes, elle en fait des formes partielles et tronquées, qui sont incapables de contacter leur lien politique et religieux et qui face au danger de la dépolitisation et du nihilisme restent cois, voire inconscients du drame en gestation.
Il ne s'agit pas d'un plan conscient ou d'un complot venant de certaines cervelles sardoniques et manipulatrices. Il s'agit de l'application d'une mentalité. Le paradoxe d'une mentalité individualiste est qu'elle s'affirme comme un processus supra-individuel, de l'ordre de la superstructure pour reprendre la terminologie marxienne. Une mentalité individuelle contient déjà un oxymore. Presque un gros mot. La mentalité individuelle est un mensonge et une erreur en ce qu'elle prône l'individu comme fondement alors que son fondement propre est d'ordre collectif.
Certains ne voient que les avantages de la dépolitisation et de la déréligiosité, comme la fin du fanatisme (concept d'ailleurs faux, puisque le fanatisme immanentiste existe) - ou une plus grande liberté finie et individuelle (selon la récupération libérale et insolente de la liberté). Personne n'indique vraiment les inconvénients pourtant supérieurs et majeurs de cette option majoritaire, à moins de risquer l'insulte prévisible de réactionnaire et de dépassé fanatique et extrémiste - justement.
Être favorable à la politique et le religieux, c'est friser l'indécence dépassée et compassée. Qu'on se le tienne pour dit : désormais, place à l'individu. La mentalité est une conception qui enveloppe ses sectateurs dans une certitude inébranlable. La mentalité dépasse de loin la conscience individuelle ou la notion de complot. C'est une influence qui est plus puissante que n'importe quelle pression consciente et/ou manipulatrice à titre individuel. Les comploteurs immanentistes suivent sans s'en apercevoir les linéaments de la mentalité immanentiste à laquelle ils appartiennent.
La mentalité est d'autant plus influente qu'elles touchent aux classes sociales qu'elle opprime. Moins on possède d'esprit critique, plus l'on répète le modèle de la mentalité - plus on est opprimé par cette mentalité. Pour dominer à l'intérieur de cette mentalité, il faut être en mesure de dominer cette mentalité, non pas en la critiquant totalement, mais en la suivant selon l'esprit - et non la lettre. Plus on est opprimé à l'intérieur de cette mentalité, plus on suit la lettre. L'esprit de cette mentalité confère un certain esprit critique. L'esprit de cette mentalité signifie la criqtiue interne à cette mentalité.
Moins on est capable de cette critique interne, plus on suit mimétiquement et servilement la mentalité. Plus on critique à l'intérieur de la mentalité, plus on domine. Moins également on se montre capable de s'opposer à une mentalité qui vous tient par la fausseté de l'esprit critique interne. Quand une mentalité s'effondre, quand l'écart avec le réel s'agrandit jusqu'à devenir trop important, ce qui est le cas actuellement, les sectateurs de la mentalité sont incapable de sortir du piège de la mentalité, les plus opprimés parce qu'ils suivent le mouvement, les plus dominateurs parce qu'ils invoquent leur esprit critique pour ne pas changer.
C'est pourquoi le complotisme ne parvient pas à expliquer l'époque, malgré la pertinence qui revient à critiquer l'existence de complots majeurs et le silence assourdissant des médias qui seraient sensés les révéler et les dénoncer. Cette complicité s'explique par l'adhésion inconditionnelle des élites et de ceux qui se prennent pour des élites à la mentalité immanentistre. Il reste qu'en étudiant de l'extérieur cette mentalité perverse et bancale, on se rend compte qu'il est temps de dénoncer l'individu-fondement et que le seul moyen de redonner du sens est d'instaurer des nouvelles formes politiques. Plus encore - religieuses : le changement vers le néanthéisme est la clé de la pérennité humaine.

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