vendredi 11 décembre 2009

Voie de faits

Il était des fois.

Ah, mes moutons! Ils bêlent, mais ils ne sont plus moutons de Panurge. Désolé pour le christianisme social, mais les moutons sont des agneaux. Que vaut un loup à côté d'un mouton? Un louton? Un loup donne le ton? Les agneaux sont les créatures du Seigneur. Amen le néant.
Alors, oui, au fait, ô fées, lis - la deuxième caractéristique d'Internet après la gratuité, c'est la voix. On remarque que ce sont des multitudes de voix fractionnées qui circulent sur Internet, qui s'entrecoupent et qui se déchirent. C'est une horreur! C'est inconséquent! C'est mésindividuel! C'est consternant! C'est accablant! C'est infect! C'est décadent! Retournons à Gutenberg et quittons toutes affaires cessantes ce brouet infâme!
J'ai lu les délires sur le danger d'Internet : les voix ne sont pas assez compétentes, assez formées, assez journalistes. Internez Internet! Tu parles dans le vain! Toi pâle dans le ravin! Vide une bouteille, chante Khayyam et enterre ta logique interne! Commentateur! Alors que l'on commence de toutes parts à constater que les journalistes officiels sont de vulgaires propagandistes, on se rend compte par contrecoup que la libération de la pensée vient du grand Internet honni. Gutenberg, va te coucher!
Internet t'a libéré des carcans de la pensée conformiste et sensuelle. Pour être édité sur Gutenberg, c'est le sérail, la grande foire, les copains, les entregants, les diplômes et les soubrettes, les télés et les chroniques; Internet évacue le business, le tintouin, les éditeurs-parasites, les diffuseurs-parapluies, les louangeurs zélés, les critiques enthousiastes, les faiseurs de mode faisandés, le grand monde de Saint-Gerpied, les plumes mazoutées, la palme du napalm.
T'as pas la plume de la voix, mon bon Gutenberg. Internet t'a détrôné. Tu prônais la voix individuelle, la voix institutionnelle, la voix célébrée. Regarde où t'as mené ta belle politique de l'individu triomphant : vers la voix commune, la voix sans issue, l'impasse de la pensée. Ta voix t'a trompé. Le style s'est dissous sous l'académisme forcené. A force de chercher la respectabilité sociale, t'as oublié que les valeurs données sont toujours dépassées.
Il est très important de constater que le carcan de la voix individualiste s'oppose aux voix d'Internet. On a la foi des voix - ou pas. Il était des fois. Évidemment, les voix plurielles sont fractionnées et en mutation constante. Mais la seconde caractéristique d'Internet, ce sont les voix. Après la gratuité qui s'oppose aux droits d'auteur, les voix s'oppose à la voix. The Voices against the Voice. On sait que le surnom The Voice désigne une belle crapule, un piètre compositeur et un bon interprète, dont plus personne ne parlera d'ici cinquante ans - et dont on ne parle déjà plus. Grandeur et misère de l'académisme.
Idem pour Gutenberg : on a cru qu'en institutionnalisant et reconnaissant l'artiste-individu, on avait créé une catégorie impérissable. Résultat des courses : elle est dépassée. Deux cents ans d'immanentisme triomphant, Internet revient pour imposer la multitude contre la singularité. Dieu contre l'un. Dieu sans an. Internet contre Kierkegaard. Qui gagne? Qui rame? Les voix multiples, plurielles et fractionnées donnent une nouvelle forme littéraire : le blog. Les blogs éclatent les voix et sortent la parole du continu temporal - chronologiquement logique.
Le blog fracasse les codes du roman bourgeois. Quand on blogue, on est à la fois dans la poésie, le théâtre, l'information événementielle et la création romanesque. Le blog est le nouveau genre littéraire du troisième millénaire - chrétien. Peut-être un jour parlera-t-on du blog comme l'avènement littéraire d'une nouvelle forme religieuse. La nouvelle forme, c'est le néanthéisme. Le blog instaure l'avènement du néant dans la parole. Le calendrier néanthéiste renvoie Gutenberg aux calendes immanentistes. Le néant casse la logique ordonnée et ordonnatrice de l'être. Le néant a besoin de fraction, de dissension, de recension. Le blog offre ces promesses - et bien d'autres encore.
Vous êtes lassé par la belle continuité de l'individu? Vous êtes frappé par la médiocrité de ces défilés d'individus de plus en plus mesquins, narcissiques et prévisibles? Peut-être faudra-t-il un peu de temps, mais désormais, la créativité a changé de camp. Autant en emporte le temps. La créativité a changé de champ. Vous la trouverez sur Internet. Ce sont ces myriades démultipliées et innombrables de voix qui pullulent, qui caquètent, qui pérorent, qui irritent et qui déforment.
Ce sont ces monstrueuses symphonies de chœurs antagonistes et luxuriants, ces montagnes de polyphonies radieuses et frileuses. Comment résister à l'appel des voix quand on est cantonné au spectacle roboratif et stéréotypé d'une seule voix cantonnée dans son zoo clos et ses drames à tics? Guettez le charme désuet de l'auto-fiction. L'auto-fixation? La preuve que la création s'endort, s'ankylose et se déprécie? L'évolution de l'art contemporain en peinture et en musique. Qu'est-ce que cet art criard, qui nous case les yeux et nous frise les tympans?
Allez sur Internet, vous y trouverez le pire. Le meilleur du pire. Le pire est le meilleur. Le meilleur était le chef-d'œuvre individualiste made in Gutenberg. A l'aune du critère bourgeois, marchands du temple aux templiers banqueroutés, les vertus d'Internet sont les véroles patronnesses. Ne vous y trompez pas. Le vent a tourné. Le néant est arrivé. Le néant a tout démultiplié. Comme les pains, le néant est divin. Ceux qui s'appliquaient à brosser leur singularité à reluire sont d'un coup démodés. Fini le temps des belles chronologies, des journaux intimes, des exploits sexuels et des provocations télégéniques! Internet vous nique votre frac à fric.
Internet vous libère en vous démultipliant, en vous désordonnant, en vous désorganisant, en vous déstructurant, en vous détemporalisant. Internet vous libère du temps. Osez le vent frais du néant. Pas le néant nihiliste. Le néant néanthéiste. Ça vous en bouche un groin? Ça vous défrise la roquette? Tant mieux. C'est la ruse de la rue : la ruse à la rue. La ruse est à nous. La rue est aux fous. La charrue est aux bœufs. Ces décennies passées à beugler son individualisme et au final, les multitudes l'emportent! Cruelle ironie de la créativité : la qualité ne va pas aux meilleurs des individus, aux triomphants des mimes. Les deniers seront les derniers. Les premiers? Les voix? La création passe par la multitude et le néant. Changez de champ. Sinon, déchantez. Merci Internet de nous avoir montré la voie.

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