dimanche 11 janvier 2009

Le choc des idées

On ne peut rien faire = on ne veut rien faire. Telle serait la vraie voix du slogan initial bien connu, qui permet de se dédouaner des conséquences funestes de cette manière de penser. Ne pas se casser la tête. C'est aussi l'adage des footballeurs, en particulier des meilleurs, et l'on comprend pourquoi : après tout, avec ce qu'ils ingurgitent en dopants, ils courent vers une mort prématurée - souvent emplie de souffrances.
Ce pourrait être également la voix des passagers du Titanic face au caractère inéluctable de leur mort prochaine - sauf que sans doute lesdits passagers durent plus protester et se lamenter que faire la fête, l'heure fatidique approchant. Pourquoi les citoyens du monde devraient-ils ne rien faire alors que ceux qui les dirigent les conduisent vers un enterrement de première classe, qui s'avère de plus en plus précis à mesure que le système s'effondre et que les dirigeants se montrent des incapables avides et impuissants?
Ne voit-on pas que l'impuissance affichée du citoyen du monde correspond à l'impuissance déclarée des dirigeants du monde? C'est donc que les responsabilités sont partagées, concernent tout un chacun, et qu'elles n'impliquent pas seulement les dirigeants, comme on aimerait le croire un peu vite.
On ne peut rien faire : dans ce cas, attendons, et mieux vaut attendre en s'amusant qu'en s'ennuyant. Divertissons-nous, puisque c'est le mieux du pire. Cette conception est typiquement immanentiste et nihiliste, en ce qu'elle intègre exactement les présupposés de la mentalité immanentiste, selon laquelle chacun est à sa place et ne peut agir que dans les intervalles et les interstices dévolus à la fameuse et susdite place.
On pourrait reprendre l'image de la ruche et des alvéoles. Chaque abeille à son alvéole - et la ruche fonctionne. Chaque homme à sa place et dans son rang - et la société humaine fonctionne. L'homme est-il une abeille? En ce cas, je propose à mon bon lecteur de répéter dix fois le slogan : "L'abeille coule". S'il y parvient, il marchera sur les eaux. Dans le cas contraire, il coulera lui aussi, peut-être victime de son aveuglement et de ses couillonnades.
Quand on comprend que le slogan "on ne peut rien faire" est l'un des plus typiques de l'immanentisme, on réfute la comparaison entre la ruche et l'humanité. L'on en vient à postuler que l'on peut toujours faire, fort du principe selon lequel l'homme n'est pas absolument déterminé par un plan supérieur qui le dépasserait, plan d'ordre divin, quelle que soit la représentation que l'on se fait du divin.
C'est sans doute la raison pour laquelle l'homme en est venu à postuler, bien avant le christianisme, à l'affirmation de la liberté contre le déterminisme. Non que l'homme s'illusionnât sur les importants facteurs qui démontrent que l'homme est tributaire des forces extérieures qui diminuent sa liberté personnelle. Il est certain que la liberté absolue de l'homme est une gageure.
Mais qui aurait soutenu le contraire? Je rappellerai que le christianisme parle autant de libre-arbitre que de Providence - et que l'on a oublié exprès le second terme pour mieux caricaturer la pensée chrétienne.. Les intentions nihilistes sont de toute façon évidentes derrière la formule "on ne peut rien faire". Rien : il faut croire et adhérer au rien pour sortir une pareille pensée. Si c'était seulement la lubie de quelques individus dégénérés, on pourrait hausser les épaules, tant la formule est absurde et d'évidence fausse. Mais elle est l'une des rengaines attitrées de ceux qui en Occident (et de par le monde) cherchent une justification commode pour conforter la mentalité immanentiste sur le mode : ne pas se casser la tête avec le monde. Ne pas s'engager. Croire au rien.
Nous y sommes. Et avant que l'on ne nous traite en bêtes de somme, il serait temps de montrer que le résultat de l'immanentisme tardif et dégénéré repose sur une erreur ontologique fallacieuse. Auparavant, j'aimerais remarquer que le représentant le plus marquant de l'immanentisme tardif et dégénéré, en ce qu'il est le plus original et le plus radical, n'est autre que le penseur actuellement en vogue Clément Rosset.
Dans sa Logique du pire, Rosset développe ce qu'est à ses yeux le pire : nous vivons selon lui une existence totalement déterminée, dans laquelle notre seule liberté consiste à quitter ou non le navire dans lequel nous sommes embarqués. Nous n'avons par ailleurs aucune emprise sur nos actions et sur les commandes de notre existence (pour filer la métaphore du navire). Rosset avoue ainsi piteusement que la seule liberté dont dispose l'homme réside dans le suicide.
Cette reconnaissance minimaliste de la liberté est des plus contestables si l'on songe que la liberté n'a jamais servi à prétendre que l'homme faisait ce qu'il voulait, mais qu'il était capable d'un comportement bien moins prévisible que celui des animaux, et tellement imprévisible qu'il ne se répétait jamais assez pour être justement prévu à l'avance. De ce point de vue, on pourrait estimer que l'examen des facultés créatrices de l'homme rendent caduques le primat de l'ontologie rossétienne. On pourrait même aller jusqu'à oser que la liberté réside au moins dans le fait que les évènements ne sont pas écrits à l'avance et que ce sont chaque être qui font le reél, sans que le réel ne soit écrit à l'avance.
Dans cette perspective, qui a pour but de dénoncer l'erreur fondamentale et continue du déterminisme, et le fait que la liberté désigne et dénonce au moins l'erreur du déterminisme, il n'est pas exagéré d'associer étroitement le déterminisme et le nihilisme. Le postulat selon lequel tout est déterminé va de pair avec l'affirmation selon laquelle on ne peut rien faire. Effectivement, si tout est déterminé, on ne peut rien faire.
Le nihilisme du déterminisme s'explique : tous les nihilistes historiques, Démocrite, Épicure, Lucrèce, mais aussi les sophistes, mais aussi Spinoza, mais encore Nieztsche, et les postmodernes, dont Rosset, bref, tous les nihilistes convoquent la nécessité parente du hasard. En fait, le seul déterminisme conséquent revient à postuler que le seul réel à pouvoir obéir à la grille déterministe réside dans le sensible; et que la seule possibilité pour que le déterminisme sensible fonctionne implique sa coexistence avec le néant. Le rien détermine et reconnaît le sensible en tant que réel unique et déterminé.
C'est dire que le sensible déterminé et déterministe a besoin du néant pour trouver une complétude et qu'espérer trouver de la complétude avec l'adjonction du néant relève soit de la farce, soit du délire manifeste... Je me souviens de Rosset remarquant que le matérialisme conséquent ne pouvait être révolutionnaire.
J'ai bien peur que dans cette veine le déterminisme conséquent ne puisse être créateur, autre manière de dire que le déterminisme conséquent ne peut s'adapter lucidement à l'homme. C'est terrible, mais : le déterminisme conséquent est une grille de lecture fausse pour interpréter le reél, en particulier les actions humaines. Je lui opposerais volontiers le rôle historique et ontologique que Platon confère aux Idées.
On peut sans peine étendre les Idées à la doctrine religieuse de l'Égypte antique, qui remonte aux plus vieilles civilisations, toutes issues d'Afrique, et non pas du Moyen-Orient ou d'Asie. C'est la voix du transcendantalisme qui s'entend derrière la doctrine platonicienne des Idées. Cette dernière mérite ainsi d'être entendue comme la réponse centrale à la doctrine nihiliste, notamment développée par Démocrite, en particulier à l'adage selon lequel on ne peut rien faire.
Les Idées sont ainsi le meilleur terrain propice à l'action. C'est-à-dire qu'elles ne sont ni inefficaces, ni seulement propédeutiques. Elles sont l'expression de la plus haute action, autre manière de sous-entendre qu'elles expriment ce qui seul peut instiller dans le sensible le changement et la différence : le monde des Idées ou le monde de l'absolu. Chez les immanentistes tardifs et dégénérés, de l'acabit de Rosset, rien ne se passe, car rien ne saurait faire relief sur quelque chose.
Raison pour laquelle le changement est une illusion. Selon Rosset, la donnée fondamentale du réel tient plutôt à sa remarquable permanence. C'est ainsi qu'il cite souvent l'anecdote de la mouche selon Schopenhauer : tant que l'espèce perdure, c'est toujours la même mouche qui virevolte et batifole. Ce n'est pas que l'idée soit absurde. C'est que, comme toujours avec les nihilistes, elle est outrancière et extrémiste. Toujours le même prisme réducteur et déformant : le changement n'existe pas. Dans le rapport entre la différence et la répétition, la différence n'est jamais qu'une sous-variante de la répétition.
Le nihiliste nie le changement car il ne peut l'expliquer et l'intégrer dans son système de référence. Si le néant existe et si le déterminisme détermine le réel (le sensible), alors le changement est presque une incongruïté, en tout cas une impulsion contre laquelle il faut s'opposer. Ce n'est pas un hasard si les vrais nihilistes sont conservateurs et élitistes patentés, contrairement à ce que faisaient croire les petits maîtres postmodernes explicitement autoproclamés de la gauche radicale (l'immanentiste culte Deleuze), voire voisine du terrorisme (son ami mondialiste Negri).
Ce refus de la différence, ou seulement de la différence version spinoziste, conduit à comprendre qu'il faut vraiment être déterministe, nihiliste et désespéré pour énoncer qu'on ne peut rien faire. Et que peut-on faire s'il est si faux, voire si fou, d'énoncer qu'on ne peut rien faire? Se suicider (on notera que derrière cette boutade sarcastique, Rosset a prévu à son insu, dès les années soixante-dix, le destin funeste et final de celui qui passa longtemps pour le maître des postmodernes, le grand Gilles Deleuze)? Faire la fête en guise de divertissement? Faire le bien autour de soi, soit en direction exclusivement privée?
Plus sérieusement, le rôle des Idées mérite d'être analysé en fonction du nihilisme immanentiste (et déterministe). Dans la conception nihiliste, les idées sont inutiles. Si l'on croit au progressisme immanentiste, les idées sont une propédeutique à l'action, qui seule améliore le réel. C'est ainsi que l'on assiste à la création terminale des experts et des conseillers, race d'intellectuels purement immanentistes qui sont censés amener l'action vers un monde meilleur : cette mode commence avec Voltaire, passe par Sartre ou Aron, se poursuit avec BHL et le bataillon des nouveaux philosophes, et se termine avec les Attali, Brzezinski, Kissinger, Huntington, Fukuyama, Lewis, etc, tous experts explicites.
La liste est trop longue pour continuer, car plus on dégénère dans le savoir fini, plus il est aisé de produire des penseurs (alors que l'éclosion d'un Platon ressortit du domaine de l'inexplicable). Si l'on estime que le donné l'est une bonne fois pour toutes et que le progressisme est une billevesée, on se situe dans le giron du nietzschéisme. Le meilleur représentant de ce radicalisme immanentiste pragmatique est Rosset, qui ne prétend pas par hasard incarner seul contre tous les autres (postmodernes) le nietzschéisme conséquent. C'est au nom de la conséquence de stade terminale que Rosset cite en illustration du refus de l'action et du changement la pièce de Beckett, qui ne s'intitule pas Fin de partie, mais pourrait sans problème se nommer ainsi : dans cette pièce dont j'ai oublié provisoirement le nom, Beckett explique qu'il est trois catégories d'hommes en société : les ambitieux, les demi ambitieux et les résignés, ceux qui ont compris qu'il était préférable de ne rien faire et d'attendre tranquillement la mort, parce qu'il est impossible de pouvoir faire quoi que ce soit (d'original et d'innovant).
Agir chez Rosset s'apparente à de l'innovation impossible. Tout ce qui est reél ressortit du reél et ne peut en aucune façon prétendre faire exception à ce réalisme unique et indépassable. La principale critique contre ce courant tient précisément à la conception du changement, de l'action et des idées : certes, toute production humaine implique qu'elle se meuve dans la sphère du reél, mais produire du reél n'implique pas du tout son inutilité ou sa vacuité au nom de sa réalité.
Rosset et ses épigones (inconscients) de l'immanentisme tardif et dégénéré ne se rendent apparemment pas compte qu'ils commettent à leur tour une duplication fantomatique et fantasmatique en distinguant entre les productions nécessaires du reél, qui émaneraient du reél lui-même, soit de forces obscures et mystérieuses, et les productions superflues de l'homme, qui seraient inutiles parce qu'elles feraient double emploi.
Ne rien faire signifie aussi que faire est superflu, puisque l'action n'est pas commanditée par l'homme. Or l'homme fait partie de la production de reél. L'homme ne produit certes pas tout le reél, mais il lui incombe de produire sa part et son quota. S'il ne le produit pas, non seulement la part de reél qui lui incombe ne se fait pas, mais encore il est condamné à disparaître. S'il ne le fait pas, il retourne au néant.
On mesure le péril qui guette toute conception nihiliste tapie derrière la pensée de Rosset et derrière le slogan selon lequel on ne peut rien faire. Ce n'est rien de moins que la disparition de l'espèce humaine, qui si elle ne fait rien, retourne au néant de son rien revendiqué. On ne peut rien faire = on va disparaître. Rosset serait-il nietzschéen conséquent dans la mesure où sa joie tragique cache la destruction et le néant?
Va-t-on disparaître - justement? En ces temps de nihilisme avancé, où les phrases millénaristes et apocalyptiques ne sont jamais loin, il convient de ne pas céder à la tentation de l'argumentaire pessimiste, selon lequel si l'on fait quelque chose et que ce quelque chose ne sert à rien, c'est que l'on est pessimiste - et si l'on ne fait rien, c'est que l'on se montre optimiste. En réalité, si l'on ne fait rien, on est nihiliste - bien plus que pessimiste. Et l'on voit mal en quoi il serait pessimiste de faire quelque chose.
Au contraire, c'est se montrer confiant, non pas animé d'une confiance béate et sans lendemain, mais avec l'idée que l'homme va se sortir de la crise, et, pour l'exprimer en termes ontologiques, que l'homme est capable de produire de l'ordre à son avantage - du reél à son avantage. Bien entendu, la vraie question est alors : que faire?
La vraie réponse consiste à prendre à rebrousse-pied le nihilisme déterministe et immanentiste et à ne pas considérer la situation comme si l'action se situait seulement en termes de faits et de concrétude. En réalité, l'action existe bel et bien, mais à condition de poser le problème dans sa vraie finalité, c'est-à-dire en ressituant les causes et les conséquences à l'aune de l'intention.
Il est totalement nihiliste (et fallacieux de surcroît) de penser que la seule action se résume à la production de faits. Celui qui énonce cette évidence ne se rend pas compte qu'il pense en immanentiste et qu'il crée autour de sa mentalité des barrières et des préjugés qui obstruent son ouverture d'esprit. Le vrai fondement de l'action se situe en réalité dans la production d'idées. Ce sont les idées qui font tourner le monde, entend-on dire souvent.
Cette expression est passée dans l'usage populaire parce que rien n'est plus vrai. Ceux qui estiment que la seule action provient de la production des faits omettent que la production des idées est première. Ils mettent la charrue avant les bœufs pour mieux légitimer leur slogan nihiliste : on ne peut rien faire. Non! On peut faire! Et sans aller jusqu'à parodier le slogan lui-même parodique d'Obama, selon lequel : "yes we can!", il est certain que l'on peut, à condition précisément de ne pas suivre la mentalité immanentiste qui préside à l'action politique d'Obama et à comprendre que l'action peut être politique, mais que la production d'idées suffit à faire.
Surtout : que la production d'idées est première. Est-elle prioritaire? Ne sombrons pas dans l'excès inverse. Après le nihilisme considérant que les idées sont d'aimables pièges, pas d'intellectualisme forcené assénant en réaction et contradiction que les idées sont tout et que l'action n'est que le complément nécessaire et inférieur. Il n'est pas besoin de concevoir les idées comme des laboratoires à actions pour mesurerleur efficacité magistrale.
Je sais bien que selon une certaine conception typiquement immanentiste et progressiste, qui a accouché d'ailleurs de l'appellation révélatrice d'idéologie, les idées servent à élaborer l'action. C'est peut-être l'échec de cette conception qui a engendré de nos jour la dévalorisation des idées, au nom du fait que les idées ne sauraient accoucher directement et exactement d'un programme factuel. Certes. On peut à cet égard critique l'application communiste du marxisme. Mais l'on peut également considérer que Platon voyait plus loin et plus juste que les immanentistes du nihilisme moderne en reprenant à son compte la théorie des Idées.
Que cette théorie fameuse provienne de l'ensemble du courant transcendantaliste depuis ses débuts, soit depuis le début de la culture et des religions, montre assez que le début de la conception classique des Idées ne remonte pas à l'Antiquité grecque, mais que Platon s'inscrit dans un courant qui n'est pas que philosophique, mais qui est plus largement religieux, et qui cherche à contrer la crise de l'époque, dans laquelle comme par hasard ressurgit le nihilisme d'obédience matérialiste et sophiste.
Platon contre les sophistes. Aujourd'hui, ce serait Cadjehoun contre les immanentistes? Les choses n'évoluent guère, ce qui fait que si on prend la mouche (de Schopenhauer), on peut en inférer que les ancêtres lointains et directs des immanentistes sont les sophistes. Dans les deux cas, dans tous les cas, ce sont des nihilistes qui expliquent que le reél est le sensible, que le réel est déterministe et que le reél et le néant coexistent. De cette mentalité si particulière surgit l'idée d'impuissance et de résignation.
Contre cette idée, on tombe sur la tradition qu'exprime le platonisme : les Idées ont le pouvoir de faire quelque chose, soit de changer le monde. Une bonne idée vaut mieux que mille actions régénératrices. Ce pour une raison précise : dans la doctrine platonicienne de séparation de l'âme et du corps, les Idées renvoient au monde idéal, soit à l'absolu divin. C'est seulement par l'adjonction, la convocation et l'entremise de cet absolu que le changement peut s'opérer dans le sensible.
La vraie coexistence ne se situe pas entre le sensible et le néant, mais entre le sensible et l'absolu. On peut se demander si le nihilisme ne commet pas une erreur bien compréhensible en conservant le dualisme transcendantaliste, mais en se trompant lourdement sur l'identité des deux termes respectifs, en particulier sur le terme, inconnu dans le sensible, d'absolu, identifié un peu hâtivement au néant en tant que tel. Le néant et l'absolu ne se confondent pas.
Du coup, si le néant ne peut rien produire de sensible et de substantiel, effectivement on ne peut rien faire. Mais si l'idéal n'est pas le néant? Si l'idéal est en définitive l'absolu? Dans ce cas, on peut faire quelque chose : en commençant par les Idées, qui convoquent le changement en contactant un autre monde, le monde de l'absolu. L'histoire regorge d'exemples sur ce sujet épineux : ce sont bien les idées qui changent le monde, pas les actions, en tout cas premièrement et factuellement.
Pas de changement possible sans que ce changement se manifeste en premier lieu dans des idées novatrices. L'innovation ou le changement commence toujours par l'avènement de nouvelles idées, qui, ainsi que les plantes, commencent par ensemencer, puis par développer de nouvelles pousses, qui changent la face du champ. Ces idées d'abord négatives peu à peu deviennent positives.
Au départ ce sont des idées critiques négativement. Je pense bien entendu aux idées qui démontent avec pertinence et acuité le fonctionnement d'un système et qui ne se produisent que lorsque le fonctionnement du système bat de l'aile et décline. C'est ainsi que l'on assiste aujourd'hui à la formidable critique du Nouvel Ordre Mondial, de la guerre contre le terrorisme, de la crise financière mondialisée et du 911. Ces idées négatives ne sont que l'écho avant-coureur d'une positivité que le conservateur défenseur du système, souvent présenté comme progressiste systémique, a beau jeu de réclamer à corps et à cris. ne se rend-il pas compte que l'incomplétude n'est que provisoire et qu'il est souvent servi au moment où il se plaint et par ceux dont il se plaint?
Avec le changement que produisent ces idées se propagent de nouvelles idées qui elles sont positives, c'est-à-dire qui proposent un changement palpable et direct. Evidemment le changement est toujours très simple : c'est souvent une idée qui ressortit de l'évidence, ce qui explique que, plus tard, quand on l'évoque, on se demande comment on avait pu ne pas y penser ou passer à côté depuis si longtemps. Finalement, la crise tenait à peu de choses, et la résolution de la crise à aussi peu de choses. C'est alors qu'on assiste au spectacle de brillants intellectuels académiques, du genre des universitaires, se gratter la tête avec envie en se demandant comment il est concevable que leur cerveau si développé et si diplômé n'accouche que de répétitions moutonnières - et non d'idées novatrices.
Qu'est-ce que le génie, Professeur Tournesol? Il faut préciser que l'idée positive n'est jamais un programme tout fait, applicable à la lettre, ce qui explique l'erreur des idéologies, qui estimaient pompeusement que les actions étaient des stéréotypes suivant des consignes elles-mêmes finies. En quoi l'on voit que les idéologies sont des idées immanentistes, soit des idées toutes faites et (dé)finies. L'idée n'est pas politique, et c'est pourquoi la conception classique sépare l'action de la réflexion, la pensée de la politique. A l'intérieur de la pensée, on distingue souvent entre pensée politique et pensée pure, ou ontologie, ou encore métaphysique.
C'est de ce côté de la pensée rationnelle qu'il faut chercher l'origine des idées, qui en dérivant tombent dans le domaine politique, puis se commuent en actions. Ce sont toujours des idées pures qui changent (indirectement) le monde sensible. Il faut un long parcours de médiation pour que ces idées pures trouvent une application politique et soient reprises par des hommes d'action.
L'Idée au sens platonicien est si simple qu'elle embrasse l'ensemble du champ du reél. Je le reconnais de bonne grâce : après Platon, je fais mon Plotin. En tant que telle, l'Idée n'est pas exploitable pour des parties du reél aussi spécifiques que peuvent l'être les domaines d'intervention des hommes. Il faut donc que la médiatisation se charge de poncer ou de polir ces pierres pures ou ces diamants bruts : c'est l'adaptation politique d'une idée métapolitique. Une idée universelle dépasse de loin les prérogatives humaines et le cadre des actions humaines.
Elle ne les concernera qu'indirectement et après coup, quand on aura compris qu'elle avait une portée humaine si nouvelle qu'elle était incompréhensible pour les individus engoncés dans leur mimétisme et leurs connaissances dépassés. Plus le changement est important, moins il risque d'être compris. L'idée est trop générale pour être comprise de la partie. Elle suppose des médiations et des adaptations, après quoi, enfin, elle sera exploitable en de multiples sous-idées, d'ordre politique et fini.
Raison pour laquelle la simplicité de l'idée n'en fait que l'adaptation philosophique d'un phénomène plus ancien et plus vaste. Platon a adapté philosophiquement le transcendantalisme religieux. Platon a fait oeuvre de philosophe et c'est en lui que l'on voit le père de la philosophie occidentale. Platon a adapté la pensée religieuse à la pensée rationnelle. Quand on s'étonne, voire quand on s'extasie de la simplicité (biblique!) des idées religieuses, on ne comprend pas comment la forme religieuse trouve des évidences aussi profondes et aussi universelles que les siennes, qui réussissent le prodige de s'adresser au plus grand nombre tout en conservant un sens et une pertinence durant des millénaires.
Ce que Platon nomme Idée n'est que l'adaptation rationnelle de la pensée religieuse, qui remonte au début de l'humanité. La pensée religieuse est plus directe encore que la philosophie. Toute philosophie, aussi simple se veut-elle, est encore prisonnière de la dialectique et de l'argumentation, bref du déploiement de la pensée rationnelle. Nieztsche le prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré, dont il est loisible à chacun de mesurer l'élitisme et l'arrogance jusqu'au délire (effectif et précoce), notait avec un dépit légitime que le platonisme était un christianisme populaire.
On mesurera à l'aune du mépris que Nietzsche éprouvait pour le christianisme à quel point cette conception de Platon était attristante pour le sophiste Nieztsche : comment se faisait-il que Platon l'ancêtre des philosophes n'ait pas réussi à dépasser véritablement le christianisme quant au fond du message? Sur la forme, il était certain que Platon s'adressait à un public de fins lettrés et d'érudits. Le christianisme de ce point de vue n'avait pas besoin de la médiation du savoir académique pour être compris par le plus grand nombre. Le platonisme, si.
Ce paradoxe est pour Nietzsche l'insulte suprême à la pensée. Qu'un prophète illettré comme Mohammed (et non pas Mahomet pour tous les disciples dégénérés de Voltaire, à l'instar de l'ineffable Valtaire) dépasse de très loin en influence et en profondeur un fin lettré comme Nieztsche : scandale du réel, qui justifie à lui seul le spectre de la mutation ontologique et du délire psychopathologique! Le paradoxe est pourtant tout à fait cohérent et compréhensible si l'on veut s'aviser que le platonisme est une adaptation philosophique du savoir religieux antérieur et que l'adjonction de l'argumentation sur la pensée religieuse n'ajoute aucun progrès en profondeur à la pensée : le platonisme n'est pas plus profond que le christianisme, ni qu'aucune forme d'expression religieuse. Bien au contraire, en gagnant en élitisme, il perd en profondeur.Paradoxe de la profondeur. Scandale pour les érudits et les académiciens.
Par contre, le platonisme et les philosophies qui suivront, sont fort ardus à lire et nécessitent une formation longue, surtout si l'on lit les derniers philosophes comme Hegel ou Heidegger, franchement abscons. Pour quel résultat? Se rend-on compte que le but de Platon n'a été que partiellement atteint - fondamentalement manqué du même coup? Certes, il a réussi à contrecarrer provisoirement la montée du nihilisme sous ses formes matérialistes et sophistes en proposant la philosophie dualiste d'obédience transcendantaliste et de sous-forme monothéiste; mais, outre que le nihilisme a fini par l'emporter, au terme de quinze siècles d'âpres combats, avec le symbolique 1492, conquête du pouvoir autant que du Nouveau Continent, l'échec de fond de Platon s'explique parce que la forme philosophique d'ordre rationnel n'apporte rien de supplémentaire à la forme religieuse. Au contraire, elle tendrait plutôt à la rendre plus compliquée et plus confuse.
Les idées d'origine religieuse trouvent leur meilleure expression dans le domaine du religieux. C'est peu surprenant et c'est un peu embêtant pour le courant laïc de l'immanentisme, qui postule qu'il a dépassé l'immanentisme par le pouvoir exorbitant de la Raison : désormais, le religion n'a qu'à bien se tenir. En tout cas, les grandes idées n'ont qu'à bien se tenir : elles découlent toutes de la pratique religieuse, comme si seul le religieux était mesure de délivrer un regard universel sur le reél, soit de lier le sensible et l'absolu.
Dans cette optique, nous sommes passés du transcendantalisme polythéiste au transcendantalisme monothéiste; puis nous avons sombré dans la crise immanentiste, qui exprime que le monothéisme est épuisé et nécessite un renouvellement. Ce que les immanentistes prennent ainsi pour l'acmé et l'apogée de l'expression humaine traduit en réalité une profonde crise culturelle et le déclin de l'humanité! Elle signifie rien de moins que l'avènement d'une suite au transcendantalisme, sans quoi l'homme s'estompera comme d'autres espèces avant lui et pendant lui.
Comprend-on ce que signifie l'avènement d'une nouvelle idée qui soit en mesure de remplacer le monothéisme et de sortit l'homme de la crise dans laquelle il est engoncé et qui le mine depuis maintenant plus de trois siècles? C'est la promesse d'un changement, et d'un changement bénéfique pour l'homme. Que ceux qui attendent de cette idée qu'elle prenne les atours du concept philosophique en soient pour leurs frais : les idées qui durent émanent de la pensée, mais de la pensée religieuse, soit de la pensée qui se connecte avec l'absolu. La philosophie n'est qu'un sous-produit du religieux et le restera tant que l'homme sera homme.
Autant dire que par les temps qui courent, les projets de mutation sont sur le point de s'écrouler en donnant leurs fruits pourris, comme le Nouvel Ordre Mondial ou la guerre contre le terrorisme. La destruction des fondements politiques modernes, des États-nations découlant du Traité de Westphalie, vient en contrepoint de la destrcution de l'ontologie transcendantaliste et de son replacement par le nihilisme exacerbé. Tout le reste n'est que bavardage, diversion, et sert le plus souvent inconsciemment la cause du nihilisme, qui depuis l'époque moderne a pris l'apparence spécifique de l'immanentisme.

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