Si l'on voulait établir les distinctions véritables qui marquent le camp des impérialistes, on serait bien en peine de les comprendre en termes de différences fondamentales et irréductibles. Il faut introduire l'hypothèse de la complémentarité, soit de différences qui n'émergent jamais que sur le socle commun de convergences essentielles, bien plus primordiales que les différences superficielles et secondaires.
C'est ainsi que la presse nous abreuve souvent des différences soi-disant irréconciliables entre les pragmatiques conservateurs et les idéalistes néoconservateurs, entre Kissinger et ses cercles d'un côté; Cheney et Rumsfeld de l'autre. Qu'en est-il de cette différence emblématique comme de toutes les différences? Sont-elles de réelles différences?
D'une part, cette grille d'interprétation est plus que hâtive : elle est historiquement falsifiée et tronquée. En effet, l'on nous bassine les oreilles avec l'antagonisme entre Bush père et Kissinger comme s'il s'agissait de fossés infranchissables, alors que l'influence de Kissinger sur l'administration Bush père est attestée. De même que les liens entre Cheney et Rumsfeld, les liens entre Rumsfeld et Kissinger n'ont jamais cessé.
Dans l'immanentisme, les antagonismes sont souvent des complémentarités masquées en différences. L'on pourrait résumer comme suit la vraie problématique : au lieu de différences premières, tous partagent les intérêts communs du socle oligarchique. Ensuite, l'oligarchie étant un panier de crabes, les différences s'expriment et s'affrontent à partir de ce socle commun essentiel.
Qui s'est opposé à la guerre contre le terrorisme? C'est le signe du consensus de l'oligarchie sur le sujet. Les divergences ne se sont exprimées qu'à partir de la guerre d'Irak, qui est une conséquence de la guerre contre le terrorisme. Encore doit-on se méfier d'oppositions qui sont d'habiles et savantes manipulations édictées sur le mode de la complémentarité plus que de l'antagonisme.
Maintenant, à chaque fois que l'on abordera le terrain des différences et des divergences revendiquées, analysons-les avec le prisme de la complémentarité : c'est l'intérêt de l'Occident et de l'atlantisme que de revendiquer au nom de la démocratie et de la liberté le spectacle de dissensions et de divergences que tout régime de nature autoritaire refuse par nature. L'esprit de propagande de la démocratie libérale et occidentale a besoin d'exhiber ces différences assumées et revendiquées pour propager le message de supériorité et de Progrès.
La fin de la Seconde guerre mondiale traduit l'opposition de l'immanentisme en deux camps rabâchés jusqu'à satiété : le communisme et l'atlantisme (capitaliste et libéral). Au fond, ces deux camps sont plus complémentaires qu'antagonistes, contrairement à ce qu'une histoire orientée nous laisse accroire, puisque les objectifs finalistes et finaux d'égalité et de liberté sont des notions qui ne sont pas des oppositions, mais des parents/compléments.
Si l'on valide la complémentarité de la liberté et de l'égalité immanentistes, les oppositions à l'intérieur du camp atlantiste apparaissent plus ténues encore. Leur création en tant qu'oppositions vient du fait qu'il est impossible à une forme finie de perdurer sans le mécanisme des oppositions. C'est ainsi que l'opposition binaire dans l'immanentisme suscita une sous-opposition tout aussi binaire à l'intérieur de l'atlantisme.
Pourquoi ce binarisme récurrent, voire stéréotypé? Il illustre la pauvreté de l'opposition au sein de l'immanentisme, soit son incapacité à perdurer, si l'on comprend que le deux est le chiffre minimal avant le un - celui de l'unicité factice. Le deux est une simplification commode, comme dans le dualisme platonicien d'origine égyptienne, pour évoquer une réalité dont on ignore la consistance et les contours. Dans le cas de l'unicité affichée, loin de constituer une amélioration ou une meilleure compréhension du monde, c'est le signe de la disparition prochaine du monde de l'homme.
C'est ainsi : le destin de l'homme consiste à progresser sans cesse entre oppositions et conflits. L'immanentisme n'échappe pas au mécanisme de la scission créatrice. Comme il est l'expression d'un moment de crise, la résurgence moderne du nihilisme atavique, l'immanentisme a commencé par se scinder en immanentisme progressiste et immanentisme pragmatique. A l'intérieur du pragmatisme, on fait mine de séparer précisément les progressistes des conservateurs. Quelle est la réelle différence entre deux sous-différences appartenant au même sous-camp immanentiste? Logiquement, les différences ne sauraient se montrer décisives...
Le pragmatisme postule que les choses sont telles qu'elles apparaissent. Dans cet ordre d'idées, le pragmatisme progressiste est un progressisme assez ambigu. Quelle marge de manœuvre possède un progressisme asservi au pragmatisme? Ce progressisme peut :
- soit constituer un redoutable terreau à l'hypocrisie, ce que l'on retrouve en territoire atlantiste, et de plus en plus, tant il est certain que l'immanentisme dégénère et s'effondre au fil de la progression de sa crise programmatique.
- soit postuler que ce sont les choses qui progressent, naturellement ou d'elles-mêmes.
Ce progressisme ambivalent se révèle un redoutable cas de déterminisme et de fatalisme. Dans le pragmatisme progressiste, le Progrès est connexe au cours des choses, les choses progressent d'elles-mêmes et toute intervention est un leurre. Originellement, le progressisme implique la possibilité d'une intervention, soit le fait que le donné ne le soit pas à l'avance, mais puisse subir des modifications en cours de route.
Le progressisme d'ordre hyperrationnel suppose que la Raison change le cours des choses. En ce sens, l'échec du communisme signale l'échec de la Raison à améliorer les choses par intervention. Le progressisme pragmatique réfute l'intervention de la Raison à des fins de changement. Dès lors, le rôle de la Raison se trouble : il est d'analyser les choses ou de les accepter telles qu'elles adviennent.
Si l'on veut, le rôle dévolu à la Raison est ténu. Il tend plus - paradoxalement - à faire du progressisme pragmatique un progressisme assez peu progressiste, un progressisme qui se résumerait à accepter l'avènement des choses ou l'évènement en tant que tel, réjouissant comme consternant.
Du coup, le pragmatisme progressiste diffère du pragmatisme conservateur en ce que le conservateur est un pragmatisme qui considère que les choses n'évoluent pas : le conservateur postule que le changement n'existe pas ou résulte de l'illusion. L'histoire est une répétition bourdonnante et cyclique, un bégaiement, dont Nietzsche a relevé avec Schopenhauer le caractère aussi tragique qu'inexorable. Le pragmatisme progressiste considère l'évolution des choses avec résignation, fort d'un principe ontologique simple : le changement s'explique par des considérations étrangères aux hommes et à l'action des hommes.
Si l'on prend en compte les différences entre démocrates et républicains au sein du paradigme américain, on se rend compte que des différences ténues se révèlent parfois carrément inversées. Certains démocrates sont plus conservateurs que les conservateurs modérés. Il suffit de consulter l'histoire du parti démocrate et du parti républicain pour mesurer à quel point leur opposition est minime, parfois inexistante.
L'exemple de la France est encore plus éloquent, puisque la gauche sous Mitterrand tend à se rapprocher de la droite française et que, vingt ans plus tard, Sarkozy manifeste explicitement l'alliance de la gauche bobo et de la droite affairiste (Kouchner et Lagarde).
Le rapprochement du pragmatisme conservateur et du pragmatisme progressiste suit l'effondrement du progressisme et la situation apparemment triomphante de l'immanentisme pragmatique. Triomphante : seule aussi. Les convergences du pragmatisme progressiste et du pragmatisme conservateur se manifestent par le fait qu'ils tombent d'accord sur la question essentielle de l'oligarchie.
Qu'est-ce que l'oligarchie? C'est le fait d'estimer que l'élite est la fin à laquelle tend nécessairement l'immanentisme. L'abandon de l'idéal démocratique par le parti immanentiste progressiste signale que la démocratie est un leurre, mais le recours au leurre démocratique dans le camp pragmatique est évident : c'est le cheval de Troie qui permet à l'oligarchie de s'imposer sous des atours attrayants et séduisants.
La différence entre le pragmatisme progressiste et le pragmatisme républicain est si minime que les représentants des deux courants sont contrôlés par les mêmes intérêts oligarchiques et que leurs points de vue se rapprochent à mesure que l'immanentisme dégénère : que l'on considère ainsi la différence d'opinions de Mac Cain et Obama sur la question décisive de la crise monétaire. En gros, on serait en droit d'estimer à première vue que quand l'oligarchie a besoin de changement, elle en appelle au courant progressiste. Et quand c'est le statu quo qui correspond à ses intérêts, elles en appelle au courant conservateur.
Reste à préciser les contours du Progrès d'obédience pragmatique. On note que le progrès ne saurait être le changement pour la simple et bonne raison que le changement n'est pas forcément un progrès. Le progrès suppose une amélioration. Dans l'immanentisme, on parle de progrès hyperrationnel.
Dans la mentalité pragmatique, le paradoxe veut que le Progrès consiste à laisser les choses se faire sans intervenir, tandis que le conservatisme acceptera d'intervenir, au moins pour que les choses n'évoluent pas trop. Les périodes de changement ne sont pas forcément des périodes qui équivalent à des périodes de progrès, tant s'en faut; il est patent que les grands changements seront mieux assumés par des conservateurs que par des progressistes au sein du pragmatisme.
Le Progrès pragmatique implique plus l'absence de changement que le changement afin de tendre au plus près de l'amélioration (la fin du progressisme). Évidemment, on attendrait que le progressisme soit volontariste, quand le pur pragmatisme, le pragmatisme conservateur, serait plus fataliste. Différencions dès lors le progressisme pragmatique du progressisme en tant que tel au sein de l'immanentisme.
La conjonction du volontarisme et du pragmatisme engendre un hybride qui correspond en gros à un oxymore, soit une entité avoisinant le volontarisme fataliste. Évidemment, cette expression de volontarisme fataliste est dénuée de signification, sauf à considérer que le volontarisme pragmatique privilégiera le volontarisme incantatoire ou formel pour laisser la véritable direction des opérations au pragmatisme.
Selon cette conception, le progressisme est ainsi soit une incantation dénuée d'action, soit une action qui privilégie l'absence d'intervention au nom du Progrès. Rien d'étonnant dès lors à ce que ce soient sous les périodes conservatrices américaines que les plus grands changements s'effectuent.
Un vrai progressiste, qui par son progressisme sincère désobéit aux attentes de l'oligarchie, ce progressiste un brin plus audacieux, qui croit dans le Progrès et compte le faire appliquer, finira avec quelques balles dans la peau - n'est-ce pas ce qui s'est produit avec JFK, qui subit le prototype typique d'une opération criminelle sous fausse bannière? Ce qu'on attend d'un démocrate dans le régime immanentiste tardif et dégénéré, c'est un long fleuve tranquille, un Clinton.
Quand les changements s'annoncèrent, avec le 911 en particulier, W. était à la barre, preuve que les bouleversements sont davantage assurés par les conservateurs que les progressistes. Il est vrai que des cataclysmes n'équivalent pas à des progrès. Une fois que l'on a établi ce paradoxe du pragmatisme, qui consiste à rendre le progressisme fort peu progressiste, on comprend les classifications à l'intérieur du pragmatisme.
Le pragmatisme est d'obédience viscéralement oligarchique. Plus le pragmatisme croît, plus son dessein oligarchique s'accroît. Dans le pragmatisme, les conservateurs sont complémentaires des démocrates. Du côté des démocrates, ce sont de faux progressistes manipulés par l'oligarchie dès les prémisses.
C'est le paradoxe du progressisme pragmatique - sans surprise. On retrouve cette constante paradoxale dans la figure française de Mitterrand qui fut élu comme président socialiste après avoir été un militant d'extrême-droite et sans avoir apporté de notables changements au libéralisme anglo-saxon et conservateur de VGE. Cette proximité du parti démocrate et du parti conservateur explique plus facilement les deux grands courants actuels que l'on retrouve au sein du parti conservateur.
Pour les nommer d'un mot, je distinguerai les conservateurs idéalistes et les conservateurs réalistes. Les seconds estiment, fatalistes, que le changement transcende tout effort humain. On estime que ces pragmatiques seraient moins durs que les idéalistes, mais c'est sans compter sur leur doctrine du refus de l'amélioration.
Confrontés au changement extérieur à l'action humaine, ces réalistes s'en remettent au maintien le plus strict des forces, fort du principe, après tout avisé, selon lequel la situation qui ne change pas conserve au moins ses bons côtés initiaux et possède moins de chances de régresser qu'une situation révolutionnaire ou à fort caractère évolutif (c'est aussi la leçon de Montaigne le maire de Bordeaux). Ces conservateurs réalistes sont au fond très proches des progressistes du même bord et du même tonneau.
Qu'est-ce alors que l'idéalisme conservateur? On les appelle les va-t-en guerre ou les néoconservateurs. Il est intéressant de constater que les néoconservateurs historiques ne sont pas des individus issus de l'extrême-droite, mais d'anciens trotskystes comme Podhoretz ou Kristol père. Ce sont aussi de piètres penseurs, des conseillers et des stratèges qui contentent forcément les intérêts oligarchiques, sans quoi leurs conseils maladroits passeraient à la trappe depuis belle lurette.
L'idéalisme conservateur constitue l'idée extrémiste selon laquelle il faut maintenir à tout prix le statu quo. Empêcher le changement. Le conservatisme s'oppose au changement au nom du Progrès. Sa perversion dénature l'idéal du Progrès en identifiant le progrès à la destruction. On comprend pourquoi d'anciens gauchistes forment les rangs de l'idéalisme conservateur : ils peuvent allier un certain réalisme et le Progrès applicable dans sa concrétude internationaliste et universaliste. L'idée du progrès égalitariste était totalement irréaliste et irréalisable, tandis que le progrès néoconservateur leur donne l'occasion de gouverner et d'agir.
Évidemment, leur doctrine est encore plus utopiste que toute doctrine de gauche, style communisme. Ils sont promis à l'effondrement par leur aveuglement et leur entêtement typiquement idéologiques et sont mus par l'idéologie la plus bornée. Les idéalistes de ce poil sont nécessairement violents en ce que leur idéalisme s'oppose viscéralement au changement. La violence, la guerre et la destruction sont les moyens utilisés pour empêcher le changement. Quel était le programme des néoconservateurs, édicté notamment dans le PNAC : comment assurer la poursuite de l'hégémonie américaine durant le siècle suivant?
Tout un programme, qui vaut bien un 911. Par rapport à la distinction entre conservateurs réalistes et conservateurs idéalistes, les progressistes se divisent à leur tour en conservateurs et idéalistes.
- Le conservateur croit que la meilleure manière de parvenir au Progrès est encore de l'attendre. Cas de Johnson.
- L'idéaliste charrie une image totalement déconnectée de l'action. Il est chargé d'incarner le Progrès tandis que son action consistera à suivre le cours des évènements, autrement dit la volonté de l'oligarchie. C'est le destin qui attend Obama, qui n'est qu'un pion aux mains des banquiers et qui incarne le Progrès parce qu'il est noir, préjugé aussi stupide et consternant que celui avançant que le Progrès français tient dans la féminité, et, pourquoi pas, bientôt, dans l'homosexualité. De quoi recouvrer un peu de bonne humeur et de gaieté?
C'est ainsi que la presse nous abreuve souvent des différences soi-disant irréconciliables entre les pragmatiques conservateurs et les idéalistes néoconservateurs, entre Kissinger et ses cercles d'un côté; Cheney et Rumsfeld de l'autre. Qu'en est-il de cette différence emblématique comme de toutes les différences? Sont-elles de réelles différences?
D'une part, cette grille d'interprétation est plus que hâtive : elle est historiquement falsifiée et tronquée. En effet, l'on nous bassine les oreilles avec l'antagonisme entre Bush père et Kissinger comme s'il s'agissait de fossés infranchissables, alors que l'influence de Kissinger sur l'administration Bush père est attestée. De même que les liens entre Cheney et Rumsfeld, les liens entre Rumsfeld et Kissinger n'ont jamais cessé.
Dans l'immanentisme, les antagonismes sont souvent des complémentarités masquées en différences. L'on pourrait résumer comme suit la vraie problématique : au lieu de différences premières, tous partagent les intérêts communs du socle oligarchique. Ensuite, l'oligarchie étant un panier de crabes, les différences s'expriment et s'affrontent à partir de ce socle commun essentiel.
Qui s'est opposé à la guerre contre le terrorisme? C'est le signe du consensus de l'oligarchie sur le sujet. Les divergences ne se sont exprimées qu'à partir de la guerre d'Irak, qui est une conséquence de la guerre contre le terrorisme. Encore doit-on se méfier d'oppositions qui sont d'habiles et savantes manipulations édictées sur le mode de la complémentarité plus que de l'antagonisme.
Maintenant, à chaque fois que l'on abordera le terrain des différences et des divergences revendiquées, analysons-les avec le prisme de la complémentarité : c'est l'intérêt de l'Occident et de l'atlantisme que de revendiquer au nom de la démocratie et de la liberté le spectacle de dissensions et de divergences que tout régime de nature autoritaire refuse par nature. L'esprit de propagande de la démocratie libérale et occidentale a besoin d'exhiber ces différences assumées et revendiquées pour propager le message de supériorité et de Progrès.
La fin de la Seconde guerre mondiale traduit l'opposition de l'immanentisme en deux camps rabâchés jusqu'à satiété : le communisme et l'atlantisme (capitaliste et libéral). Au fond, ces deux camps sont plus complémentaires qu'antagonistes, contrairement à ce qu'une histoire orientée nous laisse accroire, puisque les objectifs finalistes et finaux d'égalité et de liberté sont des notions qui ne sont pas des oppositions, mais des parents/compléments.
Si l'on valide la complémentarité de la liberté et de l'égalité immanentistes, les oppositions à l'intérieur du camp atlantiste apparaissent plus ténues encore. Leur création en tant qu'oppositions vient du fait qu'il est impossible à une forme finie de perdurer sans le mécanisme des oppositions. C'est ainsi que l'opposition binaire dans l'immanentisme suscita une sous-opposition tout aussi binaire à l'intérieur de l'atlantisme.
Pourquoi ce binarisme récurrent, voire stéréotypé? Il illustre la pauvreté de l'opposition au sein de l'immanentisme, soit son incapacité à perdurer, si l'on comprend que le deux est le chiffre minimal avant le un - celui de l'unicité factice. Le deux est une simplification commode, comme dans le dualisme platonicien d'origine égyptienne, pour évoquer une réalité dont on ignore la consistance et les contours. Dans le cas de l'unicité affichée, loin de constituer une amélioration ou une meilleure compréhension du monde, c'est le signe de la disparition prochaine du monde de l'homme.
C'est ainsi : le destin de l'homme consiste à progresser sans cesse entre oppositions et conflits. L'immanentisme n'échappe pas au mécanisme de la scission créatrice. Comme il est l'expression d'un moment de crise, la résurgence moderne du nihilisme atavique, l'immanentisme a commencé par se scinder en immanentisme progressiste et immanentisme pragmatique. A l'intérieur du pragmatisme, on fait mine de séparer précisément les progressistes des conservateurs. Quelle est la réelle différence entre deux sous-différences appartenant au même sous-camp immanentiste? Logiquement, les différences ne sauraient se montrer décisives...
Le pragmatisme postule que les choses sont telles qu'elles apparaissent. Dans cet ordre d'idées, le pragmatisme progressiste est un progressisme assez ambigu. Quelle marge de manœuvre possède un progressisme asservi au pragmatisme? Ce progressisme peut :
- soit constituer un redoutable terreau à l'hypocrisie, ce que l'on retrouve en territoire atlantiste, et de plus en plus, tant il est certain que l'immanentisme dégénère et s'effondre au fil de la progression de sa crise programmatique.
- soit postuler que ce sont les choses qui progressent, naturellement ou d'elles-mêmes.
Ce progressisme ambivalent se révèle un redoutable cas de déterminisme et de fatalisme. Dans le pragmatisme progressiste, le Progrès est connexe au cours des choses, les choses progressent d'elles-mêmes et toute intervention est un leurre. Originellement, le progressisme implique la possibilité d'une intervention, soit le fait que le donné ne le soit pas à l'avance, mais puisse subir des modifications en cours de route.
Le progressisme d'ordre hyperrationnel suppose que la Raison change le cours des choses. En ce sens, l'échec du communisme signale l'échec de la Raison à améliorer les choses par intervention. Le progressisme pragmatique réfute l'intervention de la Raison à des fins de changement. Dès lors, le rôle de la Raison se trouble : il est d'analyser les choses ou de les accepter telles qu'elles adviennent.
Si l'on veut, le rôle dévolu à la Raison est ténu. Il tend plus - paradoxalement - à faire du progressisme pragmatique un progressisme assez peu progressiste, un progressisme qui se résumerait à accepter l'avènement des choses ou l'évènement en tant que tel, réjouissant comme consternant.
Du coup, le pragmatisme progressiste diffère du pragmatisme conservateur en ce que le conservateur est un pragmatisme qui considère que les choses n'évoluent pas : le conservateur postule que le changement n'existe pas ou résulte de l'illusion. L'histoire est une répétition bourdonnante et cyclique, un bégaiement, dont Nietzsche a relevé avec Schopenhauer le caractère aussi tragique qu'inexorable. Le pragmatisme progressiste considère l'évolution des choses avec résignation, fort d'un principe ontologique simple : le changement s'explique par des considérations étrangères aux hommes et à l'action des hommes.
Si l'on prend en compte les différences entre démocrates et républicains au sein du paradigme américain, on se rend compte que des différences ténues se révèlent parfois carrément inversées. Certains démocrates sont plus conservateurs que les conservateurs modérés. Il suffit de consulter l'histoire du parti démocrate et du parti républicain pour mesurer à quel point leur opposition est minime, parfois inexistante.
L'exemple de la France est encore plus éloquent, puisque la gauche sous Mitterrand tend à se rapprocher de la droite française et que, vingt ans plus tard, Sarkozy manifeste explicitement l'alliance de la gauche bobo et de la droite affairiste (Kouchner et Lagarde).
Le rapprochement du pragmatisme conservateur et du pragmatisme progressiste suit l'effondrement du progressisme et la situation apparemment triomphante de l'immanentisme pragmatique. Triomphante : seule aussi. Les convergences du pragmatisme progressiste et du pragmatisme conservateur se manifestent par le fait qu'ils tombent d'accord sur la question essentielle de l'oligarchie.
Qu'est-ce que l'oligarchie? C'est le fait d'estimer que l'élite est la fin à laquelle tend nécessairement l'immanentisme. L'abandon de l'idéal démocratique par le parti immanentiste progressiste signale que la démocratie est un leurre, mais le recours au leurre démocratique dans le camp pragmatique est évident : c'est le cheval de Troie qui permet à l'oligarchie de s'imposer sous des atours attrayants et séduisants.
La différence entre le pragmatisme progressiste et le pragmatisme républicain est si minime que les représentants des deux courants sont contrôlés par les mêmes intérêts oligarchiques et que leurs points de vue se rapprochent à mesure que l'immanentisme dégénère : que l'on considère ainsi la différence d'opinions de Mac Cain et Obama sur la question décisive de la crise monétaire. En gros, on serait en droit d'estimer à première vue que quand l'oligarchie a besoin de changement, elle en appelle au courant progressiste. Et quand c'est le statu quo qui correspond à ses intérêts, elles en appelle au courant conservateur.
Reste à préciser les contours du Progrès d'obédience pragmatique. On note que le progrès ne saurait être le changement pour la simple et bonne raison que le changement n'est pas forcément un progrès. Le progrès suppose une amélioration. Dans l'immanentisme, on parle de progrès hyperrationnel.
Dans la mentalité pragmatique, le paradoxe veut que le Progrès consiste à laisser les choses se faire sans intervenir, tandis que le conservatisme acceptera d'intervenir, au moins pour que les choses n'évoluent pas trop. Les périodes de changement ne sont pas forcément des périodes qui équivalent à des périodes de progrès, tant s'en faut; il est patent que les grands changements seront mieux assumés par des conservateurs que par des progressistes au sein du pragmatisme.
Le Progrès pragmatique implique plus l'absence de changement que le changement afin de tendre au plus près de l'amélioration (la fin du progressisme). Évidemment, on attendrait que le progressisme soit volontariste, quand le pur pragmatisme, le pragmatisme conservateur, serait plus fataliste. Différencions dès lors le progressisme pragmatique du progressisme en tant que tel au sein de l'immanentisme.
La conjonction du volontarisme et du pragmatisme engendre un hybride qui correspond en gros à un oxymore, soit une entité avoisinant le volontarisme fataliste. Évidemment, cette expression de volontarisme fataliste est dénuée de signification, sauf à considérer que le volontarisme pragmatique privilégiera le volontarisme incantatoire ou formel pour laisser la véritable direction des opérations au pragmatisme.
Selon cette conception, le progressisme est ainsi soit une incantation dénuée d'action, soit une action qui privilégie l'absence d'intervention au nom du Progrès. Rien d'étonnant dès lors à ce que ce soient sous les périodes conservatrices américaines que les plus grands changements s'effectuent.
Un vrai progressiste, qui par son progressisme sincère désobéit aux attentes de l'oligarchie, ce progressiste un brin plus audacieux, qui croit dans le Progrès et compte le faire appliquer, finira avec quelques balles dans la peau - n'est-ce pas ce qui s'est produit avec JFK, qui subit le prototype typique d'une opération criminelle sous fausse bannière? Ce qu'on attend d'un démocrate dans le régime immanentiste tardif et dégénéré, c'est un long fleuve tranquille, un Clinton.
Quand les changements s'annoncèrent, avec le 911 en particulier, W. était à la barre, preuve que les bouleversements sont davantage assurés par les conservateurs que les progressistes. Il est vrai que des cataclysmes n'équivalent pas à des progrès. Une fois que l'on a établi ce paradoxe du pragmatisme, qui consiste à rendre le progressisme fort peu progressiste, on comprend les classifications à l'intérieur du pragmatisme.
Le pragmatisme est d'obédience viscéralement oligarchique. Plus le pragmatisme croît, plus son dessein oligarchique s'accroît. Dans le pragmatisme, les conservateurs sont complémentaires des démocrates. Du côté des démocrates, ce sont de faux progressistes manipulés par l'oligarchie dès les prémisses.
C'est le paradoxe du progressisme pragmatique - sans surprise. On retrouve cette constante paradoxale dans la figure française de Mitterrand qui fut élu comme président socialiste après avoir été un militant d'extrême-droite et sans avoir apporté de notables changements au libéralisme anglo-saxon et conservateur de VGE. Cette proximité du parti démocrate et du parti conservateur explique plus facilement les deux grands courants actuels que l'on retrouve au sein du parti conservateur.
Pour les nommer d'un mot, je distinguerai les conservateurs idéalistes et les conservateurs réalistes. Les seconds estiment, fatalistes, que le changement transcende tout effort humain. On estime que ces pragmatiques seraient moins durs que les idéalistes, mais c'est sans compter sur leur doctrine du refus de l'amélioration.
Confrontés au changement extérieur à l'action humaine, ces réalistes s'en remettent au maintien le plus strict des forces, fort du principe, après tout avisé, selon lequel la situation qui ne change pas conserve au moins ses bons côtés initiaux et possède moins de chances de régresser qu'une situation révolutionnaire ou à fort caractère évolutif (c'est aussi la leçon de Montaigne le maire de Bordeaux). Ces conservateurs réalistes sont au fond très proches des progressistes du même bord et du même tonneau.
Qu'est-ce alors que l'idéalisme conservateur? On les appelle les va-t-en guerre ou les néoconservateurs. Il est intéressant de constater que les néoconservateurs historiques ne sont pas des individus issus de l'extrême-droite, mais d'anciens trotskystes comme Podhoretz ou Kristol père. Ce sont aussi de piètres penseurs, des conseillers et des stratèges qui contentent forcément les intérêts oligarchiques, sans quoi leurs conseils maladroits passeraient à la trappe depuis belle lurette.
L'idéalisme conservateur constitue l'idée extrémiste selon laquelle il faut maintenir à tout prix le statu quo. Empêcher le changement. Le conservatisme s'oppose au changement au nom du Progrès. Sa perversion dénature l'idéal du Progrès en identifiant le progrès à la destruction. On comprend pourquoi d'anciens gauchistes forment les rangs de l'idéalisme conservateur : ils peuvent allier un certain réalisme et le Progrès applicable dans sa concrétude internationaliste et universaliste. L'idée du progrès égalitariste était totalement irréaliste et irréalisable, tandis que le progrès néoconservateur leur donne l'occasion de gouverner et d'agir.
Évidemment, leur doctrine est encore plus utopiste que toute doctrine de gauche, style communisme. Ils sont promis à l'effondrement par leur aveuglement et leur entêtement typiquement idéologiques et sont mus par l'idéologie la plus bornée. Les idéalistes de ce poil sont nécessairement violents en ce que leur idéalisme s'oppose viscéralement au changement. La violence, la guerre et la destruction sont les moyens utilisés pour empêcher le changement. Quel était le programme des néoconservateurs, édicté notamment dans le PNAC : comment assurer la poursuite de l'hégémonie américaine durant le siècle suivant?
Tout un programme, qui vaut bien un 911. Par rapport à la distinction entre conservateurs réalistes et conservateurs idéalistes, les progressistes se divisent à leur tour en conservateurs et idéalistes.
- Le conservateur croit que la meilleure manière de parvenir au Progrès est encore de l'attendre. Cas de Johnson.
- L'idéaliste charrie une image totalement déconnectée de l'action. Il est chargé d'incarner le Progrès tandis que son action consistera à suivre le cours des évènements, autrement dit la volonté de l'oligarchie. C'est le destin qui attend Obama, qui n'est qu'un pion aux mains des banquiers et qui incarne le Progrès parce qu'il est noir, préjugé aussi stupide et consternant que celui avançant que le Progrès français tient dans la féminité, et, pourquoi pas, bientôt, dans l'homosexualité. De quoi recouvrer un peu de bonne humeur et de gaieté?
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