mercredi 26 novembre 2008

L'indifférance cachée

Tiens, une objection : l'immanentisme est une vue de l'esprit, de mon esprit, de mon seul esprit. L'immanentisme n'existe pas en tant que tel. Pardi, ça, c'est vrai : c'est moi qui ai inventé cette appellation contrôlée! Autrement dit, l'immanentisme ne serait jamais qu'une conception artificielle et intellectualiste, qui consisterait à prêter un sens surdimensionné et illusoire à une mentalité qui ignore totalement les fondements de l'explication immanentiste et qui suit en fait (et de fait) d'autres fondements, autrement plus visibles, rudimentaires et viscéraux (au sens de viscères).
La mentalité ambiante des cercles financiers de l'oligarchie mondialiste pourrait s'énoncer et se résumer comme suit : faire le plus de profit. Mentalité primaire, mentalité rudimentaire, mentalité prédatrice et destructrice. Mais cette mentalité consiste précisément à ne pas faire sens. L'immanentisme est une hypothèse de travail qui consiste à faire sens. c'est-à-dire à rajouter du sens là où le sens fait défaut tragiquement, comme l'on manque parfois d'oxygène au point d'asphyxier. Comme l'a dit explicitement un expert américain, un certain Fukuyama, que l'on pourrait qualifier de postmoderne néo-hégélien, la fin de l'histoire est arrivée depuis la chute du Mur de Berlin, en fait depuis que l'immanentisme a basculé dans son ère tardive et dégénérée.
Il faut comprendre que la modernité qui commence symboliquement en 1492 prétend atteindre la vérité et de ce fait expurge la vérité de toute interrelation avec le sens. La modernité est l'avènement de la vérité, soit que cette vérité soit d'ores et déjà trouvée; soit qu'elle soit à venir. Dans les deux cas, dans tous les cas, le propre de l'immanentisme est de ne pas apparaître ou d'apparaître en différé, soit de manière masquée à jamais. L'immanentisme ne se donne pas pour la simple et bonne raison que l'identité immanentiste réside dans son invisibilité et son anonymat.
Ainsi que l'a résumé sans le savoir, et dans un verbiage apocalyptique, Derrida le déconstructeur, l'immanentisme est dans la différAnce, soit dans le fait de différer toujours - et à jamais. Ce concept manipulé (explicitement) de différance se comprend grâce à l'idée folle que les germes de la modernité repose sur le postulat qu'enfin la vérité est trouvée ou en tout cas trouvable. Cette vérité s'obtient grâce à un concept ontologique simple : le réel est le fini (pur et simple). La méthode d'obtention de la vérité n'est pas la science, mais l'idée que la science permet l'omni-connaissance.
On le voit, l'immanentisme n'est pas très éloigné du positivisme et du scientisme, mais de ce fait il se trouve également proche de toutes les positions qui consistent à évacuer la vérité et le sens au nom du relativisme. C'est le cas de toute pensée systémique prise dans l'immanentisme tardif et que l'on peut résumer sous le générique de postmodernisme. En effet, l'évacuation du sens se réfère au sens classique et métaphysique, selon lequel le sens réside ailleurs (l'Etre ou la forme sont ailleurs).
Évacuer le sens classique ou appeler à la disparition du sens sont des positions identiques quant au fond. Il ne peut y avoir de sens qu'en édictant une forme ou une identité, soit un intérieur et un extérieur. Le propre de la vérité immanentiste est de répudier les concepts classiques de sens et de vérité, précisément parce que la quête de vérité n'a plus guère de sens, dans une conception qui affirme que la vérité est connue ou du moins qu'elle est connaissable.
Dans cette conception statique ou donnée, où chaque chose est à sa place et où le Progrès n'est jamais que la croissance de la quantité quantifiée/quantifiable, l'identité perd son sens. Je veux dire que l'on décline son identité quand on estime qu'elle est inconnue ou qu'elle peut l'être. Mais dans la mentalité de l'immanentisme, l'identité est connue ou connaissable. Elle n'a pas besoin d'être explicitée ou d'être affichée.
S'identifier quand l'identité coule de source est une action superflue. Raison pour laquelle la mentalité immanentiste se contente d'afficher une fin simpliste et prévisible (faire le plus d'argent possible, acquérir le plus de pouvoir, etc.) ou s'inspire, dans les cas où elle se pique de penser, ou de prêt-à-penser, de principes minimalistes comme la démocratie, le libéralisme ou la laïcité. On remarquera qu'à chaque fois, les penseurs de ces principes ne sont pas légions ou sont fort médiocres - comme c'est le cas d'Adam Smith et de tous les disciples/penseurs estampillés libéraux classiques.
On pourrait se demander pourquoi une identité qui est si connue et si irréfragable se prétend dans le même temps si différée et différante. Mais c'est qu'elle est fausse! Autrement dit : cette identité se prétend évidente à la mesure où elle se trouve hautement problématique. Le centre de l'immanentisme (prendre la partie pour le tout au sens où l'on prend des vessies pour des lanternes) repose sur l'erreur centrale de la modernité, le renversement de toutes les valeurs, qui consiste à penser qu'en retournant l'erreur de facture classique (l'erreur métaphysique ou ontologique), on tombe sur la vérité moderne (ainsi de la démarche ontologico-sophiste ouvertement démente de Nietzsche).
Si l'on oublie que l'immanentisme postule l'erreur obvie, on ne comprend pas pourquoi ce qui se prétend connu serait en même temps caché. Mais si l'on garde à l'esprit que l'erreur se conserve mieux cachée, alors on comprend que ce qui se prétend évident s'offre en même temps comme caché : c'est que le caché abrite et encourage l'erreur. La différance ou l'identité toujours différée exprime cette mentalité de l'erreur.
Ce qui est faux devient irréfutable s'il est différé. C'est le processus qui se produit avec l'immanentisme. L'immanentisme se prétend à la fois ouvertement vérité et en même temps vérité toujours différée. Autant dire que l'immanentisme se présente ouvertement comme identité trouvée et en même temps comme identité invérifiable - différée à jamais. Cette double identité est proche de l'identité duplice, qu'une (autre) fable met en scène : la fable de la chauve-souris tantôt oiseau et tantôt rat, en fonction du besoin (et du danger). C'est le discours de la mauvaise foi ou l'identité du caméléon, à ceci près que le caméléon s'adapte à son environnement, quand l'immanentiste suscite cette adaptation en fonction de ses désirs - et non de la réalité extérieur et indépendante.
De même que la chauve-souris n'est ni un oiseau, ni une souris, mais une chauve-souris, de même l'immanentisme n'est ni présence immédiate et apparente, ni différance. C'est tout simplement un raté et un mensonge que de postuler conjointement cette immédiateté et cette différance. Et quand une production quelle qu'elle soit se révèle un fiasco et une supercherie, sa manière de durer (provisoirement) consiste à duper son monde tant qu'elle peut. Tant qu'elle peut, parce que tôt ou tard elle sera confrontée au principe de réalité, qui la démasquera et la détruira.
En attendant que cet effondrement, triste mais inéluctable, et de ce fait aussi joyeux, car synonyme de sortie de crise, ne survienne, ne nous étonnons plus que l'immanentisme soit une mentalité de la différance et du caché. Pour être mensonge, l'immanentisme ne saurait se présenter tel quel, en toute franchise et en habit de communiant. Il est bel et bien cette ontologie du masque, au sens où l'on ne court pas braquer une banque à visage découvert si l'on veut garder l'anonymat - le plus longtemps possible, mais que l'on recouvre son visage d'un collant ou d'un cocasse (autant qu'effrayant) masque d'animal (comme dans les films de Kubrick).
C'est ainsi que l'on peut définir sans risque l'immanentisme comme la religion de la sortie de la religion, ainsi que des célèbres intellectuels nous le répètent pour définir avec grandiloquence le caractère unique et superbe de notre époque contemporaine; mais également comme la religion du déni de religion, au sens où le religieux serait dépassé par la production d'une culture suprareligieuse et/ou acultuelle. Ainsi nous explique-t-on doctement que nous avons su, grâce à la Raison et à la science, trouver un état et un ordre supérieurs, alors qu'en fait nous nageons en plein déni, ce qui constitue une régression patente.
Ce déni régressif ou récessif (par les temps de crise qui courent) se manifeste par le refus de la réalité, au profit du désir (c'est la prééminence de la représentation sur le réel ou état d'Hyperréel). Il n'est pas étonnant que l'époque charrie un discours odieux et atterrant en faveur du matérialisme le plus consumériste et le plus jouisseur, au point que l'on se demande si l'homme n'est pas ravalé par certains penseurs hâbleurs, de plus en plus experts et de moins en moins critiques, au statut de pourceau fort peu épicurien. Reste qu'au final, l'identité trouvée équivaut à l'identité différée et que c'est pour cette raison que nous proposons de définir l'époque par une appellation conceptuelle inconnue et inventée par nos (bons) soins : c'est que notre époque, pour trop prétendre savoir ce qu'elle est, est devenue, par l'entremise de ses bons offices, une ère de perte et d'amnésie.
La meilleure figure que je trouve pour évoquer l'immanentisme tient plus au personnage du mythomane qu'à l'amnésique. L'amnésique ne se rappelle plus de son passé et redécouvre par bribes ce qu'il fut parfois avec brio, parfois avec fracas. Je pense notamment au héros éponyme et anonyme de la BD des XIII, qui découvrira sa véritable identité cachée en même temps qu'un terrible secret institutionnel (est-il l'assassin du président américain Sheridan?). Mais il est probable que ce soit le mythomane qui soit le plus près de l'immanentiste.
Non pas le grotesque et minable affabulateur, qui ment sciemment pour se donner le beau rôle, soit un rôle plus conforme à ses attentes que celui qu'il joue vraiment; mais celui qui ment sans s'en rendre compte, parce qu'il ne fait plus la différence entre le réel et la représentation de son désir. Tôt ou tard, il est cependant démasqué, et c'est soit la mort, soit la folie qui viennent mettre un terme fatidique à ses menées outrageuses.

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