mardi 13 janvier 2009

Retour vers le néant

Fais néant : nihiliste conséquent.

Lors de la première intervention des Nouveaux chemins de la connaissance de la semaine dédiée à Rosset, il est édifiant d'écouter un certain Martins, un Brésilien qui a passé sa thèse avec Rosset sur le thème du réel (je crois). Martins examine les Principes de sagesse et de folie, excellent livre de Rosset, bien écrit et drôle. Rosset s'y montre plus que jamais nihiliste, ce qui signifie qu'il allie le style le plus fouillé et précis avec la grâce de ne rien dire : de tenir un propos explicitement nihiliste.
Il suffit de se rendre sur le site des Éditions de Minuit pour découvrir le compte-rendu de l'ouvrage évoqué. On y trouve la fameuse citation empruntée à Parménide : « Il faut dire et penser que ce qui est est, car ce qui existe existe, et ce qui n’existe pas n’existe pas : je t’invite à méditer cela. »
Parménide est convoqué au service du nihilisme. Même Nietzsche reconnaissait à Parménide le mérite d'être le père de l'ontologie et de la métaphysique occidentales. Que Rosset invoque Parménide montre assez le contournement idéologique qu'il opère en subvertissant Parménide à sa filiation habituelle. Rosset lui-même avoue que sa traduction et son interprétation sont trop exceptionnelles pour être justes. Pensez : aucun penseur n'a osé pareille hypothèse auparavant.
Rosset explique que finalement ce qu'il dit pourrait être contestable. Cette reconnaissance est remarquable : elle illustre le fait que le nihilisme n'accorde aucune importance à la vérité et au principe original de la vérité, qui est le principe de non-contradiction. Rosset énonce tranquillement qu'il est contredit par à peu près tout ce qui se fait de haute philosophie, sans que ce fait le gêne le moins du monde. Il n'hésite nullement à interpréter d'une manière que même son modèle Nietzsche n'avait pas osée. Nietzsche, vous savez, le philologue malade, qui perdit la tête à force de s'abîmer dans le nihilisme?
Rosset va encore plus loin : le sens n'a aucun sens et l'on peut tout se permettre. C'est ainsi qu'il opère avec Parménide un exercice plaisant et fort drôle - le comique repose précisément sur ce que Bergson a défini comme le plaquage de l'inanimé sur de l'animé. Quand Rosset plaque son mépris de la vérité sur la vérité la plus évidente, le décalage humoristique s'opère et le propos se révèle drolatique...
L'autre subterfuge de Rosset tient à la vérité logique sur laquelle il s'appuie pour instiller sa subversion de l'esprit de vérité : Rosset le nihiliste reprend les procédés des sophistes, selon lesquels le meilleur moyen d'avaliser le faux est de l'insérer dans une partie de vrai et d'irréfutable. Autrement dit, la subversion de la contradiction se fait par la reconnaissance partielle et parcellaire de la contradiction.
Reconnaissance du principe de non-contradiction digne du meilleur bon sens : le reél est le reél, le refus de reél est le propre de l'illusion.
Subversion de la contradiction : le néant existe positivement. L'illusion existe positivement.
L'hypothèse de Rosset est une hypothèse typiquement crapuleuse en même temps que nihiliste. D'ailleurs, de manière fort amusante et sur le mode de la projection, Rosset analyse ce qu'il nomme la parole crapuleuse, sans se rendre (apparemment) compte que son propos s'applique en premier lieu à sa pensée et à sa présentation : "C’est en effet un caractère très fréquent de l’acte crapuleux que de s’accompagner d’un dire contradictoire qui, tel un doublage parasitaire, prétend récuser son fait au moment même où il l’accomplit".
Rien à redire à cette analyse pertinente de la pensée et de l'ontologie crapuleuses, qui définit la démarche de Rosset dans le temps même où elle décrit, au sens balzacien du terme, le propre du nihilisme. Il n'est pas trop fort de parler de crapulerie ontologique pour qualifier l'ontologie nihiliste. On pourrait dans la même veine noter que le nihilisme repose sur un vice de forme logique et ontologique.
Ce vice de forme consiste à bafouer le raisonnement au nom du raisonnement. Cette curieuse perversion est le fondement de la perversion (bafouer le réel au nom du réel) et elle explique le détachement désinvolte de Rosset au moment où il accomplit son forfait : non seulement Platon a tort, mais tous ceux qui m'ont précédé ont tort. J'avoue que l'erreur générale est fort suspecte, mais je m'en fous... Pareille désinvolture confine à l'arrogance la plus outrancière, un peu comme quand W. s'interroge sur la définition exacte qu'il faut envisager pour définir ce qu'est la dignité humaine.
Pour W., la dignité humaine est compatible avec Guantanamo; pour Rosset, le raisonnement est compatible avec la violation du principe de non-contradiction. Cette curieuse démarche va fort loin et repose en définitive sur la loi du plus fort : on peut tout se permettre quand on est le plus fort, ce qu'enseignent plusieurs fables de La Fontaine ("La raison du plus fort est toujours la meilleure").
Le discours du plus fort est endossé chez Platon par Calliclès. C'est le discours typique du nihiliste, qui ne raisonne que dans la mesure où il possède la latitude de nier le principe du raisonnement, qui repose sur le principe de non-contradiction. Le nihilisme est ce courant qui débouche en application politique sur l'oligarchie. L'oligarchie est le gouvernement des meilleurs. Mais qui sont les meilleurs? Quels sont les critères d'élection des meilleurs?
Les meilleurs au sens de l'oligarchie, ce sont tout bonnement les plus forts. La valeur de la puissance se mesure à l'aune de la force. De ce point de vue, Rosset n'a pas besoin de verser dans la politique (il est vrai que la seule oligarchie qui fonctionne est masquée, soit sous le mode démocratique) : il est oligarque dans la mesure où son nihilisme laisse transparaître des principes de destruction de la raison, du sens et de la logique au nom de ces principes mêmes. Une fois que l'on a décrypté la méthode rossétienne, qui est un acte de piratage autant que de crapulerie, il reste à revenir sur la traduction qu'il propose de Parménide.
Au juste, j'ignore dans quelle mesure cette traduction est contestable ou non. Je me doute que l'innovation qu'elle présente implique l'erreur des devanciers et que ce simple rappel suffit à en montrer son caractère contestable. Rosset le sait, Rosset le sent. Mais la citation de Parménide? Que fait-il dire à Parménide? Eh bien, Rosset fait dire par la bouche de Parménide ce qu'il pense lui.
Parménide est ainsi le Socrate de Rosset - ou le Diotime de Socrate. Rosset réinvente un Parménide nihiliste qui endosserait les habits de Rosset et qui s'exprimerait comme Rosset s'exprime. Rosset précise souvent qu'il n'est pas à proprement parler ce qu'on nomme un philosophe ou un ontologue - au sens classique du terme. Il donne comme exemple de l'ontologue classique Heidegger, en successeur de Hegel : tous deux reprennent à leur compte la tradition de la métaphysique classique, selon laquelle il faut distinguer entre l'Etre et les étants (selon le vocabulaire de Heidegger).
Rosset réfute cette distinction et affirme en contrepoint (ou contrepropos) l'unicité de l'être. De ce point de vue, Rosset est un ontologue nihiliste : ce n'est pas qu'il ne soit pas ontologue; c'est qu'il appartient à un courant fort minoritaire de l'ontologie, dont il se réclame lui-même. Qu'est-ce que l'unicité chez Rosset? A quoi équivaut sa condamnation constante du dualisme? Du double? De l'illusion? Il est patent que la subversion de la contradiction et du principe du raisonnement est présente au cœur de l'ontologie rossétienne. Pour commencer, le raisonnement de Rosset repose sur l'erreur de la contradiction : Rosset par la bouche de Parménide le nihiliste et l'oligarque (le double fictionnel de l'auteur) reconnaît l'existence du néant en tant que tel.
Avant de revenir sur cette reconnaissance dans tous les sens du terme, et sur ce que cette reconnaissance comporte de résonance par rapport à la mode immanentiste de l'époque, d'un immanentisme tardif et dégénéré, il convient de noter que Rosset viole d'emblée le principe de non-contradiction en affirmant l'unicité de l'être (du réel) et en faisant reposer cette unicité sur le dualisme sensible/néant. Il faudrait savoir : soit le réel est unique - et rien d'autre n'est; soit le réel est duel. En l'occurrence, Rosset restaure le dualisme qu'il prétend abolir en se contentant de remplacer l'Etre par le néant.
La contradiction de l'ontologie nihiliste n'est pas seulement logique (raisonnement humain) : elle est aussi ontologique, c'est-à-dire que c'est la logique de l'être ou du reél qui se trouve ici mise en question. A moins d'être un mutant affublé d'une logique supraontologique, on voit mal comment dépasser le terrain de la non-contradiction sans verser dans le délire du fou furieux ou les bobards du furibard... Car la croyance positive dans le néant soulève la question de la possibilité de l'existence du néant.
Rosset note que Platon recourt à un coup de force contre la raison lorsqu'il explique en substance qu'il faut bien que le Non-Être soit de quelque manière. Justement, Platon en bon dualiste se rend bien compte que la reconnaissance de l'existence du néant en tant que telle pose un problème insurmontable pour la logique : soit le néant existe, ce qui constitue une contradiction dans les termes; soit le néant n'existe que comme une forme d'existence particulière, que Platon le métaphysicien transcendantaliste, dualiste et proche du monothéisme interprètera en termes d'Etre. Peut-être cette existence n'est pas de l'être ou de la réalité sensible, mais en tout cas, il est certain qu'elle ne saurait renvoyer au néant sans contradiction dans les termes.
On peut certes contredire les conclusions platoniciennes, mais il est prioritaire de commencer par démonter le nihilisme et son incarnation tardive et dégénérée dans la pensée de Rosset. Rosset valide l'existence du néant et n'éprouve aucune gêne à l'associer au monisme de son maître Spinoza : en gros, Rosset ne craint pas d'affirmer le plus tranquillement de monde que le néant existe à côté du seul réel qui est, le sensible. Ce serait la vraie question à opposer à Spinoza : son monisme n'est-il pas le meilleur antre pour cacher et protéger le néant?
A ce compte, on peut aussi déclarer péremptoirement que Paris capitale de la France n'est pas en France. C'est drôle, c'est piquant, c'est délirant. Allons plus loin : et si le refus du principe de non-contradiction n'exprimait pas la découverte d'un sens plus haut que le principe du fonctionnement du sens (le principe de non-contradiction)? On retrouve un raisonnement proche dans l'hypothèse complaisante selon laquelle la folie de Nietzsche révèlerait la découverte, par le penseur en marche au-dessus de Sils-Maria, d'une vérité supérieure au langage. La folie serait ainsi l'expression de la supériorité et du génie...
Il faut bien reconnaître un élément approchant de cette manière de penser chez Rosset, quand il déclare qu'enfant, toute la vérité du monde lui fut révélée en écoutant Ravel. L'enfant est celui qui n'a pas encore accès au langage rationnel (à en croire au moins une conception qui courait chez les Romains et qu'on retrouve pour partie chez Lacan). La musique est ainsi un langage qui pour ne rien exprimer exprime plus que l'exprimable : un langage non pas infrarationnel, mais suprarationnel. L'inexprimable exprime plus que l'exprimable. La contradiction exprime plus que la non-contradiction. L'absurde exprime plus que le cohérent. Le désordre exprime plus que l'ordre. Bref : le néant exprime plus que le réel.
Il est patent que Rosset réclame le droit de se situer au-dessus du principe de logique ou de non-contradiction pour penser. La mutation chez Rosset est effective et qu'elle se trouve à l'œuvre dans sa pensée. Nietzsche appelait de ses vœux la mutation ontologique; Rosset la réalise. Rosset se veut nietzschéen conséquent en résolvant le problème de la mutation et de l'utopie : en subvertissant le principe de non-contradiction, Rosset prétend parvenir à la mutation à laquelle Nietzsche n'avait pu parvenir, en partie à cause de sa folie. Rosset achève l'œuvre inachevée de Nietzsche, dont l'entreprise fut interrompue par la folie turinoise et définitive.
Cependant, rien ne permet de savoir si Rosset dit simplement n'importe quoi ou si ce qu'il dit est du grand n'importe quoi, soit la vérité supérieure au sens humain, et seulement accessible par le n'importe quoi, un peu comme le comportement de Monsieur Jourdain chez Molière, dont la folie est soit furieuse, soit supérieure : en prétendant au titre de Mamamouchi, Jourdain rappelle-t-il que le néant existe et qu'en déraisonnant on raisonne mieux qu'en raisonnant?
Aucune raison ni aucun élément reél ne peut venir à bout du défi lancé Rosset. C'est un défi à la logique et c'est un défi à l'entendement. Cette absence de vérification est fâcheuse, puisque Rosset réfute tout jugement dans le moment où il s'érige en juge. Peut-être Rosset discerne-t-il dans cet usage curieux de la réfutation de la réfutation la définition prophétique que Nietzsche fait des philosophes qui le suivront... Rosset prétend juger sans être juge. Comment juger d'un jugement qui refuse le jugement? On mesure le problème que lance toute parole nihiliste et en quoi cette parole nihiliste confine à la crapulerie.
Rosset lance un défi qui dépasse l'entendement et qui fait montre d'un orgueil démesuré. Rosset est-il le Prométhée du nihilisme? Sur quoi débouche le nihilisme? Au lieu de Prométhée, je choisirais plutôt la figure de Sisyphe : finalement, plus que d'un discours crapuleux, le nihilisme accouche d'un discours épuisant et inutile. Le fait qu'il n'existe aucun élément de mesure pour mesurer la pensée de Rosset relève du sophisme. Rosset n'intente pas seulement un coup de force contre la raison. Il se lance tout bonnement dans un véritable coup d'État contre le réel. De la même manière que les tristes évènements du 911 sont un coup d'État à peine masqué contre les institutions américaines et contre les États-nations issus de la paix de Westphalie, au prétexte et au nom du Nouvel Ordre Mondial, de même le nihilisme est un coup d'État contre le fonctionnement du réel.
Croire dans le néant, c'est appeler de ses voeux l'avènement de la mutation ontologique que l'on retrouve présente dans les prophéties de l'immanentisme tardif et dégénéré que constitue la pensée de Nietzsche. La présence de la mutation se fait plus prégnante et directe dans les formes tardives et exacerbées de nihilisme, quand le nihilisme dégénère, soit quand il est au pouvoir et qu'il pourrit, comme c'est le cas de l'immanentisme version tardive et dégénérée.
Rien d'étonnant dès lors à ce que Rosset trouve une reconnaissance tardive (et dégénérée?) de la part de commentateurs qui sont l'expression archétypale de l'immanentisme tardif et dégénéré, comme ce fut le cas de Nietzsche et avant lui, de Schopenhauer (deux maîtres revendiqués de Rosset). Le tort de Rosset consiste à exprimer trop directement la voix de l'immanentisme tardif et dégénéré. La reconnaissance de l'immanentisme radical par l'immanentisme ne pouvait intervenir qu'avec du retard. Rosset est un immanentiste tardif et dégénéré qui se sait tel et qui s'assume comme tel. Sa lucidité tient à la reconnaissance de son nihilisme. Simplement pense-t-il avoir raison de penser en nihiliste, ce qui constitue une sacrée entorse à son principe d'absurde : comment avoir raison ou vrai quand on a bafoué et foulé aux pieds le principe de non-contradiction?
Rosset est ainsi à la mode parce qu'il est l'apôtre de l'immanentisme le plus radical, qui finit par être reconnu de l'immanentisme quand l'immanentisme dégénère et menace de s'effondrer. Certes, Rosset est violent, mais en période de crise explicite, de risque d'effondrement systémique, au moins a-t-il le mérite de la clarté et de la franchise : on se raccroche à Rosset quand on estime que ce qui a péché dans l'immanentisme tenait à une certaine hypocrisie, soit à un progressisme utopique. Rosset présente le mérite de la franchise la plus absurde et paradoxale : il énonce que la franchise n'existe pas.
Se rend-on compte du danger que présente la pensée de Rosset, qui est un nihiliste explicite et qui présente sans fard son nihilisme radical? Se rend-on compte que le nihiliste radical est un danger encore plus explicite que l'immanentisme consensuel, mou et progressiste? Comment le système immanentiste se rendrait-il compte que le principal danger de radicalisme émane de sa voie et de sa voix immanentiste? Se rend-on compte que la destinée de Rosset évoque celle de Schopenhauer, de ce grand polémiste et contesté qu'il contribua à remettre au goût du jour dans des commentaires de prime jeunesse?
Rosset contribua à expliquer que la profondeur de Schopenhauer tenait moins à son pessimisme qu'à son sens de l'absurde, soit à son nihilisme radical. Je précise que le radicalisme immanentiste s'exprime bien davantage dans le pragmatisme que dans le progressisme, puisque le progressisme immanentiste se trouve moins du côté de la violence et de la mutation. On comprend l'attrait que Rosset conçut en premier lieu pour Schopenhauer, avant de pencher vers Nietzsche, autre immanentiste de tendance radicale - prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré.
Schopenhauer connut un anonymat complet durant la majeure partie de sa vie et n'endura le succès qu'en fin de vie, et encore, à la faveur d'un ouvrage mineur et divertissant, les Parerga et Paralipomena. Cette célébrité soudaine et stupéfiante, puisqu'elle ne reconnaissait pas le génie propre de Schopenhauer, manifeste dans son maître-ouvrage Le Monde comme volonté et comme représentation, s'élabore comme une mode, à partir de thèmes mineurs et superficiels, tournant autour du pessimisme (il serait à cet égard préférable de lire von Hartmann que Schopenhauer, tant il est patent que le vrai père des pessimistes chics contemporains est plus Hartmann que Schopenhauer).
La reconnaissance tardive de Schopenhauer s'opère sur le malentendu du pessimisme : dans une société industrielle en crise, avant l'avènement de l'immanentisme tardif et dégénéré, le pessimisme de Schopenhauer permet d'expliquer par l'absurdité du sens le déficit des valeurs libérales; la reconnaissance tardive de Rosset repose peut-être tout autant que celle de Schopenhauer sur un malentendu : elle s'expliquerait parce que Rosset est un immanentiste tardif et dégénéré explicite dans une époque en crise explicite. La seule différence entre les stars de la French theory et Rosset, c'est que les Deleuze, Foucault, Derrida et consorts sont des progressistes qui connurent une gloire immédiate parce qu'ils collaient à la mentalité immanentiste qui veut que le progressisme soit le mouvement à la mode premier, massif - et profondément bête.
Rosset est un pragmatique des plus radicaux, un conservateur pur jus, qui du coup s'est trouvé écarté de la mode et des cercles du pouvoir quand l'immanentisme triomphait en tant que progressisme. Maintenant que l'immanentisme sobre sombre, Rosset le pragmatique pur et sombre revient en grâce et en mode. Son nihilisme viscéral et radical se trouve à l'extrême de l'immanentisme. L'opprobre qu'il reçoit émane en premier lieu de l'immanentisme à la mode, soit de l'immanentisme progressiste. Rosset a subi une série de mises à l'écart et de rejets de la part des immanentistes en place.
Ce n'est pas un hasard si le site de Minuit convoque pour l'éloge finale la plume du grand faiseur Sollers (article du Monde daté du 6 mars 1992), vizir visé et vissé du monde de l'édition officielle et symbole de l'imposture caractérisée et caractéristique qui règne dans la République des Lettres contemporaine, qui plus est d'obédience parisianiste. Sollers est un nihiliste typique et erratique, tant il est ridicule à force d'outrance grotesque. Sollers se permet toutes les pitreries, fort de ses relations et de sa connaissance innée de la mentalité bourgeoise, en particulier de l'esprit de la bourgeoisie littéraire et du snobisme bourgeois en littérature. C'est ainsi que Sollers le triste sire nihiliste a soutenu successivement Balladur et Royal, ce qui est un bel exemple de contradiction dans les termes ou de je-m'en-foutisme royal et saugrenu.
Mais Sollers brille parce qu'il a l'intelligence d'avancer masqué. Rosset avance à découvert. Sollers fait croire qu'il est progressiste et que le mieux est d'être progressiste. Chacun sait bien en écoutant Sollers plus de cinq minutes que ce grand bourgeois anglophile est tout sauf progressiste et qu'il est au contraire l'exemple de ce que le monde des lettres peut produire de réactionnaire et de dégénéré - profondément. Ou alors Blair est progressiste.
Rosset le découvert trahit ainsi Sollers le caché. Tous deux sont nihilistes, mais l'un le proclame, quand l'autre le tait. On pourrait reprendre cette comparaison en rapprochant Enthoven Jr. de Sollers : que diable deux nihilistes en cour viennent-ils faire dans cette galère (en cours)? Faut-il que l'immanentisme soit si mal en point pour qu'il se sente obligé de convoquer la franchise quand son propos tient dans la duplicité et le masque?
Un jour qu'Enthoven Jr. abordait la figure du diable dans son émission cultueuse, il ne trouva rien de mieux que d'inviter Rosset pour évoquer la question (sans passage à la question). Pourquoi inviter Rosset pour évoquer la figure du diable? Mais bien sûr! Parce que le diable est la figure religieuse qui correspond en ontologie au nihilisme. Le diable est le néant si tant est que le néant soit la séduction, l'adversaire et la division.
Rosset en tant que nihiliste radical et explicite était effectivement le plus qualifié pour parler du diable. Rosset l'explicite : il est pourtant une limite à la franchise nihiliste de Rosset. Si Rosset a exhibé le principe de non-contradiction comme le cœur et le moteur du nihilisme, le propre du nihilisme réside dans sa capacité à maintenir le principe de dissimulation et de masque. Si l'on accrédite l'antériorité du religieux sur la philosophie, on comprend que Rosset ait déclaré lors de cette émission que le diable n'existait pas : c'est effectivement la ruse cardinale du diable pour réussir sa tromperie...
Rosset peut exhiber le principe de non-contradiction, mais il doit laisser entendre que le nihilisme fonctionne. S'il annonce que le nihilisme est une supercherie, alors il peut fermer boutique ou quitter le discours philosophique pour embrasser la carrière de comique ou de troubadour. Rosset, qui goûte fort Courteline, Labiche ou Offenbach, pourrait fonder le genre de la philosophie-bouffe.
Du coup, ce n'est pas seulement pour faire plaisir à Enthoven Jr. que Rosset avance que le diable n'existe pas. Le propre du nihiliste est d'avancer masqué. Rosset est allé le plus loin dans l'exercice de l'explicitation nihiliste, en mettant en avant la technique du nihilisme, mais il ne faut pas trop lui en demander. Il ne pouvait décemment pas exhiber la forme du nihilisme, sans quoi le nihilisme aurait été démasqué. Le nihilisme se serait estompé, comme le vampire quand on agite sous son nez des gousses d'ail.
En explicitant la technique du nihilisme, la subversion du principe de non-contradiction, Rosset n'est pas tenu d'expliquer pour quel compte il agit : au nom du nihilisme. C'est ce qui lui permet d'aller jusque-là, dans une démarche de transgression dont il ne peut que se montrer fier. S'il avait été contraint de simplement nommer le nihilisme, Rosset aurait trahi sa démarche et son identité. Le propre du nihilisme tout comme du diable consiste bien à avancer masqué. Comprend-on dès lors la parenté nihiliste entre Rosset et Nietzsche quand ce dernier déclare que tout ce qui est profond aime le masque?
Le masque est l'emblème totémique et taboue du nihilisme. Le masque est pourtant peu complémentaire de l'évidence ou de la clarté dont se réclame Nietzsche. Pourtant, rien d'étonnant à ce que coexistent le masque et l'évidence : en masquant son identité, le diable séduit par une apparence de jeunesse et de beauté. En termes ontologiques : en masquant que le néant n'existe pas, le style nihiliste a beau jeu de dire le rien avec élégance. Il est plus facile de ne rien dire que de dire quelque chose. Si l'on regarde bien, c'est ce que fait Rosset opuscule après opuscule (depuis quarante ans).
On s'étonne que Rosset écrive de si petits livres : c'est parfaitement cohérent avec la forme nihiliste, qui n'est pas peu concise, mais qui doit réussir à ne rien dire en cinquante ou cent pages. C'est ce que fait Rosset avec élégance et il n'y a rien d'étonnant à ce que tant sentent dans ses livres le vent de l'humour et prennent ses livres pour des plaisanteries ou des pastiches. Rosset est un pasticheur et un satiriste, puisque le nihlisme est contraint d'imiter et de se moquer pour posséder quelque contenu sur lequel appuyer son porpos.
Avant de conclure, j'aimerais revenir sur un point : l'alliance entre oligarchie et nihilisme. Du point de vue nihiliste, le meilleur revient au néant. Les meilleurs sont ceux qui attendent et qui refusent l'ambition, selon l'aphorisme emprunté à Beckett. Le rapport entre la domination élitiste et arrogante de l'oligarchie et le nihilisme coule de source : si c'est le néant qui succède au seul sensible, alors il faut profiter du réel. Et si le réel se résume au sensible, alors la seule loi de la finitude conduit à la domination.
Du point de vue oligarchique, l'ontologie nihiliste permet de comprendre la théorie de la domination par les meilleurs grâce à la théorie de la destruction. On sait que Rosset insiste beaucoup sur la cruauté du reél, en précisant bien que cruauté provient de crudelis, la chair sanglante et fraîche. Il ne s'agit pas selon Rosset de dresser l'apologie morale de la cruauté, mais de constater que le reél est cruel.
Cette cruauté ontologique se rapporte directement à la théorie de la destruction, selon laquelle il faut détruire pour construire mieux. D'où l'élection du système oligarchique, qui n'est rien moins qu'un système d'élus selon le principe de destruction. Dans cette théorie, le réel sensible et unique ne peut se renouveler que par l'application de la destruction. C'est en détruisant que l'on conserve les meilleurs, qui sont ceux qui résistent au test de la destruction.
C'est en détruisant que le réel sélectionné et conservé se pérennise et se valorise. L'oligarchie a un bon prétexte qui est une bonne raison : il permet par son principe de sélection et de destruction au réel de se reproduire et de se poursuivre. C'est dit : seules la destruction et la sélection permettent au réel de poursuivre son aventure, comme si seul le meilleur de l'homme permettait de faire le réel.
Le principe de destruction est explicable directement par le néant : si détruire permet de construire, c'est parce que le néant coexiste avec le reél. C'est en néantisant qu'on réalise. Seul problème dans cette belle théorie de la régénération créatrice par la destruction : rien ne prouve que le néant existe; ou plutôt : tout prouve que le néant existe et relève de la supercherie. Dès lors, le système politique de l'oligarchie relève autant de la supercherie que l'ontologie nihiliste.
Si le néant n'existe pas ne tant que tel ou existe en tant qu'illusion, la loi de renouvèlement et de pérennité du réel est plus complexe que le simple principe de destruction auquel se conforme le nihilisme par goût de l'évidence et de la simplicité. La différence et la répétition comme dirait Deleuze s'expliquent non par le principe de destruction, mais par le principe de création. Je veux dire que le réel ne se perpétue et ne se poursuit que parce qu'il intègre en son sein fini l'absolu. La différence est produite par la rencontre de l'absolu et du fini. La création signifie et relate cette rencontre.
Le reél ne se peut produire et perpétuer que parce que l'absolu et existe et que la dichotomie existe entre l'absolu et le sensible. Si la dichotomie existait entre le néant et le sensible, le reél aurait disparu depuis belle lurette. Raison pour laquelle le néant ne peut jamais se montrer, ni s'expliciter. Il demeure caché, parce que sa reconnaissance impliquerait sa destruction immédiate : il est facile de concevoir sur quelle erreur le néant est fondé et à quel résultat il aboutit.
L'évidence et la simplicité du néant sont réelles, mais pas dans le sens où le néant l'entend : non pas parce qu'il repose sur une vérité transparente, mais parce qu'il repose sur une erreur transparente. C'est l'erreur qui est transparente. La vérité est épaisse et sombre. Face à un tableau aussi noir de la situation nihiliste, on pourrait se demander quel est l'intérêt pour l'homme de défendre le nihilisme. La réponse est contenue dans l'application oligarchique : le nihilisme sert seulement les élites et dessert l'homme. Il est certain qu'à terme le nihilisme conduit à l'anéantissement de l'homme, comme il est certain que le nihilisme repose sur l'erreur, le mensonge et la confusion, mais de ce tragique constat, les élites n'ont cure.
Ce que les élites retiennent, ce n'est pas l'intérêt de l'homme, mais leur intérêt oligarchique. Ce qui compte n'est pas le destin de l'homme, mais la domination des meilleurs dans l'ordre du fini et de l'immédiat. L'anéantissement de l'homme est une réalité que les oligarques ont d'autant plus de mal à éprouver que cet anéantissement est une valeur voisine de leur principe de destruction, manifeste par les politiques eugénistes et malthusiennes, auquel tout ordre nihiliste conduit nécessairement.
Ce n'est pas un hasard si Rosset se moque avec raison des préoccupations écologiques comme des projections sur l'environnement de problèmes psychopathologiques et d'illusions cocasses (ainsi de l'anecdote du végétarien surpris par sa fille en train de déguster une pièce de viande en secret!). Il est certain que nombre d'écolos sont mus par des préoccupations fort peu écologiques, comme la haine et le ressentiment. Mais sans discuter du bien-fondé des mises en garde ontologique de l'écologie, sans chercher à savoir si le réchauffement climatique est une propagande ou repose sur des faits irréfutables prouvant l'intervention de l'homme, il est certain que le dédain de Rosset pour les questions écologiques provient simplement du fait que le point de vue nihiliste ne peut prendre en compte la question de l'environnement comme la question de la disparition de l'homme.
Pour le nihiliste, la disparition est en soi une bonne chose et débouche sur le principe de destruction, qui par le truchement oligarchique est un principe sain, paradoxalement créateur. C'est ainsi que l'oligarchie représente un grand danger pour le réel au nom du réel, ce qui n'est pas la moindre contradiction dans l'œuvre de Rosset : c'est au nom du réel que le plus grand déni de réel s'opère, puisque le nihilisme repose sur l'erreur ontologique la plus centrale et cruciale de toutes les erreurs ontologiques, comme le diable est la plus terrifiante de toutes les figures religieuses.
Alors, à quoi sert-il de lire Rosset si au final sa lecture ne repose sur rien et ne sert à rien? Réponse : à rire de rien et du rien, car le néant respecte le principe du rire. La correspondance de l'inanimé sur l'animé, selon la définition pénétrante de Bergson, est valable avec le néant en remplacement de l'absolu. Que le néant fonctionne pour instiller le rire, voilà qui signifie que ce que le métaphysicien nomme l'Etre et que ce que le nihiliste remplace par le néant (masqué) n'est jamais qu'un principe différent du sensible, qui ne correspond à aucune définition présente. Peu à l'Etre; encore moins au néant.
Quel est le point commun entre l'Etre et le néant? De renvoyer à la réalité qui, quelle que soit l'interprétation qu'on lui prête, diffère du sensible et que la mort, l'expérience la plus foudroyante et mystérieuse, relate au plus près. Que les notions d'Etre ou de néant se fourvoient ne doit pas faire oublier qu'elles essayent d'expliquer la nature différente et radicale du réel étranger au sensible.
De ce point de vue, l'avènement moderne du nihilisme n'a pas grande valeur puisque le nihilisme n'est jamais que l'expression de la crise et que la crise est par définition passagère. Le nihilisme est momentané. Il détruit trop pour se perpétuer. Il signale cependant en creux, fort précieusement, qu'un profond bouleversement est à l'œuvre, un bouleversement encore plus grand qu'à l'époque de Platon. A l'époque de Platon, l'avènement des sophistes traduisait le passage du polythéisme vers le monothéisme, soit la montée du christianisme.
On demeurait cependant dans le giron du transcendantalisme. L'immanentisme signale un changement plus important et plus profond, puisque cette fois on a changé de sphère religieuse et que le transcendantalisme est mort avec sa dernière sous-forme, le monothéisme. C'est la fin du monothéisme et il va falloir trouver une interprétation qui soit suffisamment dense, riche et pérenne pour chasser la crise et la concept nihiliste. Le nihilisme a toujours existé et en cela Rosset n'est jamais que le dernier avatar d'un courant antédiluvien, qui en temps de paix et de stabilité est seulement sourd (et muet).
Le nihilisme est la tentation toujours présente en l'homme, comme le diable est l'ange qui ne meurt jamais. Elle rappelle qu'en cas de perte de sens ou de perte de la définition du réel, en particulier de la part mystérieuse étrangère au sensible, le nihilisme surgit et instille son venin. Au nom de toutes ces remarques et de toutes ces découvertes capitales, merci pour votre précieux témoignage, monsieur Rosset. La postérité vous sera reconnaissante tant qu'il y aura des hommes. Mais peut-être ce que je dis vous fait au contraire souhaiter l'oubli et l'incompréhension. Pour l'incompréhension, c'est déjà fait : vous avez Enthoven Jr. Pour l'oubli, ce sera moins aisé. Il faudra oublier.

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