lundi 25 avril 2011

L'excellence médiocre

http://www.lepoint.fr/societe/les-rois-du-paradoxe-par-christian-saint-etienne-13-01-2011-129481_23.php

Quand on écoute cette intervention de l'économiste institutionnel Christian Saint-Etienne (professeur titulaire de la Chaire d'Economie industrielle au Conservatoire National des Arts et Métiers, renouvelé au Conseil d'analyse économique placé auprès du Premier ministre, conseiller de Paris, conseiller pour le 5e arrondissement, vice-président du groupe Centre et Indépendants au Conseil de Paris), on se dit qu'on nage en plein dans les affres de la pensée unique et de la rhétorique du politiquement correct, qui essayent d'accéder à la critique sans verser dans la contestation systémique. Comment dit-on - patiner en accélérant? Expliquer que la France bourrée d'atouts et d'excellence universelle pâtit d'un inexplicable sentiment de dépression (peut-être pour partie explicable par sa difficile entrée dans la mondialisation) revient à justifier l'ultralibéralisme indéfendable et à ressasser les arguties passées au service de la mondialisation.
Par les temps qui courent, parler de dépression pour qualifier l'effondrement systémique en cours ne relève pas de l'exercice analytique difficile et courageux; c'est un mensonge depuis longtemps irréfutable et démystifié - éventé. A un moment pourtant, en fin d'article, Saint-Etienne ose une critique qui m'apparaît fondamentale et décisive : "Le paradoxe français d'un pays surdoué qui patine sur lui-même et d'une nation dotée d'atouts exceptionnels qui déprime ne se résoudra pas sans un choc d'une violence extrême contribuant à balayer des pseudo-élites politiques et culturelles coupées du monde réel, comme la défaite de 1940 avait ouvert le champ aux hommes qui jetèrent les bases des Trente Glorieuses. Un pays dans lequel on ne peut plus construire de diagnostics partagés fondant une action publique résolue, alors que le monde accélère vers de nouveaux horizons, est un pays mûr pour une révolution".
Je trouve qu'il s'agit d'une brillante analyse de la situation, qui succède à des commentaires du même acabit émanant de dirigeants de cercles institutionnels, notamment celui du médiateur français de la République, Jean-Paul Delevoye. Autant l'on peut douter de l'irrationalisme qui tend à rendre inexplicable qu'un pays surdoué déprime et patine sur lui-même, autant l'on ne peut qu'être d'accord avec le diagnostic final, d'ailleurs en décalage avec ce qu'énonçait initialement Saint-Etienne. Saint-Etienne prend pour point de comparaison historique le profond changement politique et culturel entre la Seconde guerre mondiale et les Trente glorieuses. C'est à mon sens une excellente analogie, car seul un profond changement d'une classe politique affairiste à la botte des élites financières désaxées et dégénérées peut venir à bout du marasme qui terrasse non seulement la France, mais l'ensemble de l'Occident aussi dominateur que décadent.
Mais dans ce cas, si l'on compare même non linéairement le moment historique de l'entre-deux guerres avec notre période, on ne peut valider l'explication irrationaliste et paradoxale selon laquelle un pays surdoué subit inexplicablement les affres de la dépression (terme lui-même analogique, car on voit mal comment un pays pourrait déprimer). C'est la reconnaissance implicite quoique formulée (paradoxe de Saint-Etienne lui-même?) selon laquelle le problème est bien plus profond qu'un simple problème économique et qu'il atteint sans doute derrière les problèmes économiques des problèmes culturels. Saint Etienne ne dit pas autre chose, lui qui définit le problème comme politique et culturel, faisant de l'économique un sous-problème politique.
Cette grille d'analyse tend à invalider au moins partiellement, quoique fondamentalement, l'analyse marxiste qui considère que le fondement du réel est l'économique. Car si ce sont des raison culturelles et politiques qui tendent à expliquer l'économique, l'importance accordée à l'économique, surtout à l'heure actuelle, sert à masquer le problème de fond. L'économique fondamental et finaliste serait une diversion peut-être profonde et importante - mais une diversion. J'en veux pour preuve le système de Marx, qui commence explicitement son Capitalen renversant le système hégélien. Or le système hégélien constitue déjà une réduction dialectique et ontologique drastique de la dialectique et de l'ontologie platoniciennes.
Le marxisme serait donc une superréduction ou une hyperréduction au sens où il réduirait le réel au social et à l'économique et de ce fait, ce qu'il considérerait comme fondamental serait en réalité une conséquence de ce qui est historiquement fondamental pour l'homme. Pas l'économique, mais le religieux, que tant de laïcards bornés et fiers de leur supérioritéinavouée en Occident se targuent de mépriser en toute candeur et bonhomie. Malheureusement, on vit à une époque où de plus en plus, le constat d'une nécessité de profond changement est délivrée par des acteurs importants de la vie publique, comme Saint-Etienne, mais avec une grande timidité rhétorique non suivie d'effets pratiques et politiques; et, fait théorique accablant, avec un sens de la contradiction remarquable.
Car si la France a besoin de manière urgente d'une révolution visant à remplacer ses élites corrompues et oligarchisantes, c'est qu'elle n'est pas ce pays qui a tout pour réussir et qui rate de manière inexplicable. Saint-Etienne illustre cette manière irrationaliste de penser, qui verse dans la contradiction, ne parvient plus à penser de manière rationnelle et empêche d'accéder à une véritable critique comportant l'exercice de la positivité primordiale. Sans quoi Saint-Etienne aboutirait au constat, plus déprimant pour lui que pour les Français, selon lequel ce qu'il a appris longuement et savamment sur les bancs de l'école, notamment en économie, reposait sur l'erreur. Le monétarisme et le libéralisme sont truffés d'erreurs, surtout quand le libéralisme devient ultralibéralisme avec l'intervention symptomatique des économistes de la Société du Mont-Pèlerin. A ce sujet, il serait instructif que Saint-Etienne nous livre son analyse détaillée des théories et critiques proférées par un ancien du Mont-Pèlerein, ce seul Prix Nobel français d'économie qui osa mettre les pieds dans le plat au début des années 80, je veux parler du récent défunt Maurice Allais.
La dernière fois, lors d'un extrait Internet de l'émission Ce soir ou jamais, l'on vit le démographe et protectionniste libéral (encore de la contradiction dans les termes) Emmanuel Todd nous délivrer une attaque virulente, quoique juste, du système néo-conservateur de Sarkozy. Il se trouva remis en place par de nombreux intervenants sur le plateau, au nom de la bienséance morale et de la politesse élémentaire. Ces intervenants étaient des opposants polis et respectueux à Sarkozy, qui validaient à leur insu le diagnostic émis par l'économiste Saint-Etienne quant à l'effondrement des élites françaises. Les élites sont si corrompues qu'elles ne se rendent plus compte de l'importance des valeurs qu'elles entendent incarner. En particulier, elles croient qu'il est encore temps de se poser des questions subalternes, alors que la maison brûle. Qu'un Attali en particulier puisse passer pour un opposant, même interne et progressiste, au libéralisme, alors qu'il constitue au mieux un ventriloque des stratégies financières mondialistes, indique à quel point les apparences sociales sont faussées et retentissent profondément sur l'appréciation intellectuelle.


D'accord avec l'analyse de Saint-Etienne : nous allons droit dans le mur, peut-être des révolutions sanglantes, peut-être des guerres civiles, sans aucun doute des changements structurels profonds. Encore plus d'accord avec Delevoye, qui n'use pas du paradoxe et de l'explication irrationaliste comme le fait Saint-Etienne. Pas d'accord du tout avec Todd Jr., qui propose des solutions perverties pour résoudre les problèmes, ce qui revient à conforter les problèmes faussement résolus. En gros, le protectionnisme libéral est un oxymore risible - le protectionnisme ne peut pas plus être libéral qu'il ne serait nationaliste. La réduction dont fait preuve Saint-Etienne pourrait se caractériser comme suit : notre bon élève modèle essaye sincèrement de délivrer un diagnostic critique courageux, mais se révèle incapable d'accéder au positif.
Il demeure rivé dans la critique négative comme une mouche à son ruban adhésif et, au delà de ce rationalisme critique négatif, il verse dans le paradoxe de l'irrationalisme. Cette incapacité de Saint-Etienne ne ressortit pas du problème intellectuel, tant s'en faut; mais du problème qui frappe la formation intellectuelle de nos élites en Occident (élites tant intellectuelles que politiques). Saint-Etienne est un archétype de la figure de l'expert brillant et reconnu, économiste modèle engagé en politique, qui face à un problème historique grave n'est pas capable de formuler le problème au point de dépasser le stade négatif de la critique. Du coup, il verse dans l'irrationalisme du nihilisme atavique. C'est un problème spécifique de formation réussie et fausse, où l'on s'est trompé dans les domaines de l'économie (du monétarisme) et de la politique (le libéralisme) et où l'on empêche du coup l'élève devenu professeur d'accéder à la positivité.
Plus fondamentalement, c'est le problème de l'explosion de la mentalité nihiliste moderne (l'immanentisme) qui constitue la clé de voûte du problème. Le nihilisme remplace le positif par le négatif : l'Etre de Parménide et Platon par le non-être qui parcourt le monde antique hellène de Démocrite, des sophistes ou d'Aristote. Un véritable continent non identifié, qui explique que l'on en soit aujourd'hui dans cette situation catastrophique où l'humanité se trouve menacée du plus grave risque d'effondrement général et unifié de l'ensemble de son histoire connue. Elle s'en remettra, parce que l'homme est capable de changement profond. Mais Saint-Etienne au seuil de ce diagnostic s'arrête et dépose les armes.
Si Saint-Etienne n'avait pas été imprégné d'un raisonnement nihiliste terminal, rendant impossible l'accès au positif, et considérant que le seuil de la pensée s'arrête au négatif, il ne proposerait pas des remèdes s'en remettant au paradoxe irrationaliste. La véritable critique de fond porte ici non pas sur la mauvaise foi qui peut prendre les atours de la déférence sociale et de l'hypocrisie face à l'urgence de la situation politique et historique (la démission des élites face à leurs responsabilités historiques se manifeste dans ce plateau consternant et morbide de Taddeï); mais sur la formation déficiente qui pousse des esprits brillants à verser dans l'excellence académique, alors que cet académisme sorbonnard et néo-scolastique repose sur l'erreur, voire une certaine forme de plus en plus explicite (à mesure que le système porteur s'effondre) de bêtise (étant entendu que la bêtise peut non seulement se révéler érudite, mais, fait moins reconnu, également intelligente).

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