Revenons à notre mouton antipopulaire et aristocratique, furieux de bêler et proposant pour ne plus bêler de bêler de plus belle. Le fond de la démarche de Nietzsche est trouvé quand on observe que Nietzsche n'accorde pas une attention rigoureuse au principe de contradiction. Les détracteurs qui font le jeu des thuriféraires, en particulier des commentateurs qui commentent dans la mesure où ils dressent l'éloge inconditionnel de leur Grand Auteur Commenté et Commandé, insinuent que Nietzsche serait un écrivain parfois subtil, mais manifestement inconséquent et brouillon.
Les commentateurs ont beau jeu de rétorquer que la démarche de Nietzsche serait supérieure au principe de contradiction. Nietzsche qui prétend dépasser le principe de contradiction, c'est le summum de la philosophie. C'est comme quand il dépasse la métaphysique ou qu'il propose la mutation du réel vers l'Hyperréel : si Nietzsche promet ce qu'il avance, alors il clôt effectivement la philosophie, ce qui correspond en grande partie à son projet posthégélien, au sens où il appelle à des philosophes de l'avenir qui suivraient sa propre démarche, ce dont un Clément Rosset se réclame ostensiblement et ce dont des écrivains autoproclamés par décret publicitaire Nouveaux Philosophes ne sauraient se réclamer en aucune façon.
Voyons ce qu'il en est à partir de la prose typique d'un commentateur - de celui qui est l'un des commentateurs nietzschéennes les plus respectés en France, un ultra-académiste bardé de diplômes et de distinctions prestigieuses, j'ai nommé Patrick Wotling, dans son impérissable et créatif Nietzsche, idées reçues. Notre brillant commentateur, dont la recherche historienne ne saurait en aucun cas coïncider avec la philosophie, est plus qu'un commentateur de Nietzsche. C'est un disciple. Comme l'insigne part des commentateurs académiques? Dans son livre, dont nous avons déjà étudié certaines illusions répandues sous couvert de lutte contre les préjugés, le plus drôle est qu'il prétend dissiper les illusions courantes contre Nietzsche. Toujours ce préjugé aristocratique et élitiste d'ordre critique qui verrait le commentateur détenir un savoir rare et pointu par opposition aux préjugés majoritaires et superficiels.
Si Nietzsche dit vrai, alors son disciple Wotling est superficiel à force d'érudition en apparence profonde. Le quasi Commentateur Officiel de Nietzsche en France de l'heure éphémère explique le reproche de contradiction souvent imputé à son Nietzsche si bien compris (selon quel point de vue?) : "Nietzsche instaure un mode de pensée qu'il qualifie de dionysiaque, qui consiste non pas à dépasser les contraires, mais plutôt, en sens inverse, à mettre en évidence par avance l'illégitimité des oppositions contradictoires, en dégageant les présupposés sur lesquels elles reposent sans vouloir le reconnaître" (p. 30).
Pour démontrer le caractère révolutionnaire et incompris de la pensée nietzschéenne, Wotling ne craint pas d'exhiber son nihilisme exacerbé : "La partition sujet/verbe par exemple, renforce en permanence la conviction que la réalité est faite de choses stables, autonomes, séparées, et susceptibles d'exercer des actions, comme si elles détenaient un pouvoir de déclencher des événements, ou de s'abstenir de le faire. Le langage s'avère ainsi inapte à exprimer par exemple que les choses n'existent pas à proprement parler, qu'elles ne sont que des fictions dont on peut retracer la construction mentale progressive, et que la réalité est uniquement devenir, plus précisément un ensemble de processus de transformation : c'est pour les désigner que Nietzsche utilisera les termes de "pulsions" ou d'"instincts"." (ibid.)
Il est intéressant d'observer la subversion du platonisme que Nietzsche effectue pour le compte de l'immanentisme. Il reprend à son compte l'idée de dynamique pour l'associer au principe du nihilisme : non seulement les choses ne seraient pas stables et figées comme dans la tradition nihiliste antique, mais le dynamisme nihiliste rendrait le mieux compte du nihilisme en ce que la stabilité des choses admet encore trop l'existence de quelque chose; alors que le changement (le devenir) nie l'existence des choses.
Nietzsche prétend aller encore plus loin que les nihilistes antiques en dépassant le caractère des choses et en instaurant une opposition : d'un côté son changement révolutionnaire, nihiliste et nouveau; de l'autre, la métaphysique ancienne, figée et sclérosée. Selon Wotling le scrupuleux Nietzsche chamboule l'opposition religieuse transcendantalisme/nihilisme en la simplifiant. Car il faudrait plutôt opposer à la tradition classique, qui affirme les choses à partir de leur changement idéalisé - la tradition nihiliste qui fige les choses au nom du rien. C'est dans cette seconde catégorie que se situe Nietzsche, qui prétend la dépasser par l'invention d'une innovation conceptuelle : le changement immanentiste.
D'ailleurs, sur le sens réel de ce changement pseudo-dynamique, Nietzsche se réfère explicitement à des valeurs nihilistes, quoique proches de la tradition matérialiste classique : les pulsions et les instincts. Quel que soit le sens subversif que Nietzsche accorde à ces mots, le changement auquel il appelle n'est que trop limpide : c'est la mutation ontologique, qu'il légitime par la possibilité d'un changement exacerbé s'appuyant précisément sur rien, aucun substrat, aucun fondement, aucune réalité de quelque chose.
Le nihilisme de Nietzsche ressort avec évidence de la confession de Wotling précédemment citée : "Les choses n'existent pas à proprement parler" et surtout : "Elles ne sont que des fictions". C'est littéralement ce que Nietzsche nomme le devenir - la transformation, le changement. Le devenir, c'est la reconnaissance du rien fondamental, initial et finaliste. Dans cette mentalité, on peut tout changer, puisque l'on ne change rien. Ce sont des analyses que le Rosset terminal de Logique du pire poussera à son paroxysme.
Le changement est ici nihiliste. La logique de Nietzsche le pousse à légitimer la possibilité du changement le plus révolutionnaire en ce qu'il milite ouvertement pour son idéal postromantique de mutation ontologique dont il est le promoteur et qui lui permet à son goût d'achever la révolution immanentiste, en particulier de sauver l'homme confronté à la phase impossible d'immanentisme tardif et dégénéré. Dans cette logique irrationnelle, Wotling est en droit d'affirmer que "Nietzsche instaure un mode de pensée qu'il qualifie de dionysiaque, qui consiste non pas à dépasser les contraires, mais plutôt, en sens inverse, à mettre en évidence par avance l'illégitimité des oppositions contradictoires, en dégageant les présupposés sur lesquels elles reposent sans vouloir le reconnaître. C'est là du reste une des lignes d'investigation les plus présentes dans la réflexion de Nietzsche que de démontrer en quoi il y a solidarité profonde de ces apparents opposés - plus encore en quoi les choses que nous valorisons naissent en réalité de leur contraire." (p. 20-21).
Suivons pas à pas la logique de Wotling. Nietzsche prétend dépasser la contradiction parce qu'au fond, selon lui tout se vaut ("Les choses que nous valorisons naissent de leur contraire"). Dans cette démarche évidemment fausse, susciter le changement radical implique de se contredire en apparence, parce que pour dépasser le principe de contradiction, il convient d'exacerber la contradiction. De toute façon, si l'on est réellement nihiliste, l'on dépasse le principe de contradiction par l'universalisme du relativisme. Si tout se vaut, les contraires se valent.
Ce que Wotling appelle "l'illégitimité des partages contradictoires sur la base desquels continuent de travailler les philosophes" (p. 31), c'est l'apologie du dépassement de la contradiction sous une valeur de réconciliation supérieure. Cette valeur, le nihilisme la produit négativement, en affirmant que tout se vaut et en proposant comme valeur supérieure de réconciliation le néant. Mais aucune définition positive du néant ne vient. Vraiment rien. Le nihiliste se contente d'affirmer l'existence du néant positif (ce qui constitue une contradiction dans les termes).
L'immanentiste terminal Rosset proposera comme définition la tautologie, ce qui revient à refuser la définition au nom de l'exercice de définition. Et Nietzsche? Que propose-t-il une fois qu'il a constater que "même les penseurs les plus radicaux sont demeurés, en pratique, superficiels, contredisant constamment les exigences qu'ils affichaient" (ibid.)? Rien; trois fois rien. Écoutons sur ce point le Commentateur Pénétrant et Irréfutable (Détenteur de la Vérité Nietzschéenne Ultime) : "Loin de mépriser le souci de vérité et de tomber dans les contradictions, Nietzsche reprend le questionnement à la racine, montre en quoi la valorisation de la vérité est elle-même problématique" (ibid).
Constatation entièrement négative : Nietzsche a sapé les fondements de la vérité classique. Il ne propose rien en échange (indépendamment du fait que sa démarche est frappée par l'erreur la plus obvie). Pis, la parenté de Nietzsche avec les sophistes contemporains de Platon suffit à montrer l'identité de Nietzsche : quoiqu'il passe pour un penseur novateur et incompris, il n'est jamais qu'un sophiste moderne - soit une forme de pensée attendue et rebattue. Et Wotling? Notre commentateur devient l'avocat du - sophiste immanentiste. La position de Wotling est intéressante parce qu'il cache son engagement dans le fond irrationnel, voire médiocre, derrière l'objectivité revendiquée et hypocrite du commentaire plus universitaire qu'universaliste.
Une fois constaté que "l'identification de la philosophie à la recherche du vrai, et les problématiques qui en découlent (recherche de savoir objectif, recherche de l'être), se trouvent ainsi disqualifiées" (p. 31-32), Wotling admet que Nietzsche propose une démarche entièrement critique, ce que Rosset note d'ailleurs à son tour dans ses propres Notes sur Nietzsche.
Pour finir, Wotling propose rien de moins que l'apologie de la rhétorique combinée à la philologie, la formation universitaire et académique du sophiste moderne : "Bien lire" sera désormais le mot d'ordre exprimant la réforme nécessaire de la manière de penser : décrypter la réalité avec probité, en se gardant des préjugés qui ont conduit es philosophes à lui imposer une grille prédéterminée" (p. 32). Il est drôle de parler de réforme, d'une réforme entièrement négative pour le moment. L'éloge de la bonne lecture rappelle étrangement l'éloge similaire du beau langage prôné par Gorgias (et à l'autre bout de la chaîne historique par Rosset).
Bien entendu, la récupération de Nietzsche par le commentateur est patente : l'éloge de la bonne lecture est en tous point, presque mot à mot, le travail qu'effectue Wotling, ce qui est une manière pour Wotling d'expliquer savamment et sans ciller qu'il est, lui le commentateur, la référence du projet nietzschéen : un commentateur droit et zélé. Nous ne savons pas si Nietzsche entendait dans son projet de nouveaux philosophes l'avènement de commentateurs dithyrambiques et apologistes comme Wotling, mais si tel était le cas, le refus du changement au nom du changement nihiliste serait des plus riches.
Nous pouvons présumer cependant que la figure absolument dévaluée et inférieure du pur commentateur comme l'est Wotling (soit d'un érudit qui explique et répète la pensée d'un autre auteur reconnu et prétendument méconnu) n'est pas le nouveau philosophe tant vanté qu'attend Nietzsche. Sans doute son dérivé dévalué ou dégradé. Nietzsche voulait fabriquer une nouvelle race (sans intention raciste) de philosophes qui soient capables de répéter en les reformulant par rapport à leur époque le vieux fond nihiliste avec sa modernisation immanentiste. De ce point de vue, un Rosset correspond plus au projet de Nietzsche qu'un dévoué commentateur par trop stéréotypé.
Mais Wotling tout en dressant l'apologie finale du commentateur à son effigie (à l'image d'un Hegel pour qui la philosophie culminerait à Iéna) s'empresse de montrer qu'il adhère lui aussi à la mentalité immanentiste (qu'il n'est pas capable de déceler par mimétisme plus que moutonnier) :
une des principales caractéristiques de l'immanentisme est la différance, soit l'identité toujours différée et toujours démultipliée. L'autre caractéristique est l'impossible : définition impossible, raisonnement impossible. Après avoir passé son temps à nous expliquer que le projet de Nietzsche consistait à dépasser la contradiction classique par la production d'un terme supérieur, Wotling se garde bien de nous définir le précieux terme-sésame positivement. Toujours le travail évanescent du négatif.
Au contraire, Wotling se contente, suite à son indéfinie dérobade, sans doute à baptiser Éternel Retour de la Dérobade, de botter en touche et de se défiler en appelant à un nouveau terme, comme de juste non défini : "Le résultat en sera une hypothèse de lecture : l'essai d'interpréter le monde comme volonté de puissance" (ibid). Qu'est-ce que la volonté de puissance? Impossible de le savoir dans ces pages consacrées à la contradiction surmontée par une réconciliation d'autant plus supérieure et suprême qu'elle est indéfinissable. La contradiction surmontée par la volonté de puissance. Et la volonté de puissance? Est-elle définie clairement - ou fait-elle partie de ces termes vagues que le Nietzsche conscient n'a guère eu le temps de définir?
Les commentateurs ont beau jeu de rétorquer que la démarche de Nietzsche serait supérieure au principe de contradiction. Nietzsche qui prétend dépasser le principe de contradiction, c'est le summum de la philosophie. C'est comme quand il dépasse la métaphysique ou qu'il propose la mutation du réel vers l'Hyperréel : si Nietzsche promet ce qu'il avance, alors il clôt effectivement la philosophie, ce qui correspond en grande partie à son projet posthégélien, au sens où il appelle à des philosophes de l'avenir qui suivraient sa propre démarche, ce dont un Clément Rosset se réclame ostensiblement et ce dont des écrivains autoproclamés par décret publicitaire Nouveaux Philosophes ne sauraient se réclamer en aucune façon.
Voyons ce qu'il en est à partir de la prose typique d'un commentateur - de celui qui est l'un des commentateurs nietzschéennes les plus respectés en France, un ultra-académiste bardé de diplômes et de distinctions prestigieuses, j'ai nommé Patrick Wotling, dans son impérissable et créatif Nietzsche, idées reçues. Notre brillant commentateur, dont la recherche historienne ne saurait en aucun cas coïncider avec la philosophie, est plus qu'un commentateur de Nietzsche. C'est un disciple. Comme l'insigne part des commentateurs académiques? Dans son livre, dont nous avons déjà étudié certaines illusions répandues sous couvert de lutte contre les préjugés, le plus drôle est qu'il prétend dissiper les illusions courantes contre Nietzsche. Toujours ce préjugé aristocratique et élitiste d'ordre critique qui verrait le commentateur détenir un savoir rare et pointu par opposition aux préjugés majoritaires et superficiels.
Si Nietzsche dit vrai, alors son disciple Wotling est superficiel à force d'érudition en apparence profonde. Le quasi Commentateur Officiel de Nietzsche en France de l'heure éphémère explique le reproche de contradiction souvent imputé à son Nietzsche si bien compris (selon quel point de vue?) : "Nietzsche instaure un mode de pensée qu'il qualifie de dionysiaque, qui consiste non pas à dépasser les contraires, mais plutôt, en sens inverse, à mettre en évidence par avance l'illégitimité des oppositions contradictoires, en dégageant les présupposés sur lesquels elles reposent sans vouloir le reconnaître" (p. 30).
Pour démontrer le caractère révolutionnaire et incompris de la pensée nietzschéenne, Wotling ne craint pas d'exhiber son nihilisme exacerbé : "La partition sujet/verbe par exemple, renforce en permanence la conviction que la réalité est faite de choses stables, autonomes, séparées, et susceptibles d'exercer des actions, comme si elles détenaient un pouvoir de déclencher des événements, ou de s'abstenir de le faire. Le langage s'avère ainsi inapte à exprimer par exemple que les choses n'existent pas à proprement parler, qu'elles ne sont que des fictions dont on peut retracer la construction mentale progressive, et que la réalité est uniquement devenir, plus précisément un ensemble de processus de transformation : c'est pour les désigner que Nietzsche utilisera les termes de "pulsions" ou d'"instincts"." (ibid.)
Il est intéressant d'observer la subversion du platonisme que Nietzsche effectue pour le compte de l'immanentisme. Il reprend à son compte l'idée de dynamique pour l'associer au principe du nihilisme : non seulement les choses ne seraient pas stables et figées comme dans la tradition nihiliste antique, mais le dynamisme nihiliste rendrait le mieux compte du nihilisme en ce que la stabilité des choses admet encore trop l'existence de quelque chose; alors que le changement (le devenir) nie l'existence des choses.
Nietzsche prétend aller encore plus loin que les nihilistes antiques en dépassant le caractère des choses et en instaurant une opposition : d'un côté son changement révolutionnaire, nihiliste et nouveau; de l'autre, la métaphysique ancienne, figée et sclérosée. Selon Wotling le scrupuleux Nietzsche chamboule l'opposition religieuse transcendantalisme/nihilisme en la simplifiant. Car il faudrait plutôt opposer à la tradition classique, qui affirme les choses à partir de leur changement idéalisé - la tradition nihiliste qui fige les choses au nom du rien. C'est dans cette seconde catégorie que se situe Nietzsche, qui prétend la dépasser par l'invention d'une innovation conceptuelle : le changement immanentiste.
D'ailleurs, sur le sens réel de ce changement pseudo-dynamique, Nietzsche se réfère explicitement à des valeurs nihilistes, quoique proches de la tradition matérialiste classique : les pulsions et les instincts. Quel que soit le sens subversif que Nietzsche accorde à ces mots, le changement auquel il appelle n'est que trop limpide : c'est la mutation ontologique, qu'il légitime par la possibilité d'un changement exacerbé s'appuyant précisément sur rien, aucun substrat, aucun fondement, aucune réalité de quelque chose.
Le nihilisme de Nietzsche ressort avec évidence de la confession de Wotling précédemment citée : "Les choses n'existent pas à proprement parler" et surtout : "Elles ne sont que des fictions". C'est littéralement ce que Nietzsche nomme le devenir - la transformation, le changement. Le devenir, c'est la reconnaissance du rien fondamental, initial et finaliste. Dans cette mentalité, on peut tout changer, puisque l'on ne change rien. Ce sont des analyses que le Rosset terminal de Logique du pire poussera à son paroxysme.
Le changement est ici nihiliste. La logique de Nietzsche le pousse à légitimer la possibilité du changement le plus révolutionnaire en ce qu'il milite ouvertement pour son idéal postromantique de mutation ontologique dont il est le promoteur et qui lui permet à son goût d'achever la révolution immanentiste, en particulier de sauver l'homme confronté à la phase impossible d'immanentisme tardif et dégénéré. Dans cette logique irrationnelle, Wotling est en droit d'affirmer que "Nietzsche instaure un mode de pensée qu'il qualifie de dionysiaque, qui consiste non pas à dépasser les contraires, mais plutôt, en sens inverse, à mettre en évidence par avance l'illégitimité des oppositions contradictoires, en dégageant les présupposés sur lesquels elles reposent sans vouloir le reconnaître. C'est là du reste une des lignes d'investigation les plus présentes dans la réflexion de Nietzsche que de démontrer en quoi il y a solidarité profonde de ces apparents opposés - plus encore en quoi les choses que nous valorisons naissent en réalité de leur contraire." (p. 20-21).
Suivons pas à pas la logique de Wotling. Nietzsche prétend dépasser la contradiction parce qu'au fond, selon lui tout se vaut ("Les choses que nous valorisons naissent de leur contraire"). Dans cette démarche évidemment fausse, susciter le changement radical implique de se contredire en apparence, parce que pour dépasser le principe de contradiction, il convient d'exacerber la contradiction. De toute façon, si l'on est réellement nihiliste, l'on dépasse le principe de contradiction par l'universalisme du relativisme. Si tout se vaut, les contraires se valent.
Ce que Wotling appelle "l'illégitimité des partages contradictoires sur la base desquels continuent de travailler les philosophes" (p. 31), c'est l'apologie du dépassement de la contradiction sous une valeur de réconciliation supérieure. Cette valeur, le nihilisme la produit négativement, en affirmant que tout se vaut et en proposant comme valeur supérieure de réconciliation le néant. Mais aucune définition positive du néant ne vient. Vraiment rien. Le nihiliste se contente d'affirmer l'existence du néant positif (ce qui constitue une contradiction dans les termes).
L'immanentiste terminal Rosset proposera comme définition la tautologie, ce qui revient à refuser la définition au nom de l'exercice de définition. Et Nietzsche? Que propose-t-il une fois qu'il a constater que "même les penseurs les plus radicaux sont demeurés, en pratique, superficiels, contredisant constamment les exigences qu'ils affichaient" (ibid.)? Rien; trois fois rien. Écoutons sur ce point le Commentateur Pénétrant et Irréfutable (Détenteur de la Vérité Nietzschéenne Ultime) : "Loin de mépriser le souci de vérité et de tomber dans les contradictions, Nietzsche reprend le questionnement à la racine, montre en quoi la valorisation de la vérité est elle-même problématique" (ibid).
Constatation entièrement négative : Nietzsche a sapé les fondements de la vérité classique. Il ne propose rien en échange (indépendamment du fait que sa démarche est frappée par l'erreur la plus obvie). Pis, la parenté de Nietzsche avec les sophistes contemporains de Platon suffit à montrer l'identité de Nietzsche : quoiqu'il passe pour un penseur novateur et incompris, il n'est jamais qu'un sophiste moderne - soit une forme de pensée attendue et rebattue. Et Wotling? Notre commentateur devient l'avocat du - sophiste immanentiste. La position de Wotling est intéressante parce qu'il cache son engagement dans le fond irrationnel, voire médiocre, derrière l'objectivité revendiquée et hypocrite du commentaire plus universitaire qu'universaliste.
Une fois constaté que "l'identification de la philosophie à la recherche du vrai, et les problématiques qui en découlent (recherche de savoir objectif, recherche de l'être), se trouvent ainsi disqualifiées" (p. 31-32), Wotling admet que Nietzsche propose une démarche entièrement critique, ce que Rosset note d'ailleurs à son tour dans ses propres Notes sur Nietzsche.
Pour finir, Wotling propose rien de moins que l'apologie de la rhétorique combinée à la philologie, la formation universitaire et académique du sophiste moderne : "Bien lire" sera désormais le mot d'ordre exprimant la réforme nécessaire de la manière de penser : décrypter la réalité avec probité, en se gardant des préjugés qui ont conduit es philosophes à lui imposer une grille prédéterminée" (p. 32). Il est drôle de parler de réforme, d'une réforme entièrement négative pour le moment. L'éloge de la bonne lecture rappelle étrangement l'éloge similaire du beau langage prôné par Gorgias (et à l'autre bout de la chaîne historique par Rosset).
Bien entendu, la récupération de Nietzsche par le commentateur est patente : l'éloge de la bonne lecture est en tous point, presque mot à mot, le travail qu'effectue Wotling, ce qui est une manière pour Wotling d'expliquer savamment et sans ciller qu'il est, lui le commentateur, la référence du projet nietzschéen : un commentateur droit et zélé. Nous ne savons pas si Nietzsche entendait dans son projet de nouveaux philosophes l'avènement de commentateurs dithyrambiques et apologistes comme Wotling, mais si tel était le cas, le refus du changement au nom du changement nihiliste serait des plus riches.
Nous pouvons présumer cependant que la figure absolument dévaluée et inférieure du pur commentateur comme l'est Wotling (soit d'un érudit qui explique et répète la pensée d'un autre auteur reconnu et prétendument méconnu) n'est pas le nouveau philosophe tant vanté qu'attend Nietzsche. Sans doute son dérivé dévalué ou dégradé. Nietzsche voulait fabriquer une nouvelle race (sans intention raciste) de philosophes qui soient capables de répéter en les reformulant par rapport à leur époque le vieux fond nihiliste avec sa modernisation immanentiste. De ce point de vue, un Rosset correspond plus au projet de Nietzsche qu'un dévoué commentateur par trop stéréotypé.
Mais Wotling tout en dressant l'apologie finale du commentateur à son effigie (à l'image d'un Hegel pour qui la philosophie culminerait à Iéna) s'empresse de montrer qu'il adhère lui aussi à la mentalité immanentiste (qu'il n'est pas capable de déceler par mimétisme plus que moutonnier) :
une des principales caractéristiques de l'immanentisme est la différance, soit l'identité toujours différée et toujours démultipliée. L'autre caractéristique est l'impossible : définition impossible, raisonnement impossible. Après avoir passé son temps à nous expliquer que le projet de Nietzsche consistait à dépasser la contradiction classique par la production d'un terme supérieur, Wotling se garde bien de nous définir le précieux terme-sésame positivement. Toujours le travail évanescent du négatif.
Au contraire, Wotling se contente, suite à son indéfinie dérobade, sans doute à baptiser Éternel Retour de la Dérobade, de botter en touche et de se défiler en appelant à un nouveau terme, comme de juste non défini : "Le résultat en sera une hypothèse de lecture : l'essai d'interpréter le monde comme volonté de puissance" (ibid). Qu'est-ce que la volonté de puissance? Impossible de le savoir dans ces pages consacrées à la contradiction surmontée par une réconciliation d'autant plus supérieure et suprême qu'elle est indéfinissable. La contradiction surmontée par la volonté de puissance. Et la volonté de puissance? Est-elle définie clairement - ou fait-elle partie de ces termes vagues que le Nietzsche conscient n'a guère eu le temps de définir?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire