lundi 11 avril 2011

L'Etre contre le néant

De la méontologie (suite).

Dans son Traité du non-étant, Gorgias propose un court traité du monisme nihiliste contre le monisme ontologique de Parménide. On pourrait se demander pourquoi ce curieux singulier denon-étant, lui l'érudit sophiste qui prend soin de ne pas parler de non-être pour mieux répudier toute idée d'unité comprise dans le propos des ontologues. Sans doute est-ce fort de son discours de contradiction forcenée que Gorgias décide que ce qui est multiple peut aussi être singulier et universel (à défaut d'être véritablement un).
Quand on valide de manière fondamentale la contradiction, on est contraint de fonder son raisonnement sur la contradiction. La plus belle des contradictions énoncées par Gorgias reste que tout est non-étant alors que son propre discours constitue quelque chose - qui est - au moins d'une certaine manière. Mais peu importe pour Gorgias, qui part du postulat compréhensible mais contestable selon lequel les ontologues proposent une explication du réel qui est des plus approximatives, puisqu'ils ne sont jamais capables de définir la clé de voûte de leur système, cet Etre parfois ultime et mystérieux (plus encore que Zeus).
Rappelons ici que l'abstraction de l'Etre n'est jamais définie totalement et peut à bon droit être perçue comme une approximation, à condition que l'on mentionne qu'elle prolonge de manière universelle l'idée selon laquelle il y a quelque chose plutôt que rien. Cette formule de Leibniz résume de manière distanciée et ramassée la problématique de l'ontologie antique (dont l'ontologie moderne reprend la substance avec notamment Leibniz). Cette intuition n'est pas un coup de force au sens que Rosset donne à ce terme pour mieux en accuser Platon.
C'est l'idée selon laquelle l'homme ne peut progresser dans le réel s'il ne postule pas qu'il y a quelque chose plutôt que rien. L'entreprise de nihilisme moniste de Gorgias conduit à réhabiliter sournoisement l'apologie de la destruction et de la domination (les sophistes personnifient par leur érudition et leur richesse ce culte de la domination mâtiné d'hédonisme). Quand Parménide propose son monisme ontologique, c'est pour empêcher l'avènement du nihilisme, qu'il sent croître dans cette période de crise profonde du sens que signifie l'avènement du nihilisme.
La raison du danger n'est pas un simple problème théorique qui serait déconnecté du réel pratique. L'enjeu tient tout bonnement à la pérennité du réel, tant le nihilisme, derrière son apologie de la contradiction, engendre le chaos et la destruction. Quand Gorgias répond par son jeu rhétorique au monisme de Parménide, il produit une inversion théorique qui pourrait être prise pour une provocation. A monisme antimonisme.
Gorgias se rend compte que l'ontologie recèle une faiblesse logique et théorique : elle prolonge les étants et leur caractéristique d'être (au sens de plénitude) dans un Etre universel, complet, parfait. Mais cette carence logique et théorique n'est pas clairement formulée par Gorgias. A la technique ontologique du prolongement, il répond par la technique alternative de l'antagonisme. Historiquement, je suis persuadé que cette technique nihiliste n'est pas seconde par rapport au transcendantalisme, mais - première. L'homme a commencé par douter fortement de l'être, du quelque chose, du plein, et ce n'est qu'en réponse à ce doute destructeur qu'il en est venu à façonner les différentes religions transcendantalistes.
Gorgias ne va pas définir clairement le non-être autrement qu'avec cette idée confuse selon laquelle si l'Etre n'est pas définissable en prolongement, c'est que la structure du réel doit plutôt être organisée selon le mode inverse de l'antagonisme (être/non-être). Drôle de raisonnement qu'un binarisme (de forme fort dualiste) qui prétend passer d'une hypothèse universelle à son contraire. L'objection à cette conception radicale est que l'erreur ne se résout pas par la production simpliste d'un énoncé inverse, mais que les corrections peuvent êtreintermédiaires.
Rien ne prouve que si A est faux, non A soit vrai. Surtout, si A est une erreur, non-A sera tout aussi bien une erreur, puisque le penseur demeure sur le même paradigme fini (la contradiction suppose la finitude). La réponse antagoniste (en mode d'inversion) implique que l'erreur diagnostiquée à l'endroit demeure à l'envers. Cette particularité de l'erreur persistante(erreur persistant dans la contradiction) explique pourquoi Démocrite n'est jamais parvenu à résoudre son incohérence théorique, malgré ses multiples remaniements pour rendre conciliables l'infini des atomes et l'infini du vide.
La proposition théorique nihiliste aboutit à l'incohérence de l'antagonisme fondamental, quand la proposition de type ontologique (et d'obédience transcendantaliste) n'est pas incohérente, parce qu'elle prolonge l'expérience partielle en un tout. La supériorité du modèle théorique ontologique sur le modèle théorique nihiliste, qui se manifeste par la présence d'un seul infini (et non l'opposition de deux infinis), s'explique par le fait que le réel est un et non duel - unité qui mène vers l'infini.
Mais les deux modèles se recoupent par leur faiblesse paradigmatique commune, en ce que tous deux sont incapables de définir le fondement de leur théorie : tant l'Etre que le non-être sont indéfinis (Heidegger en sait quelque chose, lui qui n'a jamais réussi à définir l'Etre). C'est le principal point de critique que Gorgias adresse à l'ontologie - et notamment à Parménide. Gorgias répond de manière inversée à Parménide, parce que le monisme exclut la théorie adverse. Parménide exclut le nihilisme, tout comme Gorgias exclut l'ontologie.
La mauvaise foi de Gorgias consiste à faire comme si le monisme nihiliste équivalait au monisme ontologique - comme si le nihilisme équivalait au transcendantalisme. Car si l'ontologie d'obédience transcendantaliste propose la pérennité de l'aventure humaine, le nihilisme mène vers la destruction, le chaos, la disparition humaine. Ce n'est pas tout à fait la même chose. L'Etre contre le néant : tout un programme. Or ce n'est pas du tout la même chose de ne pas définir l'être et de ne pas définir le non-être. La non définition de l'Etre pérennise l'idée selon laquelle le réel est plein.
Tandis que la non définition du non-être entraîne l'idée selon laquelle le réel est vide. Gorgias contredit le nihilisme le précédant pour parvenir à son monisme nihiliste. Car les nihilistes historiques, dont nous avons des traces avec Démocrite et Aristote en particulier, ne professent pas de monisme, mais un dualisme antagoniste entre l'être (les atomes selon Démocrite) et le non-être (le vide selon Démocrite). Gorgias en voulant résoudre les contradictions intenables du système de Démocrite en vient à tuer le nihilisme qu'il prétend réformer et rendre cohérent.
Comment ce qui est indéfini et contradictoire pourrait être plus viable que ce qui est indéfini et prolongé? Comment le nihilisme pourrait se révéler supérieur à l'ontologie? L'arnaque de Gorgias ne consiste pas seulement à opposer son monisme nihiliste au monisme ontologique tout en ne le définissant pas plus (comme si cette non définition aboutissait à une honorable partie nulle); elle consiste plus encore à proposer un monisme qui rend la théorie nihiliste de loin inférieure à l'ontologie, qu'elle soit moniste ou pas. Entre la destruction et la pérennité, il n'y a pas photo.
Quant au modèle nihiliste moniste de Gorgias, il nous indique une information précieuse sur le réel. On savait que le réel est un et que la proposition nihiliste de dualisme antagoniste aboutit à la destruction, soit la négation de ce qui est réel. L'unité dans la contradiction est impossible. L'unité n'est pas la contradiction. L'unité est le processus qui transcende la contradiction - c'est ce constat qui légitime le fondement de l'ontologie, en tant qu'expression rationaliste du transcendantalisme atavique.
Mais transcender la contradiction n'est pas prolonger le réel dans une structure être/Être (Heidegger dirait : étants/Être). L'état initial de contradiction, de néant et de chaos ne peut être surmonté et résolu que par l'usage du reflet. Le reflet crée en enversion un état complémentaire de non-contradiction : l'identité, par l'opération de complémentarité entre le domaine fini de la contradiction et la production du domaine fini de la non contradiction. La résolution de la non-contradiction ne peut s'envisager et se produire que par l'augmentation de l'être, ce qui implique que la croissance de l'être provienne d'une diminution du non-être et que le reflet soit le mouvement trouvé pour proposer un équilibre, soit une pérennité au réel en tant qu'unité.
L'idée qui résout la contradiction est le reflet. L'idée qui produit l'identité est le reflet. Raison pour laquelle depuis une méditation opérée à partir de l'état de l'être, l'on ne puisse comprendre l'enversion du reflet et que l'on aboutisse à l'identité quasi tautologique de l'être. Entre diminution et augmentation quantitatives, on parvient à une stabilité qualitative, mais cette stabilité qui est la définition du réel et la condition de l'Un n'est pas un état figé et fixe. C'est un reflet structuré en enversion.
Gorgias propose son monisme comme l'idée que tout est non-être, soit qu'il existe de fait une antériorité du non-être sur l'être. Chez Démocrite, cette précellence n'est jamais affirmée clairement, car elle ruinerait le réel. Du coup, deux infinis sont posés côte à côte, ce qui n'arrange pas le problème de cohérence. La cohérence logique apparente de Gorgias ne saurait résoudre l'incohérence de Démocrite, puisqu'elle constitue une radicalisation de cette incohérence dans l'antimonisme de l'incohérence. Le jeu rhétorique s'impose puisqu'il n'est pas d'être, juste de la contradiction. Autant dès lors s'amuser, rire avant que tout ne retourne dans le chaos désordonné. Gorgias a décelé dans son monisme la primauté de la contradiction sur la non-contradiction.
On comprend qu'Aristote essayera de corriger cet antimonisme contradictoire par son principe de non-contradiction circonscrit à l'être fini et censé conférer à la métaphysique une alternative philosophique face à l'ontologie. Gorgias peut s'amuser tant qu'il veut sur le bateau de l'être, car pour lui tout est promis à la contradiction initiale et première (supérieure et dominatrice). Il est intéressant que Gorgias entende exprimer le point de vue du nihilisme le plus radical (monisme) avec l'idée simple que tout est contradiction (antimonisme). Car d'autres avec Aristote, et tout la filiation nihiliste depuis ses travaux, prétendront plutôt que le réel est d'essence tautologique, pour reprendre l'expression de l'immanentiste terminal Clément Rosset (un contemporain qui serait l'avatar saisissant de Gorgias en ce qu'il prône une sorte de monisme postspinoziste).

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