vendredi 22 avril 2011

Le je du jeu

De la méontologie (suite).

Quant au jeu que tant de commentateurs ont relevé chez Gorgias, il provient de la primauté nihiliste (méontologique) du non-être sur l'être. Encore cette manière de s'exprimer est-elle légèrement incorrecte, puisque Gorgias prend bien soin de n'employer comme termes ni l'Etre ni l'être, ni le non-être, et leurs exacts contraires en nihilisme, mais le non-étant et l'étant. Qu'est-ce que le jeu? C'est la principale activité d'ordonnation dans l'ordre de l'être (fini). De ce point de vue, Gorgias joue parce qu'il connaît (selon lui) la primauté du non-étant sur l'étant. On peut jouer à la fois parce qu'on veut ordonner l'être - et parce qu'on estime que l'être est subordonné au non-être.
La ligne de démarcation entre ces deux conceptions du jeu réside dans la valeur du jeu : valeur gratuite contre valeur payante. Les sophistes se font payer, quand les Hellènes avaient organisé des Jeux olympiques gratuits. Que Gorgias joue recèle une valeur nihiliste, car le nihiliste est un adepte du jeu payant. Payer signifie que le gain est la seule valeur de l'être, en tout cas sa plus haute valeur; tandis que la gratuité ontologique implique que la valeur finie soit subordonnée à la valeur infinie (en langage ontologique, la valeur de l'Etre).
En dissolvant l'être de son langage dans le non-étant, Gorgias indique que le jeu payant est la plus haute valeur de son système philosophique. Il serait faux de destituer les sophistes de leur prétention (fondée) à la philosophie. Simplement, ce sont de supernihilistes qui ont évacué le théorique (le sérieux) au profit de la rhétorique (le jeu). Un des principales attaques de Platon contre les sophistes réside dans le fait qu'ils se font grassement payer pour les leçons qu'ils dispensent.
Cette critique n'est pas purement morale ou sociale, mais elle est connectée avec le système nihiliste dont se réclament les sophistes. Platon dénonce le nihilisme en l'appelant sophisme : c'est la loi du plus fort qu'il vise, parce qu'il se rend compte que cette loi du plus fort est destructrice, pas simplement injuste. Gorgias le beau parleur et le docte savant incarne cette dérive où le jeu payant signifie la primauté du non-étant sur l'étant. Ce faisant, Gorgias rappelle qu'il est un nihiliste radical, un sophiste, puisque chez Démocrite l'atomiste, cette primauté du non-être se révèle assez ambiguë.
Si d'un côté le vide semble définir d'une manière assez différente de l'infini l'infini ontologique (plein); de l'autre, il semble que Démocrite opte pour la coexistence du vide et des atomes, coexistence dont on a vu qu'elle était contradictoire et intenable (d'où le fait que l'exposition est obscure, confusion encore renforcée par la mauvaise qualité du petit nombre de textes transmis). Gorgias part d'une intuition (au sens spinoziste) qui contredit l'observation de Xénophane : le plein n'existe pas au sens où l'homogénéité du réel n'existe pas. Si hétérogénéité il y a, le non-être caractérise cette hétérogénéité. Mais si l'hétérogénéité aboutit à l'antagonisme fondamental entre être et non-être, Gorgias qui survient après les difficultés des atomistes et des penseurs nommés présocratiques se rend compte que l'antagonisme plein/vide (être/non-être) n'est pas possible, car il rend inexplicable cette coexistence antagoniste. Comment expliquer l'antagonisme?
Il est plausible que dans la pratique Gorgias légitime son monisme nihiliste par son activité de sophiste. Le meilleur moyen de légitimer le sophisme est-il de proposer un système théorique qui l'explique? Au lieu de chercher comment l'on peut légitimer qu'un système philosophique repose sur l'irrationnel, commençons par rappeler que Gorgias est un sophiste et que le propre du sophiste est de promouvoir l'enseignement de l'irrationnel sous l'atour du savant. Avec une caractéristique constante : l'irrationnel se trouve d'autant plus légitimé qu'il est dénié, soit qu'il ne se trouve pas pris en compte. Le sophisme ne prend en compte que ce qui succède au fondement.
D'où cette érudition qui caractérise de manière provocatrice la démarche des nihilistes en général, des sophistes en particulier. L'érudition signifie que le savoir le plus étendu ne peut se développer que sur l'incompréhensible et l'irrationnel. C'est pour cette raison que Gorgias prend soin de préciser dans ses axiomes initiaux que l'être ne peut être connu et que la connaissance est impossible. Peut-être est-ce sous l'effet d'une certaine prétention que Gorgias ajoute que la communication est tout aussi impossible que la connaissance. Gorgias précise que si la connaissance était possible, la communication ne le serait pas, elle.
Il serait tentant de se demander si Gorgias n'insinue pas qu'il détiendrait lui la connaissance, mais qu'il ne peut la communiquer. Comment un partisan du discours rationaliste (seulement humain) comme Gorgias peut-il verser dans une telle démesure (irrationaliste)? On l'excuserait presque de nous communiquer son conseil fondamental de l'irrationalisme, car l'irrationalisme est la seule communication possible - au-delà de laquelle on verse dans l'indicible.
La réaction préoccupée plus encore que virulente (Platon est moqueur, Gorgias le savait et le remarqua) s'explique par cette légitimation de la démesure : au nom de l'irrationalisme validé, il est cohérent de défendre le point de vue démesuré du savoir indicible, qui se traduit dans la pratique par l'érudition pédante et payante de l'enseignement des sophistes. Le point commun des sophistes repose sur la destruction de la vérité et son remplacement par l'argent. Si rien n'est vrai, il faut payer. Il est raisonnable d'estimer que les sophistes prouvent leur supériorité intellectuelle par leur érudition et qu'un Gorgias estime explicitement qu'en en sachant plus, il ne peut communiquer le fondement de ce qu'il sait. Gorgias devait être imbu de lui-même, comme aujourd'hui certains philosophes mondains (médiatiques).
L'écriture du Traité du non-étant ne serait pas satisfaisante pour le lecteur seulement si l'on ne prend pas en compte ces trois préceptes initiaux qui sont un peu les présupposés rationalistes de Gorgias derrière lesquels affleure son irrationalisme viscéral et indiscutable (indémontrable aussi). Avec une autocomplaisance assez bonhommes et pateline, Gorgias assène à son lecteur qu'il jouera à partir du moment où seront codifiées les trois règles jouant le jeu d'axiomes en mathématiques. Gorgias joue le jeu à partir du moment où l'on joue son jeu. Le jeu de Gorgias set de jouer à partir du moment où les dés sont lancés. Jeu non pas truqué; mais, pis encore, jeu mensonger. Jeu ne joue plus.
Les trois axiomes initiaux qu'énonce Gorgias avec sa bonne foi rationaliste (sa mauvaise foi irrationaliste) rappellent que la connaissance est impossible et qu'elle ne peut de toute manière être partagée. Gorgias ferait oeuvre salutaire et salubre en rappelant implicitement qu'il connaîtrait la vérité sans qu'il ne puisse la communiquer. Cette manière de concevoir puis de s'exprimer (rhétorique) peut surtout être entendue à partir du critère de la contradiction. La vérité connue signifie en langage irrationaliste une approche contradictoire, confuse, polémique de ce qui serait et qui plutôt n'est pas. Par son monisme irrationaliste et nihiliste, Gorgias postule que le réel est de texture contradictoire et que du coup, la connaissance est impossible. C'est un fait que le langage n'a pas accès à la contradiction. Il ne peut dire la contradiction. Il ne peut que verser dans l'érudition et c'est bien cette démarche de dire l'indicidble qu'entreprend Gorgias le sophiste. La connaissance étant impossible, seul le savoir est possible. D'où le jeu.
Pas n'importe quel savoir, puisque le savoir se trouve frappé d'inanité en tant que possibilité d'expression de l'être figé. Le savoir payant, puisque si tout n'est pas, alors tout est permis. Le savoir payant désigne le savoir de ce qui étant seulement n'est pas. Quand Gorgias lance le non-étant en opposition à l'Etre ontologique, il ne cherche pas à provoquer, mais à signifier que si les étants sont, ils ne sont pas englobés dans l'Etre, mais dans quelque chose qui n'est pas construit en prolongement des étants. Donc le non-étant, qui n'est pas essentialisé en non-être et qui permet de ne pas prolonger, de contredire la doctrine de l'ontologie classique, notamment le moniste Parménide.
C'est en référence explicite à ces théories antiques que surgit le mouvement nihiliste européen, avec une forme politique fort moderne (quasi contemporaine). Ce nihilisme explicite et idéologique provoqua une influence majeure sur le chrétien orthodoxe torturé Dostoyevsky, qui en tant qu'esprit religieux savait que le nihilisme se dénommant explicitement et récemment n'est qu'un succédané idéologique; pas seulement le mouvement qui remonte à la Révolution française; mais une conception fondamentale atavique, dont la forme et la formulation explicites ne sont qu'une résurgence aléatoire dans la modernité et, par son caractère idéologique, une forme peu représentative, sinon réductrice.
Dans cette pensée nihiliste, au sens implicite et antique, l'argent figure la fin la plus acceptable - si l'on s'avise que le tout n'est pas. Outre que le tout devient possible dans une configuration nihiliste (tout est rien), cette valeur exclusive et finaliste accordée à l'argent signifie qu'il convient de choisir tout ce qui est contradictoire et inexplicable comme fondement indicible et authentique - ou que la seule fin téléologique que l'on puisse fixer se brise sur le caractère fini des étants. D'où le privilège du jeu au sens du caprice, de l'éthéré, voire du frivole : le jeu repose sur l'irrationnel et le contradictoire. Jouer, c'est soit jouer pour devenir, soit jouer pour n'être pas - avec alors pour seule finalité le jeu. Dans ce cas, l'argent devient la fin, car c'est la fin la plus immédiate et proche au sens où l'étant est vite fini - et où lui succède le non--étant.
Si Gorgias ne définit jamais le non-étant, c'est parce que le non-étant est indéfinissable. Limite du langage et de la logique. Cette approche de la réflexion n'est envisageable que dans une conception qui entérine la contradiction comme fondement. Comment le langage, l'argent et toutes ces valeurs qui sont existantes (sont et existantes étant peut-être des pléonasmes métonymiques voire synecdoquiques, à moins que l'existence s'intègre dans le monisme nihiliste (l'antimonisme) et soit un étant qui n'est pas au sens ontologique) et qui à ce titre participent quand même d'un certain être peuvent-ils être non-être - si tant est que cette formulation comporte quelque valeur? C'est oublier que Gorgias ne dit jamais que l'étant n'est pas l'étant, mais que l'étant est subordonné au non-étant. Pour preuve, il a abandonné explicitement le vocabulaire ontologique Etre/non-être. Et, fort de son dualisme étants/non-étant, il va jusqu'à dissoudre l'être tout de même unique et fini de l'atomisme en étants multiples et pluriels, et la primauté du non-être sur l'être se dégage, non seulement de cette multiplicité des étants (en lieu et place de l'être, voire de l'Etre), mais de l'unité paradoxale quoique primordiale du non-étant sur les étants. Ce qui chez Démocrite restait vague, voire encore conservé (l'unicité de l'être fini par exemple) devient chez Gorgias explicitement multiple et plus cohérent. Seule incohérence : celle initiale de l'indéfinition du non-étant.
Mais objecterait un Gorgias : le non-être n'est pas plus à expliquer que l'être à partir du moment où se trouve validée de manière fondamentale l'explication par la contradiction et l'irrationnel (le nihilisme qui plus est sous une forme particulièrement virulente et radicale chez Gorgias). C'est ce qui ressort du monisme de Gorgias - le piège qu'il tend à tous les rationalistes excluant l'irrationalisme, les rationalistes ontologues et antinihilistes, c'est-à-dire ceux qui cherchent une explication au réel. Ne pas chercher d'explication ne signifie pas être forcément ignare. Les vrais irrationalistes sont des érudits - à l'image de Gorgias. Il n'y a pas d'explication au monde, et s'il y en avait une, elle serait incommunicable. Le langage ne peut dire que ce qui est. On ne pourra pas prétexter que l'on n'était pas prévenu, puisque Gorgias prend soin de synthétiser sa pensée (son monisme nihiliste) dès le départ de son traité, qui plus est en trois propositions synthétiques claires et concises.
Au fond, Gorgias s'amuse parce que le caractère irrationnel du réel engendre un effet de jeu et de joie. La joie du joueur a été qualifiée de folle par l'avatar contemporain de Gorgias, Clément Rosset. L'irrationnel est drôle signifie : la joie de l'être se produit au contact du du non-être supérieur. Gorgias renforce cet effet de nihilisme en opposant aux étants (multiples) le non-étant (singulier irrationnel et contradictoire). La limite du langage (dire l'étant selon le sophiste Gorgias) indique que nous ne pouvons pas accéder à la connaissance du réel de texture contradictoire. Le monisme nihiliste de Gorgias se montre formel sur ce point. Gorgias y ajoute le jeu - dérision et drôlerie.
Aristote sauvera la possibilité de connaissance en rendant la connaissance possible, à condition qu'elle soit strictement circonscrite au domaine de l'être. D'où la rigueur à l'oeuvre dans le nihilisme, qui donne à penser que ces philosophes sont scientifiques (appétit qui ne remonte pas à Gorgias le rhéteur et qui culminera chez Aristote le métaphysicien). Quant au débat entre les courants nihilistes, il tourne autour de ce que Démocrite n'avait pas su démêler : le non-être prime-t-il d'une manière ou d'une autre sur l'être? Gorgias y répond en promouvant son monisme nihiliste; Aristote nuancera encore en cherchant un compromis entre Platon, Gorgias et Démocrite. Il semble que chez Aristote la supériorité du non-être sur l'être (le multiple de l'être est expliqué causalement par le multiple du non-être) permet de sauvegarder la possibilité de connaissance tout en l'incorporant dans un système nihiliste enfin viable (parachèvement de la quête nihiliste monothéiste).

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