vendredi 4 décembre 2009

A l'ombre des jeunes filles en leurre

Faut-il un progrès mutant pour comprendre le Moustachu maniaque?

Le relativisme de Nietzsche s'explique par la réfutation des valeurs absolues classiques. Nietzsche contre Platon : pourquoi Nietzsche tient-il tant à s'opposer à Platon? Il reproche à la métaphysique de ne pas expliquer le réel. Il y a un côté mégalomaniaque dans la manie toute mythologique de Nietzsche, cette façon exubérante et définitive de vous expliquer qu'il est enfin le premier homme à trouver la solution du problème. Quel est le problème? Le transcendantalisme fonctionne sur le modèle du prolongement. Il suffit en gros de prolonger le réel que l'on expérimente pour avoir une idée de ce que représente le réel.
L'explication ontologique est un poil plus rationnelle et intellectualiste mais elle reprend le schéma transcendantaliste. Face à l'inexplicable, prolongez. A l'époque de Nietzsche, ce schéma du prolongement est gravement attaqué par la réaction qui découle de la modernité. Le raisonnement est simple et conduit à l'immanentisme : la représentation sensible que fournit le transcendantalisme est fausse. Nous le vérifions par 1492 et par la science moderne.
Donc : le schéma transcendantaliste du prolongement est certainement faux. Il mérite d'être remplacé par un schéma de type nihiliste selon lequel ce qui est expérimenté est juste. C'est l'intuition de Spinoza selon laquelle notre manière de concevoir le réel est adéquate au réel. Il signifie bien plus que la possibilité de la connaissance (théorisée par Platon et toute la lignée des esprits classiques). Il indique que seul le sensible est juste et que seul dans le sensible l'humain est juste. Le nihilisme antique considère que l'infini n'existe que dans le cadre du fini, fidèle en cela à la conception répercutée et théorisée par Aristote selon laquelle l'univers est fini.
L'immanentisme moderne va plus loin dans la réduction du réel aux bornes de l'humain : puisque la méthode scientifique invalide le schéma transcendantaliste et affirme la toute-puissance des sens, faisons en sorte que la raison soit le sens des sens. Validons l'hypothèse contraire au transcendantalisme, selon laquelle l'infini n'existe que dans le cadre de l'humain. Le fini correspond à l'humain et l'infini entre dans le fini. Il n'y a d'infini que fini et il n'y a de fini qu'humain. En d'autres termes : il n'y a d'infini qu'humain.
Sur ce modèle, nous avons le fameux renversement de toutes les valeurs auquel Nietzsche appelle avec une violence inouïe et ridicule. Renverser le modèle transcendantaliste, que représente à son paroxysme le christianisme, et lui substituer le modèle nihiliste de facture moderne - l'immanentisme. Le relativisme lance le débat sur la définition du réel. Si l'on propose une définition du réel infinie, on tombe sur des valeurs absolues. Si l'on oppose une définition du réel finie, on est relativiste. Le fondement du réel n'est relativiste que si le réel est fini. Dans une représentation où le réel équivaut à son apparence sensible, le fondement du réel tient dans le morcèlement ou dans la somme des parties.
Impossible d'aller au-delà de l'individu, sauf à développer vers la mutation les capacités de cet individu. C'est le surhomme de Nietzsche (pardon, le surhumain), qui bien entendu n'est pas le surhomme nationaliste, fasciste et/ou nazi, voire antisémite (terme de toute manière impropre), soit un guerrier violent et dominateur, mais un aristocrate et un fort au sens où il opère la mutation ontologique chère à Nietzsche et ébauchée dans le concept explicite d'Éternel Retour du Même. Mutation qui n'est pas politique mais ontologique. Mutation ontologique qui a été déformé et récupéré par les extrémistes politiques comme les nazis (pas seulement).
Le relativisme ne peut s'épanouir que dans le morcelé fini. Le relativisme implique que dans un monde fini, ce soit la domination oligarchique qui prime. Si l'on ne peut définir le droit des plus forts, c'est tout simplement parce que le droit des plus forts est arbitraire et irrationnel. Si l'on ne peut définir le droit des plus forts, c'est que le droit des pus forts s'exprime dans un monde de finitude. La fausseté du schéma fini est évidente à l'aune de cet irrationalisme des effets. L'absolu ne peut s'épanouir dans un modèle de finitude. L'absolu implique l'incomplétude, quand le modèle de complétude est trompeur en ce qu'il énoncerait la résolution du problème posé par l'incomplétude. Le partisan du modèle lié à la complétude triomphe : il tient la résolution du problème classique et assimile complétude et absolu.
Las! La fausseté du modèle de la complétude ne touche pas que la conception du désir. Elle est ontologique. Il suffit de lire Rosset pour entretenir de sérieux doutes sur la question : Rosset est incapable de définir le réel alors qu'il prétend apporter une innovation conceptuelle majeure. (lire La Nuit de mai). Il est vrai qu'il a de qui hériter: outre que Nietzsche n'a pas eu le temps, pour cause de folie maniaque, de préciser les contours positifs de sa révolution ontologique, Spinoza se contente d'annoncer avec fracas qu'il a défini le réel. C'est l'Incréé.
Autant dire que l'incréation est un tour de passe-passe et de mystification. Le relativisme est une conception au service du réel fini. C'est dans le cadre exclusif de la finitude que le relativisme peut s'épanouir. Le relativisme engendre nécessairement le droit des plus forts dans un réel unique. Cas et cadre d'un Nietzsche. L'unicité signifie rien moins que le dualisme exacerbé et antithétique. L'unicité signe le modèle fini, dans lequel l'unique est le fini. L'unicité libère la place déniée du néant, que l'on camoufle avec des concepts vagues et indéfinis (indéfinissables aussi).
Deux conceptions du relativisme s'affrontent :
- l'une qui fonde le relativisme à partir de l'absolu, comme Einstein. Dans ce cadre, la relativité de la représentation partielle va de pair avec l'existence de valeurs absolues et d'un modèle de réel infini;
- l'autre qui fonde le relativisme sur le fini, comme Aristote, Descartes et Spinoza. Dans ce cadre, la relativité va de pair avec l'existence de valeurs finies.
C'est ce second modèle que Nietzsche relève et défend. Quand le commentateur Wotling ose expliquer que Nietzsche ne défend pas le droit des plus forts - qu'il comprend de manière simpliste comme droit des plus brutaux, des plus violents ou des plus dominateurs au sens de la force quasi pure (parce qu'il ne croit en aucune valeur absolue et conçoit des valeurs relatives), se rend-il seulement compte qu'en se contredisant il oppose la relativité au droit des plus forts? C'est une billevesée stéréotypée que d'estimer que dans un système de type relatif, la relativité des valeurs engendre la tolérance subversive, quand l'intolérance s'ancrerait sur la certitude liée à l'absoluité.
Un peu de sérieux idéel. L'absolu est lié à l'incomplétude, quand c'est le fini qui engendre la complétude. De ce fait, l'intolérance ne peut naître que dans un schéma de complétude - ce qu'enseigne l'histoire des idéologies qui toutes s'ancrent dans la certitude de leur complétude impeccable. Il est comique que dans un prévisible effet de projection, Wotling écrive dans une collection baptisée idées reçues les pires préjugés au nom de la lutte contre les préjugés et pour l'esprit critique!
C'est un peu comme l'histoire de l'actrice pornographique qui reproche à son contradicteur (comme de juste taxé de moralisme judéo-chrétien) d'avoir des problèmes d'ordre sexuel. Il est bien connu qu'il faut entretenir de sérieux problèmes sexuels pour ne pas être d'accord avec les valeurs pornographiques. Osez l'assaut honni! En creusant les questions de fondements et de valeurs, on se rend compte que non seulement il est fourbe d'attendre une définition du droit des plus forts (ce qu'explique Platon), mais que de surcroît il est encore plus inconséquent de relier la certitude à l'absolu.
Les cas de persécutions religieuses ont depuis les Lumières laissé ce préjugé flottant dans les mémoires nourries au gain laïc. Au vu des guerres de religion européennes, seul le fanatisme religieux peut provoquer cette certitude absolue de lynchage criminel. Le fanatique selon l'expression d'un Voltaire, s'il est bien cet Infâme personnifié par ses persécutions, n'agit que dans le cadre strict et délimité d'une certitude et d'un cadre défini. Il est vrai que la perversion consiste à emprunter tous les chemins et à retourner le sens. Le fanatique est ce religieux qui au nom de sa foi en l'infini embrasse un champ si strict et délimité qu'il est l'expression paroxystique et déniée du fini.
Le fanatique est le religieux du fini infini. C'est un religieux oxymorique, qui finit dans la violence ce qu'il a commencé dans l'infini. On ne saurait supprimer le religieux au motif de se dévoiements. C'est dans le relatif qu'on peut ébaucher le droit du plus fort car c'est dans un système de valeurs incohérent que l'on peut prôner l'irrationnel. Opposer le droit des plus forts littéral à un droit des plus forts naturel est relatif. Si tout est relatif, tout peut se légitimer. C'est du sophisme à s'y méprendre - et c'est en quoi Platon a érigé son système ontologique et moral contre les sophistes de son temps - les Gorgias, Protagoras et autres confrères illustres et fortunés.
Le droit du plus fort s'appuie sur la rhétorique et non sur les biscotos. C'est ce que savait bien Gorgias. C'est ce qu'ignore ou feint d'ignorer Wotling. Selon Wotling qui répète son petit Nietzsche incrusté, le système des valeurs relatives est si absurde que tout le monde en fait défend le droit du plus fort : les forts et les faibles. Décryptons cet universalisme relativiste : les faibles sont des forts violents et dominateurs; les forts sont des forts forts, soit des forts inavouables, dont la force repose sur la rhétorique et les beaux discours.
Le raisonnement de Wotling est le suivant : la preuve que Nietzsche n'est pas pour le droit des plus forts, c'est que tout le monde est en faveur du droit des plus forts. Donc l'omniprésence du droit des plus forts prouve que le droit du plus fort littéral n'existe pas. De ce point de vue, la récupération de Nietzsche par les idéologues extrémistes et détraqués nazis est plus que le signe de l'irrationalisme du droit du plus fort, qui ne cesse de changer de mobile et de fin; les nazis sont les apologètes réducteurs et fanatiques de la force littérale et pure comme méthode de dépassement. La violence cataclysmique comme méthode de dépassement.
Évidemment, cette réduction de la force au sens littéraliste de la force signe le coup de force pseudo-logique du commentateur Wotling : présenter les forts nietzschéens comme des opposés au droit du plus fort littéral. C'est le cas. Les forts nietzschéens sont des forts rhétoriques. Des forts en thème. Des forts en philologie? C'est pourquoi Nietzsche dresse l'éloge des artistes et des créateurs. Dès lors, le déni du commentateur Wotling au service du système occidentaliste signifie que le libéralisme est un droit du plus fort. J'y revendrai, car Wotling l'objectif réducteur en arrive dans un autre chapitre à expliquer sans rire que Nietzsche n'est pas si antidémocratique que cela - et même que sa subtilité est telle qu'il est le plus grand des démocrates par ses attaques antidémocratiques abyssales et inimitables.
L'examen du raisonnement du commentateur Wotling démasque le système libéral que soutient Wotling. Il démasque cette mentalité qui se veut supérieure et vénérable alors qu'elle est mensongère et inconséquente. L'argument de Wotling selon lequel c'est dans une mentalité abolutiste que se développe le droit du plus fort est intégralement faux. C'est l'inverse qui est vrai : c'est dans un système relativiste et inconséquent. Wotling trompe - mais ce n'est pas l'erreur de Wotling qui importe car Wotling est un perroquet savant dont la stature intellectuelle ne mérite pas longtemps l'attention.
Ce qu'il y a d'intéressant dans la démarche de Wotling, c'est qu'il dresse l'apologie des discours de Nietzsche le sophiste successeur de Spinoza. Nietzsche est le vrai maître à penser de notre époque d'immanentisme tardif et dégénéré, dans la mesure où il nous est expliqué qu'il pense tellement haut, tellement fort qu'il ne sera pas compris avant des siècles et des siècles. Diantre! Bigre! Seul le surhomme surhumain pourrait-il entendre le message de Nietzsche? Les pauvres humains si limités sont-ils condamnés à mésinterpénétrer? Faut-il un progrès mutant pour comprendre le Moustachu maniaque? Wotling le commentateur zélé et exclusif serait-il déjà une incarnation du surhumain qu'il analyse avec une précision si brillante?
Derrière le commentaire inconséquent du discours inconséquent, derrière l'admiration bizarre qu'une époque libérale voue à un philosophe bizarre, il faut entrevoir la généalogie de l'immanentisme, qui commence à présenter des signes de faiblesse sous Nietzsche et qui s'effondrera selon Nietzsche en ce qu'il appelle le nihilisme si la mutation ontologique n'advient pas. Comme cette mutation est impossible et n'a aucun risque de réussir, le nihilisme que dénonce Nietzsche est le seul projet qui risque d'arriver.
Un peu comme Wotling son épigone,Nietzsche se moquerait du monde s'il n'était aussi aveugle; soit s'il se rendait compte que son grand projet ontologique est un leurre nihiliste typique - cette mutation impossible et grandiose. La dénonciation du nihilisme selon Nietzsche émane d'un nihiliste fieffé et endurci qui dénonce ce qu'il appelle de ses vœux. Il est conséquent qu'un immanentiste soit inconséquent. Le parallèle entre le nihilisme inconséquent et le droit du plus fort inconséquent est logique : de la même manière que tout le monde est nihiliste dans un plan d'immanence (selon l'expression du postmoderne Deleuze), tout le monde est favorable au droit du plus fort dans une mentalité relativiste : les faibles qui sont des forts littéralistes; et les forts qui sont des forts évidents et inattaquables.
Cette réduction des oppositions en un consensus ontologique n'est pas seulement un trait de la pensée de Nietzsche, qui n'a rien inventé, mais qui reprend les caractéristiques du nihilisme antique. Elle vient aussi du système religieux nihiliste qui fonctionne sur le mécanisme du déni : le déni n'est pas le refus bête et méchant de voir la réalité la plus évidente. Œdipe n'est pas bête, et sans doute pas si méchant que ça. Le déni est le syndrome du consensus mou selon lequel on refuse de prendre parti dans des oppositions et selon lequel on refuse de tenir compte du sens de l'opposition. Si opposition véritable il y a, choix capital il y a - aussi.
Alors que dans le système du déni, on refuse de voir l'opposition et l'on instaure la fausse communauté consensuelle, aussi conne que sensualiste, sous prétexte de faire la paix et de cesser la guerre, Œdipe n'est pas dans le déni parce qu'il a couché avec sa mère et tué son père. Il a couché avec sa mère et tué son père parce qu'il est dans le déni. Le système du déni ne peut qu'accoucher de terribles catastrophes parce que la pérennité du réel implique la reconnaissance des oppositions et des contraires.
Cela tient à la conception de la liberté, qui se manifeste dans l'opposition. Dans la nécessité à laquelle souscrit Nietzsche, après tant d'autres, l'unité moniste implique le refus des oppositions au nom de la paix. Et après? Il reste à relier le déni œdipien avec le relativisme. Pas de déni sans relativisme. Pour une raison déjà expliquée : le déni prospère à l'ombre du droit du plus fort et de l'absence de vérité. Un peu de franchise : à l'ombre des jeunes filles en leurre.

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