samedi 5 décembre 2009

Nietzsche enchaîné

Il réduit le réel à des formes pures qui sont pour lui des forces pures.

Je reviens à mes moutons de sauts en gambades : on ne saurait supprimer le religieux au motif de ses dévoiements. La dernière fois, j'ai poursuivi mon analyse des idées reçues que le système libéral pseudo-intellectuel entretient sur Nietzsche. Comment récupérer Nietzsche en le rendant compatible avec les valeurs systémiques, étant entendu que Nietzsche est un penseur qui prône une mutation ontologique à l'extrême du système libéral pragmatique (s'accommodant lui avec le réel tel qu'il est).
On ne récupère pas un penseur qui serait contre le système, mais un penseur qui est au-delà du système. Nietzsche n'est pas Marx. Marx prétend réformer le capitalisme et l'achever en communisme. Marx est un réformateur libéral ou un libéral idéaliste. Nietzsche est une progressiste à l'inverse de Marx : pour le coup, il ne se situe pas dans le giron spécifique du libéralisme et la raison en est simple : il est en faveur d'une mutation ontologique assez vaseuse et confuse, dont il n'a pu cependant qu'ébaucher les contours avant de sombrer dans la folie maniaque et le mutisme limpide.
Le progressisme de Nietzsche est aux antipodes du progressisme de Marx : Marx entend par progrès l'idée de faire progresser le système à l'intérieur du réel quand Nietzsche entend par progrès l'idée de muter (l'homme, le réel...). Le libéral progressiste qui entend imposer le néolibéralisme ou l'ultra-libéralisme entend par progrès un sens très différent du progrès classique : non pas améliorer le système par rapport à l'homme, mais améliorer le système par rapport au système. Nous sommes ici dans un pragmatisme échevelé et radical, quand Marx est un progressiste idéaliste égalitariste et Nietzsche un progressiste mutant.
Le postromantisme de Nietzsche s'exprime dans cette mutation ontologique qui était en gestation dans le romantisme. Donnez-moi un autre monde ou je succombe! - slogan ironique de Cioran. Anywhere out of the world, énonce Baudelaire. Si Baudelaire annonce le désir d'un autre monde impossible (N'importe où hors du monde), Cioran reprend à la suite de Nietzsche (et à la manière) ce désir en l'exigeant. La différence entre Nietzsche et Cioran, c'est que Cioran est un nihiliste qui se veut désabusé et qui s'assume derrière ses aphorismes plus ou moins cyniques, plus ou moins sinistres.
Je doute que Cioran soit très profond, c'est un autre sujet. Quant à Nietzsche, sa folie terminale, contrairement aux atermoiements de son commentateur de référence du moment Wotling, s'explique bien entendu parce qu'il prenait très à cœur ce projet de mutation ontologique et que sans doute il s'est aperçu de son impossibilité. Au passage, l'équilibre de Wotling tient au fait qu'il s'inscrit dans le système académique et politique (le libéralisme) de son temps, contrairement à son sujet d'étude. Il est bon de charrier Wagner l'antisémite (terme impropre) virulent, mais rien ne sert de chambrer si c'est pour ne rien proposer de tangible en lieu et place. N'en déplaise à Wotling&Cie., Nietzsche n'avait pas grand chose à proposer - la postérité en jugera, n'est-ce pas, et avant les siècles des siècles escomptés par Nietzsche lui-même.
L'opposition virulente que conçoit Nietzsche est tout à fait dans le giron maniaque. Elle est clairement mégalomane et paranoïaque. Elle est grandiloquente comme Nietzsche savait l'être. Nietzsche se pose en successeur de Dionysos contre le Christ. Rien que ça. Quand les commentateurs ratiocineurs et peu clairvoyants (sont-ils d'ailleurs formés pour juger?) énoncent du haut de leur chair de poule (au pot) que Nietzsche est au-dessus des valeurs communes, en particulier du christianisme et de son allié abstrait le platonisme, ils ne se rendent pas compte que le combat que Nietzsche instaure est faussé - biaisé.
Nietzsche énonce non sans quelque justesse qu'on ne choisit des ennemis qu'à son niveau. Il aurait pu préciser avec avantage : à son niveau évalué. Dans le cas de Nietzsche, tout son problème, qui est un problème de rivalité mimétique, ainsi que Girard l'a bien discerné, est de se choisir des ennemis surévalués. S'opposer au Christ, faut en avoir les moyens! Nietzsche n'en disposait pas. Raison principale de sa folie maniaque : son opposition à un adversaire tellement fort qu'il l'aura rendu fou.
D'ordinaire, les commentateurs stéréotypés essayent de cacher ce fait dérangeant et révélateur derrière des tonnes de considérations savantes et de citations méticuleuses - histoire de rapporter le jugement qualitatif à une masse de faits quantitatifs. C'est toujours ainsi que procèdent les médiocres, qui ne comprennent pas qu'un seul geste de valeur vaut plus qu'une montagne de signets dérisoires et besogneux. En publiant son Antéchrist en 1895, Nietzsche se doute-t-il qu'il lui reste deux ans de vie consciente avant son foudroiement extraordinaire pour démence sénile impressionnante et inexplicable (même les serviteurs commentateurs n'y arrivent pas)?
Justement après l'Antéchrist, la même année, pris par une fièvre créatrice proche de la transe mystique, Nietzsche publie Ecce homo. Voici l'Antéchrist, puis voici l'homme... Sans doute n'est-ce pas tout à fait un hasard que de juxtaposer la figure eschatologique ou apocalyptique de l'Antéchrist avec la vision de l'homme, pas n'importe lequel, mais l'homme selon Nietzsche, l'Homme surhumain, le créateur de ses valeurs et l'aristocrate véritable.
Nietzsche qui propose l'homme (même surhumain) en lieu et place de Dieu, c'est exactement le message de la modernité nihiliste qu'il condamne. La seule différence est que la modernité nihilisto-libérale est favorable à l'homme tel qu'il est; tandis que Nietzsche a compris que le réel tel qu'il est n'était pas pérenne pour l'homme moderne immanentiste. Il lui faut nécessairement une mutation ontologique de type Éternel Retour du Même et surhumain Surhomme pour parvenir à cette pérennité.
Maintenant, il importe de constater que la folie inexplicable de Nietzsche n'est pas du tout l'occasion de pérorer comme le fait un Wotling sur le fait qu'il est impossible de distinguer la folie de Nietzsche de ses écrits lucides. Sans doute. Ce qu'il importe est de constater que cette folie a sans doute toujours existé à un certain degré et que les derniers écrits, pour profonds qu'ils soient (et ils le sont dans leur ensemble!), sont marqués parfois de manière évidente du sceau de cette folie croissante.
L'effondrement final est celui auquel mène inévitablement une manière impitoyable de considérer le réel de manière immanentiste. Nietzsche était trop honnête et trop impitoyable pour n'être pas foudroyé par l'impossibilité de son intuition ontologique : la mutation. Ce qui aura écrasé Nietzsche, c'est le fait de se fixer un adversaire aussi imposant que le Christ alors que Nietzsche n'a pas les épaules pour affronter le Christ. Nietzsche se fixe un combat impossible comme il se fixe une mutation impossible.
A la suite d'un combat impossible, on peut tout à fait finir foudroyé. Nietzsche semble avoir connu un destin comparable à celui du titan Prométhée, à ceci près que Prométhée est l'adjuvant plus ou moins créateur des hommes contre les dieux dominateurs et pervers, alors que Nietzsche propose une solution à tout le moins aussi impossible que perverse. D'ailleurs, la catégorie de l'impossible est le pervers.
Nietzsche finit foudroyé à la suite de son combat. Au départ, il est encore dans une phase assez soft de ce combat et il parvient à gérer la tension extrême qui naît de son projet à tout le moins ambitieux. Assez vite, cette ambition se fixe au sens psychiatrique en démesure de type antique. Nietzsche verse alors explicitement dans la mégalomanie et la folie des grandeurs. La spécificité de son mal psychiatrique tient à la catégorie de l'impossible. Girard voit juste quand il attribue à un problème de rivalité mimétique impossible le syndrome qui frappe Nietzsche.
Nietzsche veut sortir de son sous-sol? Le pauvre n'y parviendra qu'au prix, tragique, de la folie maniaque. Folie douce dans une certaine mesure puisqu'il ne s'exprime plus et qu'il manifeste un calme olympien. Calme qui signifie l'effondrement psychique après la tension infernale et insupportable qui précède et engendre l'effondrement. Pourquoi Nietzsche n'a-t-il pas les moyens d'affronter le Christ?
Le portrait qu'il dresse du Christ dans son Antéchrist fatal est un contresens qui explique cet effondrement tragique et prévisible : quand on réduit le Christ à une sorte d'intériorité pure quasiment privée d'extériorité, on opère tout simplement le classique mécanisme de la projection. C'est Nietzsche qui est prisonnier de son intériorité et qui ne parvient à accorder à l'extériorité sa valeur religieuse et/ou ontologique. Cette carence dans la vie consciente deviendra même le fardeau cauchemardesque de sa fin de vie sénile, où il est incapable de communiquer dans un langage humain.
L'effondrement de Nietzsche manifeste par la privation de langage pour un écrivain de cette trempe la césure définitive avec l'extérieur. Seul le sens de l'œuvre peut nous permettre d'interpréter cette coupure impressionnante : or l'œuvre suffit à expliquer largement ce qui est arrivé à Nietzsche. Le Christ, quand on ne croit pas à sa divinité trinitaire, n'est pas une sorte de génie de l'intériorité comme certains portraits de saints orthodoxes chez Dostoïevski (je pense notamment au starets Zosime dans les Frères Karamazov, le dernier roman d'un écrivain que Nietzsche lisait au moment où il écrit l'Antéchrist).
Le Christ tel qu'il nous est parvenu est un modèle de communication entre le Père et les hommes. Il est prophète ultime du christianisme en ce qu'il est le Fils de l'homme. Nietzsche le réduit pour mieux critiquer l'héritage chrétien, qui serait une déformation perverse née de l'arrivisme d'un Paul. En fait, c'est Nietzsche qui se prend pour le Christ et qui confond le Christ avec sa propre interprétation assez déséquilibrée de Dionysos. Nietzsche est ce penseur malade et isolé qui exige que son intériorité dépasse l'équilibre cosmique du Christ.
La religiosité scindée accouche de l'effondrement, d'autant plus que Nietzsche exige qu'elle dépasse la religiosité du Christ et qu'elle fixe une nouvelle forme de religiosité qui ne soit pas le religieux classique et qui le dépasse tellement qu'il ne soit plus du religieux tout court : nous sommes en plein dans le mil du religieux du déni du religieux, dont certains analystes actuels nous font la description tronquée et aveugle. Car la religion de la sortie de la religion n'est rien d'autre que le nihilisme. C'est ce nihilisme qui a emporté la raison fragilisée de Nietzsche.
Le nihilisme est intériorité pure en ce qu'il nie nécessairement l'extériorité rapportée au néant pur. L'antagonisme du schéma nihiliste entre le réel et le néant recoupe l'antagonisme chez Nietzsche entre l'intériorité et l'extériorité. Le propre du religieux est d'instaurer l'équilibre entre l'intériorité et l'extériorité. La religion cueille pour relier le sol aux cieux - l'intérieur à l'extérieur. Le schéma religieux classique s'oppose au nihilisme en ce que le nihilisme ne peut mener qu'à l'effondrement psychique de l'homme.
Il est impossible de dépasser l'équilibre religieux classique avec la césure et l'antagonisme pour dépasser le lien et l'équilibre. Nietzsche condamne la figure dépassée sans doute du prolongement et propose en substitut la figure de l'opposition. C'est une partie perdue d'avance et promise à la folie. Un autre élément intéressant est le titre que choisit Nietzsche. Un titre chargé de symbole que cet Antéchrist qui désigne bien plus qu'une opposition au Christ du christianisme, soit à la figure de l'Incarnation et de la Résurrection.
Tout d'abord, il est significatif d'endosser le costume effrayant d'un sorte de suppôt diabolique dont le rôle précéderait de peu événement terminal de l'apocalypse. Nietzsche a beau se rire de la symbolique chrétienne, il est trop imprégné de cette symbolique pour qu'elle ne fasse pas sens dans ses choix surprenants et signifiants. L'habit d'Antéchrist est une défroque trop lourde à porter pour le prêtre dionysiaque qu'est devenu Nietzsche dans une lubie un brin controuvée et grotesque (on peut imaginer Nietzsche en défroque de Dionysos - peau, vin et bière). Nietzsche se condamne à la folie et à l'échec par le personnage même qu'il choisit d'incarner.
Ensuite, Wotling nous apprend que Nietzsche a longtemps hésité entre antichrist et antéchrist. Anti c'est contre. Ante - avant. Nietzsche amalgame avant et contre. La traduction renvoie plutôt à contre qu'à avant : Der Antichrist. Nietzsche est dans l'opposition frontale et la rivalité mimétique. Plus encore, il est dans cette rivalité parce qu'il n'a pas les moyens d'en sortir. Tel un Nathanaël dément, il tourne et il tournoie avant de sombrer du balcon. Nietzsche a été dévoré par ses spectres de Dionysos, de Zarathoustra, du Christ et consorts.
L'ambivalence confusionnelle et symbolique entre l'avant et le contre est des plus pertinentes car Nietzsche ne cesse d'opposer un Age d'Or fantasmatique où l'ordre était respecté à ce qu'il assimile pour le renversement malsain de toutes les valeurs survenues avec la malédiction du christianisme (et de son pendant intellectualiste le platonisme). Par ailleurs, le titre de l'Antéchrist est accompagné d'un projet qui commence par présenter l'ouvrage comme le premier tome d'une série portant sur l'inversion des valeurs, avant que Nietzsche ne décide que ce texte sera l'intégralité de cette fameuse inversion.
Le christianisme est cette inversion malsaine et Nietzsche prétend rétablir l'ordre naturel des choses tel qu'il le situe dans un Age d'or qu'illustre bien la citation d'un autre commentateur de Nietzsche, un certain Beardsworth :
"Le renversement (Umkehrung en allemand) se fait, pour Nietzsche, en deux moments historiques et culturels : premièrement, avec ce qu'il appelle la scission de l'ancienne aristocratie en une "aristocratie guerrière" et une "aristocratie sacerdotale", et deuxièmement, avec l'avènement du judaïsme et sa lutte ultérieure avec la culture romaine sous la forme du christianisme. A ces deux moments, le faible l'emporte sur le fort, et la métaphysique prend un essor culturel dont le dernier avatar est le nihilisme moderne."
C'est dans ce cadre qu'intervient la confusion du titre. Selon Nietzsche, quand on est contre, on est avant. Quand on est pour avant, on est contre? Nietzsche ne se rend pas compte qu'avec son Age d'Or, il répète tout bonnement la réaction politique la plus banale, réaction qui est tout aussi impossible que le fameux nihilisme qu'il entrevoit et qui coïncide avec ce que nous appelons le libéralisme capitaliste. L'opposition est conçue comme un Age d'Or qui est la meilleure définition de l'Éternel Retour du Même.
L'opposition selon Nietzsche est tout aussi impossible que ce providentiel Age d'Or. Dionysos est un mythe, l'Age d'Or est un mythe. Nietzsche traite le Christ comme un mythe. Girard montre de manière très fine (véritablement pour le coup, pas la finesse dont se réclament les esprits de plomb) que Nietzsche à son époque de positivisme est le seul penseur occidental de stature à comprendre que l'histoire du Nouveau Testament n'est pas un mythe au sens où les mythologies polythéistes le sont.
Différence essentielle : Nietzsche comprend que le christianisme n'est pas une histoire comme les autres parce que le christianisme présente une position unique concernant la victime. Le christianisme reconnaît la victime en tant que telle quand les autres mythes les tiennent pour des coupables bouc émissarisés. La reconnaissance de Nietzsche va de pair avec le contresens. Ce qui sous-tend la position nietzschéenne, c'est de partir d'un contresens radical pour proposer sa compréhension fine du christianisme.
Je veux dire : Nietzsche se trompe quant au fond, puisqu'il crée un affrontement fantasmatique et réactionnaire entre les valeurs chrétiennes (valeurs faibles) et les valeurs ataviques fortes (valeurs guerrières aristocratiques). Historiquement, les choses ne se sont pas passées ainsi, parce que ce qui sous-tend la vision nietzschéenne du réel, c'est une histoire de forces. J'approfondirai cette vision typiquement immanentiste dans une autre note.
Ce qu'il importe de comprendre, c'est que Nietzsche entend sous une forme qu'il nomme généalogique et qui est une vision méta-historique si l'on veut : il réduit le réel à des formes pures qui sont pour lui des forces pures. Deux forces pures antagonistes : la faiblesse et la force. Le christianisme est la/sa faiblesse. Nietzsche entend personnifier la force en reprenant la grande tradition des forts - selon lui : il appelle sur lui le destin qui attend tous les sectateurs de ses héros, en premier lieu de Dionysos.
Faut-il s'étonner que Mania s'empare de sa raison déjà troublée? Dionysos est un dieu fort atypique qui n'est possible qu'avec la compatibilité des autres dieux du Panthéon. Entre le dieu Dionysos et le symbole qu'en fait Nietzsche, il y a un hic : Nietzsche absolutise Dionysos pour en faire le pendant du Christ. Dionysos est absolutisé en ce qu'il est fortement humanisé. Nietzsche entend vraiment que les Surhommes deviennent des Dionysos. Nietzsche oppose le Christ en ne comprenant que son aspect humain : son rapport au divin est tiré du côté de la faiblesse.
Dionysos incarne la force (surhumaine). Dionysos fait homme est privé de sa nature divine. C'est significatif pour un dieu aussi bigarré et bizarre, qui est né des amours du dieu suprême Zeus et d'une mortelle. Dionysos est un dieu déconcertant, étranger, anomique, dont la particularité est d'être né deux fois, voire de se rapprocher du Phénix qui renaît de ses cendres.
Dionysos est le dieu de nulle part et un dieu errant, qui n'habite pas dans l'Olympe. Dionysos est le dieu qui sort des Enfers et qui est le dieu de la mort et de l'hiver. Dionysos est aussi le dieu qui connaître plusieurs identités, puisqu'il passe de Dionysos Zagreus tué par les Titans à Dionysos ressuscité. Dionysos est le dieu de la tragédie selon Nietzsche lui-même. Si Nietzsche se réclame de Dionysos contre le Christ, c'est tout simplement qu'il fait d'un dieu profondément anormal (au sens qu'il sort de la norme divine polythéiste) le dieu déséquilibré contre le dieu tout aussi déformé du Christ. Du coup, le sort de Nietzsche est scellé : son Dionysos est une force impossible opposée à une force impossible.
Le Dionysos de Nietzsche est un coup de force, sans vilain jeu de mot, contre la philologie et la pensée polythéiste. Le Dionysos de Nietzsche est la récupération immanentiste du polythéisme. Nietzsche présente Dionysos comme le retour aux valeurs bonnes ataviques alors que Dionysos est récupération immanentiste de valeurs idéalistes qui n'ont jamais existé et qui ne risquent jamais d'exister - pour le plus grand bonheur de l'homme.
La folie de Nietzsche vient de son attachement morbide et postromantique à la valeur de l'impossible comme valeur démente de substitution du nihilisme qu'il entrevoit. Quand on choisit l'impossible comme repoussoir du nihilisme, on finit fou. Mania s'occupe de vous. Avertissement des Grecs antiques : Œdipe a subi ce sort pour avoir vécu dans le déni. Il est happé par les Érinyes qui sont proches de Mania la divinité de la folie. Nietzsche est lui aussi attaqué par les Érinyes qui sont des déesses chthoniennes, persécutrices et infernales. Dionysos sort des Enfers à un prix inaltérable : être étranger, bizarre et atypique. Dionysos échappe aux Érinyes, alors qu'Œdipe est contraint d'accepter son sort de mortel.
Nietzsche est un mortel et sa catégorie impossible du Surhomme le condamne à la folie. Non pas de titan coincé entre les dieux et les hommes (pour simplifier), mais d'homme qui se prend pour l'incarnation moderne et nihiliste (immanentiste) du dieu : le Surhomme. Dionysos s'en sort dans la mythologie hellène en ce qu'il est de condition divine, soit en ce qu'il n'est pas soumis au temps et à la mort. Nietzsche est un simple homme. Pour schématiser, le seul moyen de supporter sa part dionysienne/dionysiaque consiste à accepter que l'autre versant débouche vers le Christ. Nietzsche scinde ces deux parts et entend surmonter par l'impossible sa fêlure schizoïde perverse intime qui renvoie à ce que les psychanalystes appellent l'opération de clivage et qui à des points de tension extrêmes peut engendrer un état de non retour.
Pour finir, j'aimerais revenir sur un aspect de Dionysos que le philologue averti Nietzsche ne pouvait pas ignorer mais qu'il a défié en choisissant de faire de Dionysos son modèle suprême contre le Christ : dans une conception monothéiste comme l'Islam, on ne rejette nullement le christianisme. On l'intègre en prétendant le dépasser. Chez les musulmans, Jésus est un prophète important et il n'est en fait pas question de décréter que Mohamed (non Mahomet l'apostat) est supérieur à Jésus ou Moïse. Il est simplement le couronnement de la prophétie.
Pour les musulmans, Jésus est un prophète fort important et décisif, au point que les musulmans ne sont guère chritianophobes, quand malheureusement les juifs et les chrétiens peuvent tout à fait se montrer islamophobes par incompréhension et partialité. Nietzsche avance qu'il aime tout ce qui n'est pas chrétien. Il aime l'Islam sans le connaître. La réalité, c'est que Nietzsche est un immanentiste qui prend comme repoussoir le christianisme qui est le monothéisme dominant de sa culture. Nieztsche est un occidentaliste fieffé et honteux qui aimerait tant se départir de son occidentalisme.
Nietzsche le maniaque patenté fixe sur le christianisme. Acceptons cette fixation psychiatrique universelle en nous rappelant que Nietzsche est un immanentiste et qu'il présente en plus la faculté déconcertante de porter des jugements à l'emporte-pièce sur ce qu'il connaît mal, voire ne connaît pas du tout. C'est ce qui fait sa force et sa faiblesse de savant trop humain. Dans la logique nietzschéenne, qui est occidentaliste et qui ne prend pas véritablement en compte l'Islam dans le monothéisme, c'est donc le Christ schématique contre Dionysos tout aussi schématique.
La sauce nietzschéenne prendra si mal que la résurrection nietzschéenne débouchera sur l'inverse exact de ce qu'il escomptait : au lieu d'un surhomme renaissant de ses cendres, un homme né deux fois - un fou mutique et abasourdi, frappé par la foudre d'une colère incommensurable. Nietzsche a-t-il médité une parole bouleversante de la Bible : "C'est une chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant" (Hébreux)?
Selon une tradition répercutée par l'économiste autodidacte et homme politique américain LaRouche, Jésus aurait été mis à mort suite à une discussion conjointe des prêtres de Mithra regroupés sur l'île de Capri et de l'empereur Tibère, dont Ponce-Pilate était le parent par alliance. Possibilité aussi intéressante qu'hypothétique. Nietzsche se rend-il compte que Mithra est lié à Dionysos - comme deux cultes qu'on qualifie aujourd'hui de sataniques et qui viendraient tous deux d'Inde via la Mésopotamie?
En choisissant Dionysos contre le Crucifié, Nietzsche opte pour le choix des sectateurs de Mithra. Il verse dans le diabolisme en prétendant assumer et renverser ce diabolisme en supériorité (surtout pas sainteté!). Nietzsche est un grand naïf qui au fond inspire la commisération. Il croyait tellement dans ses inepties qu'il fut foudroyé. Nietzsche est l'instrument candide et aveugle du mal véritable qui n'est ni le Mithra religieux historique, ni le Dionysos du même tonneau (hic!), mais l'eschatologie immanentiste que Nietzsche invente, qui est une symbolique religieuse (déni du religieux) et qui précipite Nietzsche vers la folie aussi certainement que l'absorption d'un tonneau de vin précipite l'impétrant vers l'ivresse.
Mais je m'aperçois qu'en suivant les sauts et les gambades du cabri fort éloigné des valeurs de Capri, j'ai (encore) écouté le caprice de mon dieu invisible et que j'ai oublié le sujet fixe/fixé. Ce n'est pas grave : l'important est de gambader - d'être le cerf des muses. C'est le meilleur moyen d'échapper au destin de l'esclave. Pour ma part, ce ne sera ni Dionysos, ni le marché, j'espère une forme véritablement divine qui permettra de sortir de la crise du sens dans laquelle nous sommes collés comme les moches du cache et qui nous empêche de concevoir la merveilleuse luminosité de Jésus, de Mohamed et des prophètes.

1 commentaire:

qu'importe mon nom. a dit…

Loin de vouloir être un défenseur de Cioran, je ne peux pas ne pas te faire cette remarque: Cioran n'est pas Nihiliste, il le dit lui-même, et on le comprend très vite lorsqu'on le lit avec attention: il est nihilisé, et christianisé, mais anti nihiliste et anti christianisme. Il faut faire attention à ce petit "isme" qui veut dire beaucoup de chose: terrorisé/terrorisme...

J'espère que tu sauras trouver la profondeur de Cioran (pas philosophique pour un sous, c'est vrais) en faisant cette distinction, Cioran nous décrit un expérience redondante, c'est un constat, pas un concept, il témoigne de sa maladie, de sa mollesse, de la ruine de son esprit.
Et il en témoigne avec une grande sensibilité, si dostoüevsky fut le seul qui ai appris quoi que se soit en psychologie a Nietzsche, Cioran est une forme de Dostoyevsky en ceci qu'il connait l'homme.

Mais je suis d'accord avec toi: un seul rire, un seul souffle de volonté de puissance insouciante et un balaye tout le témoignage de Cioran, et heureusement!