vendredi 15 avril 2011

Critique de la volonté pure

"Ca ne peut pas être voulu" est l'objection que l'on entend pour rappeler que la volonté ne peut être partagée par autant d'individus différents concernant un dessein d'ensemble, une tactique générale, un plan qui serait concerté à l'avance et qui réussirait à impliquer de nombreux pans de la réalité humaine avec une méticulosité et une complexité qui laissent pantois. L'application de la volonté dans le réel (à longue échéance) suppose la concertation la plus diverse, et l'on ne peut concerter des décisions aussi importantes sur la principale base de la volonté avec autant de facteurs d'implications et de durée.
- Décisions générales : elles concernent le déroulement de l'ensemble de l'histoire humaine.
- Décisions longues : elles ne constitueraient pas des plans à court terme, mais des plans dépassant le terme d'une génération et se déroulant sur au moins un demi siècle, parfois plus, avec des implications sociales labyrinthiques impossibles à prévoir.
On parle de processus historiques comme la mondialisation (globalisation), qui s'est déroulée depuis la Renaissance et s'est accélérée ces quarante dernières années (depuis que le démantèlement des accords de Bretton Woods a signifié la dérégulation de tout contrôle politique sur la sphère économique et commerciale). Souvent, il s'agit d'expliquer comment la dérégulation ultralibérale a pu à ce point prendre le contrôle de l'ensemble des structures humaines mondiales, en intégrant leur nombre élevé et leur diversité complexe, sans volonté préméditée et sans concertation explicite.
Ou : comment l'histoire de l'idéologie libérale, par-delà ses linéaments et sa gradation historique (du libéralisme philosophique et économique de Smith à l'ultralibéralisme de Hayek, von Mises et Friedmann) a pu envahir à ce point les esprits, alors que la plupart de ceux qui appliquent le libéralisme se trouvent lésés par le principe libéral de la main invisible (la main invisible n'existant pas, elle est le cache-sexe pudibond de la loi du plus fort chère à Platon). Il faut à la fois une volonté concertée, qui implique un dessein conspirationniste; et cette concertation n'est pas logiquement envisageable, car elle suppose non seulement l'accord de trop d'individus pour un projet unique et rigide, mais surtout une capacité prophétique et diabolique à imposer au réel et à l'histoire les désirs humains, comme si le désir (la volonté) possédait le pouvoir de prendre en compte la complexité du réel sur la durée de plusieurs siècles.
C'est en particulier contre ce principe que s'élèvent spontanément les objections contre le complotisme, tant chacun sent bien que la volonté humaine n'a pas le pouvoir de commander au déroulement du réel, surtout sur le terme prolongé (au-delà d'une génération, mettons). La raison de ce soutien aveuglé à la volonté et au complotisme, c'est qu'il est juste d'estimer que des complots peuvent survenir, mais qu'il est faux d'imputer leur cause à la volonté humaine.
Prenons l'immanentisme, qui porte une mentalité beaucoup plus profonde que le libéralisme. La plupart de ceux qui participent de l'immanentisme n'en ont pas conscience. La volonté implique une participation active et consciente (délibérée). Comment peuvent survenir certaines mentalités si ce n'est pas par l'opération de la volonté ou d'une faculté impliquant conscience, concertation et délibération? La création de la mentalité repose avant tout sur l'inconscience, je veux dire sur des éléments non conscients et non voulus : ceux qui reproduisent les linéaments et prolongements d'une certaine mentalité n'ont pas conscience d'obéir aux fondements spécifiques de cette mentalité, se montrant d'autant plus zélés, attentifs au détail et perfectionnistes dans leurs tâches particulières qu'ils ignorent leur participation à cette mentalité d'ensemble.
On se trouve surpris de constater que les participants à une mentalité furent si zélés pour sa production tout en faisant montre d'une monstruosité criminelle (cas emblématique des nazis qui n'hésitèrent pas à commettre des atrocités comme le génocide). La monstruosité s'explique parce que les monstres n'ont pas conscience de leur monstruosité, parce qu'ils n'ont pas conscience de participer à une mentalité dont ils ignorent les fondements. On s'étonne que tel paisible père de famille, homme simple et sain, ait pu participer activement à la liquidation de centaines d'hommes dans un camp de concentration?
Mais c'est qu'il n'avait pas conscience de la mentalité générale qu'il soutenait et appliquait - qu'il se bornait à faire son travail particulier le plus méticuleusement possible. Je ne défends pas cet homme de sa monstruosité en l'excusant de n'en avoir pas conscience, tant s'en faut; j'estime de manière critique que le fonctionnement de l'esprit humain repose sur le rationnel et que rationnellement on ne peut comprendre le sens d'une action ou d'un processus sans en cerner ses fondements. Concevoir un processus de manière sectionnée revient à le tronquer et à ne pouvoir le comprendre.
On ne peut comprendre quelque chose que dans son intégralité, ce qui fait que l'on peut comprendre une forme particulière dans son intégralité du fait du morcèlement ontologique; mais que le fait de ne pas chercher à comprendre l'intégralité du réel en s'en tenant à des formes toujours particulières signale un manque de lucidité qui rejaillit dans la réflexion particulière de ces formes. Un scientifique qui refuserait la réflexion se condamnerait à minorer sérieusement le résultat de ses travaux scientifiques.
Comment fait-on pour mettre en place de manière programmée une certaine conception générale d'ordre volontaire (par exemple idéologique) qui rejaillirait par-delà les décennies et les siècles sur l'ensemble de la société, notamment dans ses domaines particuliers? Comment des économistes et philosophes libéraux sous les Lumières pourraient avoir prévu un plan idéologique commercial universel qui se trouverait par exemple repris par des dirigeants de nombreux pays dans le domaine spécifique de l'éducation? Si le plan initial est repris par des successeurs spécialistes, lointains et inconnus, comment expliquer cette continuité qu'il serait aberrant d'imputer à la volonté consciente?
Quelle faculté peut expliquer ce fait intrigant et non conscient de la continuité d'une mentalité et de son suivi scrupuleux sans concertation préalable? Comment sans concertation peut-on manifester une telle servilité et une telle opiniâtreté profonde et efficace? Que l'on jette un oeil sur l'oeuvre de René Girard, qui, s'il est un philosophe solide se présentant comme anthropologue, a eu le mérite de la franchise réductrice malgré la profondeur de certaines de ses analyses : notre académicien émérite et chrétien catholique estime que c'est le désir mimétique qui serait au fondement du développement de l'homme.
Fort de sa découverte simple, Girard montre comment le désir mimétique explique le fonctionnement comportemental, notamment pour les sacrifices et le phénomène religieux. Désireux de montrer en quoi sa découverte explique un maximum de problèmes, un peu comme le scientifique par des expériences valide sa théorie novatrice, Girard en vient souvent à expliquer les limbes de l'histoire. Mais ce choix du désir mimétique pose un problème théorique d'envergure : Girard en proposant le désir mimétique associe de manière presque pléonastique le désir et le mimétique.
C'est bien le désir qui permet d'expliquer sous la forme de son expression active le mimétisme la possibilité pour une mentalité de se mettre en place et d'imprégner différents mouvements indépendamment ou presque de la volonté. Par mimétisme, on peut expliquer que des gens en viennent à embrasser les mêmes comportements et les mêmes valeurs, et surtout qu'ils le fassent sans avoir conscience qu'ils reprennent les codes; voire les modes de cette mentalité; au contraire, la plupart des imitateurs patentés et zélés d'une mentalité se réclament de la rébellion et de l'opposition, et ce faisant, plus ils paradent plus ils se noient dans le mimétisme.
Car le mimétisme présente comme avantage théorique de ne pas recourir à l'explication par la volonté, la conscience - et le complotisme. Du coup, il valide que des comportements soient explicables par la même cause sans avoir recours à l'explication par la volonté ou le désir. Rien de plus pratique pour expliquer l'immanentisme que le mimétisme. Car le mimétisme est l'expression pratique du désir; et la volonté est un synonyme du désir (Schopenhauer est un cousin de Spinoza, en plus atrabilaire et misanthrope peut-être, encore que). Précisons que le surgissement du complotisme indique que le mimétisme a dégénéré et qu'il en est au stade terminal où il constitue une acmé aussi impériale que moribonde.

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