samedi 13 mars 2010

L'individualisme immédiat



L'individualisme désigne la mentalité consistant à privilégier les droits des individus sur le groupe. Dans un sens prolongé, quoique plus littéraliste, l'individualisme renverrait à un égoïsme à courte vue, selon lequel ne valent que les droits d'un individu donné plus ceux de ses proches. Cette seconde conception est encore plus médiocre que détestable. Mais la première est plus répandue à l'heure actuelle en Occident, sur fond de vernis intellectualiste, à tel point que la mentalité dominante (et inquiétante) de l'immanentisme tend à détruire le groupe pour privilégier en lieu et place une nouvelle identité, l'identité individualiste.
Officiellement, cette identité individualiste serait possible. Elle serait revendiquée par les mouvements qui suivent de près ou de loin le libéralisme britannique. L'individualisme se trouve promu par l'impérialisme dominant. Des mouvements divers, parfois apparentés contestataires ou rebelles, font le jeu de l'individualisme : le libertarisme, l'anarchisme, le personnalisme (soit un christianisme progressiste vraiment libéral)... Les formes contestataires qui font le jeu du libéralisme sont des formes de soutien soi-disant progressistes et vraiment perverses.
La propagande systémique laisse entendre que l'individualisme serait une juste évolution qui permettrait d'émanciper l'individu du grégarisme moutonnier. Nietzsche, dont il faut suspecter toutes les positions de destruction allant dans le sens de sa déchéance personnelle, dresse l'apologie de l'individu artiste et créateur contre le troupeau dangereux et borné. L'individualisme plus profond que le libéralisme et ses formes afférentes quoique contestataires relève de l'immanentisme. Il consiste à bouleverser la structure holistique du groupe en donnant la primeur au fondement le plus immédiat et le plus combattu par les valeurs classiques.
Le problème est que l'individualisme ne peut que générer la destruction du groupe qui est sensé le soutenir. Contrairement à la propagande en faveur de l'individualisme, qui laisse entendre que l'individualisme serait compatible avec une nouvelle définition de la solidarité inter-individuelle, les faits démontrent que depuis la montée moderne de l'individualisme, la dislocation des groupes s'accélère et n'est pas remplacée par une quelconque alternative. Quel serait ce nouveau groupe compatible avec l'individualisme triomphant? L'individualisme contemporain promeut la destruction des États-nations et leur substitution par l'impérialisme postmoderne de type européen, cher à Cooper, mais cette solution qui détruit explicitement le lien de groupe laisse la place à la destruction comme alternative.
Le remplacement du groupe par l'individu est lacunaire : la volonté générale tant moquée par les modernes individualistes n'a pas été remplacée. On peut parler d'une identité individualiste lacunaire qui mène à la destruction si l'on s'avise que la constitution du groupe répondait au besoin de combler la lacune d'un fondement ontologique fondé sur l'individu seul. L'individualisme n'est jamais qu'un programme catastrophique et aberrant, qui mène ua résultat que l'on expérimente à l'heure actuelle : l'absence de projet, l'aveuglement du sens, la promotion de l'égoïsme proto-nietzschéen... Fermez le ban.
L'individualisme est une fausse solution qui détruit la vraie solution : le groupe. Le groupe est indépassable dans l'édification de l'identité humaine. Le groupe peut tout à fait être modifié dans sa définition et son approche, mais c'est la vraie alternative qui permet à l'homme de dominer son environnement et de progresser. Le groupe mène vers la croissance. L'individualisme montre son visage quand sa phase terminale dresse l'apologie de la décroissance exténuée. Légitimons la mort tant que nous en avons encore les moyens.
Le groupe change d'identité à mesure qu'il poursuit sa croissance. Dans cette logique, nous sommes passés de la tribu quasi territoriale à l'État-nation hybride territoire plus idée), puis au spatialisme donnant lieu au groupe planétariste. Contre cette identité en mouvement, l'individualisme est la fausse identité lacunaire, régressive et dégénérée (au sens où l'individu perd son genre de groupe) qui ne peut qu'engendrer la catastrophe.
Que dit Aristote pour condamner la démocratie (et dresser en lieu et place l'apologie de l'aristocratie la plus oligarchique?). La démocratie repose sur l'idée que le citoyen gouverne et est gouverné. Autrement dit, l'individu démocratique est au service du groupe. Pas de démocratie sans groupe. Pas de démocratie sans république. C'est au nom de l'impossibilité de cette réalité qu'Aristote rejette la démocratie. Selon lui, le groupe ne peut être que représenté par des individus aristocratiques. La volonté générale est l'apanage du noyau des meilleurs.
Impossible selon Aristote de passer d'un régime aristocratique à un régime démocratique car la démocratie mène vers l'individualisme. Nous y sommes. Aristote estime pour sa part que l'aristocratie la plus efficace est impérialiste, oligarchique et antirépublicaine. En tout cas, Aristote condamne le problème de l'individualisme tel qu'il se présente en démocratie. Nos oligarques contemporains ont cru résoudre le problème de l'oligarchique classique en infiltrant la démocratie non effective par l'oligarchie obvie. L'explosion du groupe serait compatible avec l'individualisme démocratique.
Malheureusement, la béance du groupe ne saurait être remplacée par l'individualisme. L'individualisme est un échec identitaire et républicain. Le mythe de l'individu auto-suffisant est le crédo de l'immanentisme. Spinoza s'y colle en père-fondateur avec sa complétude du désir qui battrait en brèche l'incomplétude classique et étymologique. L'incomplétude de l'individualisme recoupe l'incomplétude du désir. Elle s'appuie sur cette incomplétude travestie en complétude et qui prétend améliorer la complétude progressive édictée par le groupe classique : une identité en mouvement et en croissance contre laquelle s'oppose une identité stable enfin trouvée.
Rien n'est vrai dans cette démarche et c'est pourquoi l'individualisme est une tromperie autant religieuse (ontologique) que politique : elle charrie les miasmes de l'impérialisme selon lequel l'épanouissement de la domination élitiste et oligarchique ne peut s'établir que sur les ruines du groupe et dans un univers stable, fini, figé. L'individualisme en offre le terreau et le spectre. L'individualisme n'est agréable que pour une poignée de privilégiées dont la supériorité (qui plus est fort douteuse et contestable) s'accommode de l'aveuglement et de l'esclavage de la majorité.
On méprise le troupeau. On méprise le groupe. On s'intéresse à soi et à ses proches. Quand on avalise cette conception suicidaire (en particulier pour les plus faibles et les plus mimétiques), on repousse la politique. L'individualiste est dépolitisé puisque ses préoccupations ne sont plus politiques. Pourquoi s'intéresser aux affaires de la cité quand l'important tient dans les affaires personnelles ou privées? La politique est dès son origine contraire à l'individualisme. L'individualisme ne s'épanouit qu'en rejetant la politique.
De nos jours, on dénonce la dépolitisation grandissante des citoyens, leur irresponsabilité démocratique et leur égoïsme étriqué. Mais c'est une réaction normale de la part d'individualistes : on ne peut comprendre l'intérêt publique et politique quand on a été élevé (abaissé) dans une mentalité individualiste. L'individualiste se préoccupe de ses affaires. Seules ses affaires sont primordiales. Les affaires politiques seront toujours secondaires. L'individualiste est incapable de s'intéresser au fond politique. Il s'en tient à la surface individualiste. L'individu est l'indivdision immédiate
La politique est inintéressante pour l'individualiste. Il est curieux de reprocher à l'individualiste son désintérêt politique alors qu'on promeut l''individualisme apolitique. C'est une contradiction dans les termes, soit la marque de l'irrationalisme patent. Dans la mentalité individualiste, l'individu s'occupe de ses problèmes - individualistes. Le restant est délégué à des experts et à des administrateurs que l'on appelle les politiciens avec un mépris certain - le mépris de la chose publique. Ce sont les représentants des oligarques et il ne faut pas s'étonner que des représentants d'oligarques travaillent pour des intérêts oligarchiques. L'individualisme mène à l'oligarchie, à l'impérialisme et à la ruine de l'homme.
L'individualisme aimerait fonder un homme nouveau, un homme individualiste, un surhomme créateur et artiste, une conception révolutionnaire et mutante qui n'est pas possible. L'individualiste est un utopiste immanentiste, soit un utopiste de l'impossible. La catastrophe individualiste est inscrite dans les limbes de ce projet mort-né qui n'est pas un projet essentiellement individualiste, mais qui est un symptôme révélant la mentalité à l'œuvre : l'immanentisme. L'individualisme porte en son sein le projet immanentiste, qui consiste à détruire le groupe pour promouvoir la crème des individus. A force d'écrémer, on parvient à la pénurie de crème. A force d'individualiser, on parvient à la pénurie d'individus.

2 commentaires:

catherine a dit…

Cher Monsieur Cadjehoun,

On ne peut, dans l’ensemble, qu’être d’accord. J’aimerais quand même dire deux mots en défense de l’anarchie, qui n’est pas du tout assimilable à de l’individualisme, mais une forme différente d’organisation sociale. On ne peut la juger d’après ceux qui s’en réclament aujourd’hui, qui ne sont, pathétiquement, que de pauvres gens à la recherche, comme tant d’autres, du plus court et plus facile chemin vers quelque chose qu’ils ne conçoivent pas très bien.

La seule expérience qui ait eu quelque durée – en milieu ô combien hostile – est l’expérience espagnole d’avant la guerre civile et d’un peu pendant. On sait comment la chose a fini ; on saura peut-être un jour par la faute de qui et de quoi.

Quelqu’un qui a donné – à mon avis – une bonne description (quoique plus poétique que théorique) de l’anarchie en tant qu’organisation sociale différente est l’Anglais T.H. White. Dans un livre pour enfants. Vous le connaissez peut-être mieux que moi, mais dans le cas contraire ou pour l’information de ceux qui vous lisent :

White était maître d’école, homosexuel et objecteur de conscience. Il a refusé de porter les armes en 1940 et a dû s’exiler pour échapper au peloton d’exécution. L’ironie a voulu qu’il se réfugie en Irlande (il se croyait de descendance irlandaise et admirait leur lutte d’indépendance). Les Irlandais l’ont pris pour un espion anglais. Il a échappé de peu au lynchage et a dû passer les cinq ans de guerre sans parler à âme qui vive, avec un fusil à portée de main et une bicyclette pour aller se ravitailler dans des endroits où il n’était pas connu. À la fin des hostilités, il avait écrit un livre en quatre parties pour les enfants : Le roi qui fut et qui sera, d’après la légende arthurienne, livre où Merlin et quelques animaux éduquent Arthur enfant. Personne, au Royaume Uni, n’a voulu le publier. White a fini par émigrer aux USA et enseigner à l’université de Dallas, Texas.

À sa mort, son exécutrice testamentaire (la musicologue et femme de lettres Virginia Townsend Warner, également homosexuelle) a trouvé dans ses tiroirs le manuscrit de la fin de cette histoire sur laquelle Walt Disney s’était entretemps jeté. C’était, quoique parfaitement lisible au premier degré par des enfants, un testament politique : Le livre de Merlin. On y voit le vieil enchanteur donner une dernière leçon à son élève, à la veille de sa dernière et mortelle bataille, afin qu’il ne meure pas idiot. Il le transforme d’abord en fourmi, ensuite en oie sauvage, pour lui apprendre que l’espèce humaine est devant une alternative : soit elle deviendra semblable aux fourmis (société fasciste rédhibitoire : 40 millions d’années sans évolution), soit elle adoptera le comportement des oies sauvages (illustration de l’anarchie « plus haute expression de l’ordre », qui ne peut aller sans discipline auto-imposée et sens aigu des responsabilités). Hélas, cette anarchie des oies n’est viable que parce que toutes sont adultes. Or, la société humaine est composée à 95% d’individus infantiles (la définition que l’aristocratie aristotélicienne se donne – « le noyau des meilleurs » - est fausse. Elle n’est que « le noyau des plus infantiles que les autres »). J’ai sur notre infantilisme funeste des idées dont je vous fais grâce pour l’instant.

Ce 5e livre de White n’a jamais été traduit en français, mais les films de Disney sur le reste ont beaucoup circulé, merci. Indépendamment de sa signification politique, le Book of Merlin mérite le détour : le réveil des oies, à l’aube, au bord de la mer est une page d’anthologie.

Bonne semaine.

P.S. Je viens de tomber sur un texte qui n’est pas sans parenté de pensée avec le vôtre. Où ? Juste ciel et grands dieux : dans Le Monde !
http://www.lemonde.fr/opinions/chronique/2010/03/12/il-faut-oser-la-morale-universelle_1318048_3232.html

Koffi Cadjehoun a dit…

Merci pour votre si précieuse et précise indication. Je vais lire ce White qui semble si sympathique. Sauf que j'ai peur que ces oies sauvages soient la métaphore d'une mutation aussi prometteuse qu'impossible. Ce n'est pas que je n'estime pas l'anarchisme, c'est que l'anarchisme le plus estimable est à mon avis une utopie. Nous avons besoin de lieux d'espérance.
Cordialement.