Quand on cerne la scène de la démocratie, on comprend pourquoi oligarchie et démocratie sont accolées intimement : elles le sont nécessairement. Il ne s'agit pas de proposer une interprétation pessimiste de la démocratie comme faillite inéluctable, mais de constater le côté tragique de la démocratie, qui, quoi qu'il arrive, est condamnée à n'être jamais qu'un feu fétu de paille.
En tout cas, la nécessité fait qu'après la démocratie grecque, aujourd'hui reconnue comme une démocratie fort peu démocratique au fond, une démocratie élitiste, notre démocratie occidentale ne l'est guère plus, contrairement à la propagande dont elle nous abreuve. Pis, elle reprend le même principe d'élitisme démocratique que la démocratie grecque, avec, en prime, de manière cocasse, l'illustration de ce que ne manque pas d'être ontologiquement la démocratie.
La réduplication de la démocratie occidentale par rapport à son aînée grecque peut se définir ainsi : vivre de manière démocratique en tant qu'un cinquième de la planète accède à ce statut - comme les citoyens athéniens accédaient à leur statut d'hommes libres en dominant les métèques et les esclaves. Quant aux autres, les dominés des domini, ils pourront toujours aller se faire voir, nantis avec soulagement et honneur de la pensée (de propagande) selon laquelle si l'entière humanité n'est pas sous la coupe (réglée) de la démocratie, c'est que la démocratie est un phénomène assez récent et qu'elle est en phase de propagation lente et progressive.
C'est ainsi que l'on a pu, au nom de cet idéalisme niais et puéril, entériner les billevesées de la guerre contre le terrorisme qui était menée au nom de la démocratie fin de partie. On a constaté depuis que l'effort de démocratisation aboutissait au chaos le plus totalitaire. Rien de moins illogique et imprévisible : hélas, les choses n'ont guère changé, puisque les choses demeurent les choses. L'histoire se répète, ainsi que l'enseignait l'historien grec.
La démocratie n'est jamais que l'aboutissement d'un projet qui concerne une minorité. L'on peut oser sans insolence que la démocratie est une conception politique et ontologique élitiste, ce qui pourrait sembler une contradiction dans les termes et n'est jamais qu'un paradoxe riche de sens. Ce premier paradoxe nous amène à un second, aussi connexe que complémentaire : la démocratie est aussi inséparable de l'oligarchie que du totalitarisme.
N'en déplaise à tous les petits penseurs libéraux qui opposent démocratie et totalitarisme dans un bel effort de consensualisme, la démocratie libérale est une production de l'immanentisme, ainsi que le communisme, qui n'est qu'un avatar de l'immanentisme, immanentisme progressiste contre immanentisme pragmatique. Voilà qui nous mène à une définition de la démocratie, définition de la démocratie libérale de type occidental, mais qui ne se limite pas à la démocratie occidentale : elle est en fait une définition de la démocratie en tant que processus politique.
Après tout, si le communisme ne manquant pas de déboucher sur le totalitarisme, et jamais sur l'égalité, est intrinsèquement totalitaire, alors idem pour la démocratie : si l'on se montre de bonne foi, elle débouche toujours sur le phénomène oligarchique parce qu'elle est en tant que pure démocratie d'essence lacunaire. La démocratie en tant que démocratie est lacunaire, ce qui signifie : le simple phénomène démocratique ne suffit pas à la production d'un système politique cohérent.
Raison pour laquelle les Anciens, dont Platon et Aristote représentent la fine pointe tardive, se méfiaient tant de la démocratie. S'ils nous avertissent que la démocratie finit en démagogie, voire en anarchie, c'est parce qu'ils ont compris le fondement lacunaire de la démocratie. Le lien entre manifestation politique et analyse ontologique se révèle incontournable : si la démocratie est lacunaire, c'est parce que toute constitution politique (dans tous les sens du terme) est destinée à se présenter en tant que forme stable et homogène.
La forme politique est primordiale pour la stabilité des sociétés humaines. La condamnation de la démocratie chez les Anciens ne ressortit pas d'une lubie incontrôlable, mais d'un constat implacable : un système qui se prétendrait seulement et exclusivement démocratique est un système seulement et exclusivement lacunaire et imparfait.
La condamnation de la démocratie se fonde sur cette constatation - et sur aucune autre. C'est la raison pour laquelle les Anciens privilégiaient l'aristocratie, en particulier la synthèse privilégiée de la monarchie. C'est que le mal que prétend guérir la démocratie dans le système aristocratique aboutit à des résultats encore pires du fait de son incomplétude. Le propre du système aristocratique n'est pas d'être parfait. Il revient à instaurer un système politique viable.
Qu'est-ce que la viabilité du système politique? C'est le fait d'instaurer un système de complétude. La complétude politique se manifeste par la création d'une volonté générale, ainsi que la nomme avec abondance l'illuminé (dans tous les sens du terme) Rousseau. En termes ontologiques, la volonté politique correspond à la création d'une identité, soit d'une forme constituée d'une extériorité et d'une intériorité.
Le propre d'une volonté générale est de parvenir à constituer une force qui permette d'échapper à la faiblesse constitutive et évidente du seul individu livré à lui-même et au monde. Point n'est besoin de s'étendre sur le fait que l'individu seul est condamné à très court terme. Par contre, en groupe, l'homme est le plus fort des organismes. La volonté générale suit cette courbe. L'homme a vite compris que les meilleurs types de volontés générales se recrutaient au sein des régimes de nature aristocratique.
C'est précisément parce que l'aristocratie évite l'écueil dans lequel verse la démocratie que le régime démocratique a été considéré comme une aberration et un danger ultime, dont nous mesurons sans nous en rendre compte les effets, en moutons décérébrés et serviles. Dans l'aristocratie, la nature dominatrice d'une élite d'aristocrate, quel que soit le type de régime, pourrait laisser à penser que la forme aristocratique est proche de la forme oligarchique.
En fait, la forme aristocratique est la plus adaptée pour laisser éclore la volonté générale. Ce pour une raison précise : les aristocrates, représentants de l'ensemble du groupe, sont les dépositaires de la volonté générale. Ils ne dominent le groupe que dans la mesure où ils acceptent les devoirs qui leur incombent, les devoirs inhérents à la gestion de la volonté générale. Ce qu'il faut retenir de l'aristocratie, c'est qu'elle incarne le précepte selon lequel la plus solide forme de volonté générale passe par une représentation précise s'appuyant sur quelques individus, étymologiquement les meilleurs.
En fait, rien n'exige que le roi soit le meilleur, pourvu que sa représentation l'indique. Dans cette représentation est sous-tendue l'idée que la volonté générale pour demeurer pérenne ne peut s'incarner que dans des volontés individuelles. Il n'existe pas de création de volonté générale ex nihilo. Le mécanisme de passage de la volonté individuelle à la volonté générale revient à ce que l'on pourrait appeler le mécanisme de la contagion : une volonté individuelle incarne la volonté générale et contamine l'ensemble du groupe de cet absolu.
La seule incarnation possible d'une volonté générale se traduit par l'élection d'une volonté individuelle, de la même manière que la révélation divine ne peut se faire que par l'intermédiaire de ce que l'on nomme l'envoyé ou le prophète. Il est possible de parler ensuite d'un mécanisme dérivé de contagion, par lequel la volonté générale se fabrique en élisant une volonté individuelle qui représente l'ensemble des volontés individuelles du groupe et qui fédère le groupe en volonté générale à partir de ces sommes de volontés individuelles et éparses.
C'est le même processus qui se construit quand une révélation divine se produit en religion : elle crée un ensemble culturel (ou civilisationnel, pour reprendre le vocabulaire à la mode) qui profite au groupe, pas au seul révélé. Sans l'élection d'une volonté particulière, aucune volonté générale ne peut se produire. Sans le mécanisme de la dérivation, le passage de l'individuel vers le général n'est pas possible.
La création d'un ensemble/groupe se fait par le truchement de la dérivation. La création de la volonté générale n'est pas un mécanisme magique : il faut que ce soient des volontés individuelles qui représentent la volonté générale. Du coup, la représentation de la volonté générale ouvre autant de droits que de devoirs.
Droits : en échange de la représentation de la volonté générale, le représentant aristocrate obtient la domination sur l'ensemble du groupe.
Devoirs : le dominateur est contraint de transformer l'absolu en fini. Cette opération s'opère par deux moyens : soit assumer des charges religieuses, soit assurer des charges militaires.
La pérennité de cet ordre vient du fait qu'en se soumettant, le groupe gagne en échange la viabilité/force inhérents à la volonté générale (puissance du groupe qui protège tous les membres). Quant à ceux qui sont investis du pouvoir de dérivation/contamination, soit du pouvoir de répandre la volonté générale comme la bonne parole, qui leur viendrait de Dieu, selon la formule consacrée, leur gain immédiat s'opère par le bénéfice de la domination de type sensible.
Bien entendu, l'imperfection du système aristocratique est patente, mais au moins c'est un système viable. En témoigne sa longévité historique remarquable. Le fait que l'aristocratie ait très vite évolué vers des systèmes de monarchies signifie tout simplement qu'en termes de représentation, il est bien plus visible et clair d'avoir un représentant officiel que plusieurs représentants.
Le secret du pouvoir tient à son mystère autant qu'à son absence de fondements. Ce secret est plus facile à conserver et à transmettre quand des conflits n'éclatent pas entre détenteurs du secret. Plus un secret est secret, plus il semble puissant. Plus par conséquent il entraîne des conflits violents et irrémédiables. La monarchie préserve de ces déchirements et assure la meilleure stabilité.
Maintenant, par rapport au tableau rapide et schématique que nous dressons du système politique le plus viable, il est prioritaire de comprendre que le système est fonction de sa pérennité. La démocratie moderne survient en pleine évocation immanentiste de la Raison. Il faut le bouleversement de la Raison pour que soit remis en question l'ordre politique établi, qui fonctionnait assez correctement. Oublierait-on que l'ordre politique même imparfait est largement préférable au chaos?
Avec l'avènement de la Raison, cependant, les choses apparaissent sous un jour différent : la Raison permet de concevoir une vision du groupe nettement moins aristocratique que la vision transcendantaliste. Ce ne sont plus les soi-disant meilleurs, souvent élus de manière fortuite et contraignante, qui dirigent le groupe par la grâce de la dérivation. Si chaque individu du groupe est investi de la Raison, alors cette répartition est injuste, contestable, scandaleuse. Il suffira de relire les revendications des révolutionnaire des Lumières et des Révolutions de la fin du dix-huitième (dont l'emblématique Révolution française) pour mesurer que l'égalité est le maître mot avec la liberté.
La démocratie antique était une utopie. Avec la découverte de la Raison, la démocratie moderne, de facture libérale, redevient envisageable. C'est le Progrès, notion-phare des Lumières. Malheureusement, cette découverte n'en est pas une. C'est une fausse révélation. L'immanentisme accouche d'un pas de souris - et non d'un rat de géant. L'absolu s'incarnait seulement dans quelques volontés, qui à leur tour répercutaient vers l'ensemble du groupe; tandis que la démocratie marque une révolution capitale et un changement décisif en ce qu'elle concerne d'emblée tous les individus et place chacun d'entre eux sur un pied d'égalité.
L'utopisme de la démocratie tient précisément au fait de considérer que le seul réel réside dans l'immédiat ou l'apparent. Si la Raison était un projet viable, la démocratie pourrait prétendre à la complétude. Du fait de l'impéritie de la Raison, la démocratie est un projet clairement incomplet. Pour que la démocratie soit complétude, encore faudrait-il que le réel se résume à l'apparence ou à l'immédiat.
Du fait que tel n'est pas le cas, non seulement la démocratie ne résout nullement le problème posé par l'aristocratie (transformer l'absolu en fini), mais, tout aussi grave, voire plus, l'incomplétude démocratique signifie que la démocratie en tant que régime induit un complément secret et inavouable, en tout cas du point de vue de la propagande systémique instituée par la démocratie.
Ici, l'on en vient à découvrir que ce qui complète la démocratie se nomme oligarchie. La différence essentielle entre oligarchie et aristocratie, c'est que l'aristocrate incarne l'absolu, quand l'oligarque n'est jamais que le complément fini de la meute démocratique. Jamais l'oligarque ne prend en charge la volonté générale. Au contraire, il pirate le groupe pour servir ses intérêts factieux.
L'oligarque est investi d'un rôle profondément ontologique. Ne devrait-on pas plutôt le nommer ontologue en chef - ou révélateur en chef? En effet, il révèle ce qu'il en coûte de nier la profondeur pour laisser entendre que l'immanentisme aurait résolu la question ontologique par excellence : qu'est-ce que le réel? Nietzsche le prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré, qui prétendait éviter le nihilisme par la transformation du réel et de l'homme, répondit à cette grave et pesante question : les arrières-mondes devaient être évacués toutes affaires cessantes; l'on pouvait à bon droit supprimer les questions morales de la métaphysique classique par un renversement de toutes les valeurs.
Ce faisant, Nietzsche montra à quel point il tenait du sophiste. Il remplace l'hypothèse viable, quoique mystérieuse, de la métaphysique classique (les Idées, les formes ou l'Etre comme fondement du sensible) par une argutie qui pose plus de problèmes qu'elle n'en résout. Nietzsche montre à quel point l'immanentisme est une imposture en ce que les solutions sont des leurres.
Loin d'abolir la question des arrières-mondes, Nietzsche ne fait en fait que la renforcer et la rendre si aiguë qu'en réalité il repose autrement le problème de l'immanentisme. On sait que Nietzsche propose pour échapper aux pièges de la démocratie de lui substituer une aristocratie esthétique, où ce serait les esprits libres qui règneraient.
Selon cette conception fumystico-délirante, qui aboutira à la folie furieuse de son auteur impétrant, il suffit de changer de réel et de structure humaine pour parvenir à un monde de Surhommes et d'amorale. D'après ces coordonnées révolutionnaires, il est bien entendu que le substrat n'est pas raciste ou racialiste, mais esthético-sophiste. Néanmoins, peu importe que Nietzsche ne soit pas du tout un nazi précurseur ou qu'il soit l'ennemi déclaré des antisémites. Après tout, il serait bien tortueux ou aventureux de chercher une quelconque cohérence chez notre grimpeur moustachu de Sils-Maria.
Le cas Nietzsche illustre mieux qu'il ne l'aurait souhaité sa prédiction de fin de vie : il n'est pas un homme, mais de la dynamite. Touché, coulé, vieux forban frère! En effet, qui mieux que Nietzsche n'a prévu l'effondrement de l'immanentisme en prophétisant avec une rare justesse le nihilisme contemporain? En même temps, Nietzsche est ce penseur rare qui prophétise la chute de ce qu'il admire et dont il ne parvient pas à détruire les mirages envoûtants. C'est un peu le même schéma que pour sa relation si ambiguë avec les Wagner...
L'échec nietzschéen est l'échec de toute une culture, la culture de l'immanentisme, qui prend une tournure prophétique en dégénérant. C'est la fuite en avant de l'Occident. En se montrant si élitiste, si plein de morgue, Nietzsche ne fait jamais que mettre le pied à l'étrier de ce qu'implique vraiment une aristocratie immanentiste. Non pas des fadaises esthétiques, dont les résultats seraient à peu près aussi probants que les amours de Nietzsche avec Salomé, mais des conséquences explicitement oligarchiques.
Nous sommes en train de vivre les désagréments tourmentés de cette situation. Car il est tout à fait conséquent qu'un système politique incomplet trouve sa complétude. Tout système (en tant qu'émanation de la vie) cherche son équilibre, aussi précaire soit-il. L'oligarchie est ce qui complète la démocratie, avec ceci de fâcheux que la volonté générale n'est pas respectée par l'oligarchie (premier aspect) et que la démocratie ne prend pas davantage en charge la volonté générale, contrairement à ce qu'elle annonce pourtant (second aspect).
L'oligarchie est ainsi la destination monstrueuse que prend toute forme démocratique, en ce que l'oligarchie débouche sur la domination strictement finie et sur la destruction par manque de transformation. La démocratie aboutit, en guise de citoyenneté, d'égalité, de liberté et de fraternité, à un troupeau informe et veule, suivant servilement les ordres de ses élites en postulant lâchement et lamentablement que le système ne peut être que bon.
En langage ontologique, l'immédiateté est si lacunaire qu'elle suscite immédiatement une réaction de comblement ou de complément. Une apparence est créée derrière l'apparence officielle, si bien qu'elle devient l'apparence secrète et qu'elle prend de facto la place des anciens arrières-mondes. C'est ainsi qu'on retombe sur nos pieds : la morgue quasi impudente, l'arrogance caractérisée des oligarques, d'un Kissinger par exemple, également de son complice bancaire le mondialiste Rockefeller D., n'est pas fortuite ou hasardeuse.
Ces gens ont toutes les raisons selon leur mentalité de s'estimer en tant qu'oligarques au-dessus du troupeau démocratique (remarquez encore la parenté avec le vocabulaire nietzschéen). C'est qu'ils occupent la place directe et concrète de l'ancienne et abolie catégorie de l'Etre, de la forme, à ceci près que la révolution immanentiste a explicitement remplacé ces catégories par celles de la domination de l'homme et du désir humain (de la volonté humaine). Occuper le place de l'Etre : excusez du peu!
En termes religieux, il est aussi facile qu'effrayant de proposer l'équivalence qu'induit cette place prééminente de l'oligarchie : les oligarques sont ni plus ni moins que des dieux puisqu'ils ont subtilement pris la fonction antiques des dieux. De ce fait, leur morgue n'est pas usurpée si l'on suit les linéaments passablement tortueux de leur mentalité et de leur mode de représentation. Si l'on suit leur mentalité : car cette mentalité est fausse. Dès lors, la susdite morgue mérite d'être prise pour ce qu'elle est vraiment : de la démesure. De la simple démesure. Bon courage.
En tout cas, la nécessité fait qu'après la démocratie grecque, aujourd'hui reconnue comme une démocratie fort peu démocratique au fond, une démocratie élitiste, notre démocratie occidentale ne l'est guère plus, contrairement à la propagande dont elle nous abreuve. Pis, elle reprend le même principe d'élitisme démocratique que la démocratie grecque, avec, en prime, de manière cocasse, l'illustration de ce que ne manque pas d'être ontologiquement la démocratie.
La réduplication de la démocratie occidentale par rapport à son aînée grecque peut se définir ainsi : vivre de manière démocratique en tant qu'un cinquième de la planète accède à ce statut - comme les citoyens athéniens accédaient à leur statut d'hommes libres en dominant les métèques et les esclaves. Quant aux autres, les dominés des domini, ils pourront toujours aller se faire voir, nantis avec soulagement et honneur de la pensée (de propagande) selon laquelle si l'entière humanité n'est pas sous la coupe (réglée) de la démocratie, c'est que la démocratie est un phénomène assez récent et qu'elle est en phase de propagation lente et progressive.
C'est ainsi que l'on a pu, au nom de cet idéalisme niais et puéril, entériner les billevesées de la guerre contre le terrorisme qui était menée au nom de la démocratie fin de partie. On a constaté depuis que l'effort de démocratisation aboutissait au chaos le plus totalitaire. Rien de moins illogique et imprévisible : hélas, les choses n'ont guère changé, puisque les choses demeurent les choses. L'histoire se répète, ainsi que l'enseignait l'historien grec.
La démocratie n'est jamais que l'aboutissement d'un projet qui concerne une minorité. L'on peut oser sans insolence que la démocratie est une conception politique et ontologique élitiste, ce qui pourrait sembler une contradiction dans les termes et n'est jamais qu'un paradoxe riche de sens. Ce premier paradoxe nous amène à un second, aussi connexe que complémentaire : la démocratie est aussi inséparable de l'oligarchie que du totalitarisme.
N'en déplaise à tous les petits penseurs libéraux qui opposent démocratie et totalitarisme dans un bel effort de consensualisme, la démocratie libérale est une production de l'immanentisme, ainsi que le communisme, qui n'est qu'un avatar de l'immanentisme, immanentisme progressiste contre immanentisme pragmatique. Voilà qui nous mène à une définition de la démocratie, définition de la démocratie libérale de type occidental, mais qui ne se limite pas à la démocratie occidentale : elle est en fait une définition de la démocratie en tant que processus politique.
Après tout, si le communisme ne manquant pas de déboucher sur le totalitarisme, et jamais sur l'égalité, est intrinsèquement totalitaire, alors idem pour la démocratie : si l'on se montre de bonne foi, elle débouche toujours sur le phénomène oligarchique parce qu'elle est en tant que pure démocratie d'essence lacunaire. La démocratie en tant que démocratie est lacunaire, ce qui signifie : le simple phénomène démocratique ne suffit pas à la production d'un système politique cohérent.
Raison pour laquelle les Anciens, dont Platon et Aristote représentent la fine pointe tardive, se méfiaient tant de la démocratie. S'ils nous avertissent que la démocratie finit en démagogie, voire en anarchie, c'est parce qu'ils ont compris le fondement lacunaire de la démocratie. Le lien entre manifestation politique et analyse ontologique se révèle incontournable : si la démocratie est lacunaire, c'est parce que toute constitution politique (dans tous les sens du terme) est destinée à se présenter en tant que forme stable et homogène.
La forme politique est primordiale pour la stabilité des sociétés humaines. La condamnation de la démocratie chez les Anciens ne ressortit pas d'une lubie incontrôlable, mais d'un constat implacable : un système qui se prétendrait seulement et exclusivement démocratique est un système seulement et exclusivement lacunaire et imparfait.
La condamnation de la démocratie se fonde sur cette constatation - et sur aucune autre. C'est la raison pour laquelle les Anciens privilégiaient l'aristocratie, en particulier la synthèse privilégiée de la monarchie. C'est que le mal que prétend guérir la démocratie dans le système aristocratique aboutit à des résultats encore pires du fait de son incomplétude. Le propre du système aristocratique n'est pas d'être parfait. Il revient à instaurer un système politique viable.
Qu'est-ce que la viabilité du système politique? C'est le fait d'instaurer un système de complétude. La complétude politique se manifeste par la création d'une volonté générale, ainsi que la nomme avec abondance l'illuminé (dans tous les sens du terme) Rousseau. En termes ontologiques, la volonté politique correspond à la création d'une identité, soit d'une forme constituée d'une extériorité et d'une intériorité.
Le propre d'une volonté générale est de parvenir à constituer une force qui permette d'échapper à la faiblesse constitutive et évidente du seul individu livré à lui-même et au monde. Point n'est besoin de s'étendre sur le fait que l'individu seul est condamné à très court terme. Par contre, en groupe, l'homme est le plus fort des organismes. La volonté générale suit cette courbe. L'homme a vite compris que les meilleurs types de volontés générales se recrutaient au sein des régimes de nature aristocratique.
C'est précisément parce que l'aristocratie évite l'écueil dans lequel verse la démocratie que le régime démocratique a été considéré comme une aberration et un danger ultime, dont nous mesurons sans nous en rendre compte les effets, en moutons décérébrés et serviles. Dans l'aristocratie, la nature dominatrice d'une élite d'aristocrate, quel que soit le type de régime, pourrait laisser à penser que la forme aristocratique est proche de la forme oligarchique.
En fait, la forme aristocratique est la plus adaptée pour laisser éclore la volonté générale. Ce pour une raison précise : les aristocrates, représentants de l'ensemble du groupe, sont les dépositaires de la volonté générale. Ils ne dominent le groupe que dans la mesure où ils acceptent les devoirs qui leur incombent, les devoirs inhérents à la gestion de la volonté générale. Ce qu'il faut retenir de l'aristocratie, c'est qu'elle incarne le précepte selon lequel la plus solide forme de volonté générale passe par une représentation précise s'appuyant sur quelques individus, étymologiquement les meilleurs.
En fait, rien n'exige que le roi soit le meilleur, pourvu que sa représentation l'indique. Dans cette représentation est sous-tendue l'idée que la volonté générale pour demeurer pérenne ne peut s'incarner que dans des volontés individuelles. Il n'existe pas de création de volonté générale ex nihilo. Le mécanisme de passage de la volonté individuelle à la volonté générale revient à ce que l'on pourrait appeler le mécanisme de la contagion : une volonté individuelle incarne la volonté générale et contamine l'ensemble du groupe de cet absolu.
La seule incarnation possible d'une volonté générale se traduit par l'élection d'une volonté individuelle, de la même manière que la révélation divine ne peut se faire que par l'intermédiaire de ce que l'on nomme l'envoyé ou le prophète. Il est possible de parler ensuite d'un mécanisme dérivé de contagion, par lequel la volonté générale se fabrique en élisant une volonté individuelle qui représente l'ensemble des volontés individuelles du groupe et qui fédère le groupe en volonté générale à partir de ces sommes de volontés individuelles et éparses.
C'est le même processus qui se construit quand une révélation divine se produit en religion : elle crée un ensemble culturel (ou civilisationnel, pour reprendre le vocabulaire à la mode) qui profite au groupe, pas au seul révélé. Sans l'élection d'une volonté particulière, aucune volonté générale ne peut se produire. Sans le mécanisme de la dérivation, le passage de l'individuel vers le général n'est pas possible.
La création d'un ensemble/groupe se fait par le truchement de la dérivation. La création de la volonté générale n'est pas un mécanisme magique : il faut que ce soient des volontés individuelles qui représentent la volonté générale. Du coup, la représentation de la volonté générale ouvre autant de droits que de devoirs.
Droits : en échange de la représentation de la volonté générale, le représentant aristocrate obtient la domination sur l'ensemble du groupe.
Devoirs : le dominateur est contraint de transformer l'absolu en fini. Cette opération s'opère par deux moyens : soit assumer des charges religieuses, soit assurer des charges militaires.
La pérennité de cet ordre vient du fait qu'en se soumettant, le groupe gagne en échange la viabilité/force inhérents à la volonté générale (puissance du groupe qui protège tous les membres). Quant à ceux qui sont investis du pouvoir de dérivation/contamination, soit du pouvoir de répandre la volonté générale comme la bonne parole, qui leur viendrait de Dieu, selon la formule consacrée, leur gain immédiat s'opère par le bénéfice de la domination de type sensible.
Bien entendu, l'imperfection du système aristocratique est patente, mais au moins c'est un système viable. En témoigne sa longévité historique remarquable. Le fait que l'aristocratie ait très vite évolué vers des systèmes de monarchies signifie tout simplement qu'en termes de représentation, il est bien plus visible et clair d'avoir un représentant officiel que plusieurs représentants.
Le secret du pouvoir tient à son mystère autant qu'à son absence de fondements. Ce secret est plus facile à conserver et à transmettre quand des conflits n'éclatent pas entre détenteurs du secret. Plus un secret est secret, plus il semble puissant. Plus par conséquent il entraîne des conflits violents et irrémédiables. La monarchie préserve de ces déchirements et assure la meilleure stabilité.
Maintenant, par rapport au tableau rapide et schématique que nous dressons du système politique le plus viable, il est prioritaire de comprendre que le système est fonction de sa pérennité. La démocratie moderne survient en pleine évocation immanentiste de la Raison. Il faut le bouleversement de la Raison pour que soit remis en question l'ordre politique établi, qui fonctionnait assez correctement. Oublierait-on que l'ordre politique même imparfait est largement préférable au chaos?
Avec l'avènement de la Raison, cependant, les choses apparaissent sous un jour différent : la Raison permet de concevoir une vision du groupe nettement moins aristocratique que la vision transcendantaliste. Ce ne sont plus les soi-disant meilleurs, souvent élus de manière fortuite et contraignante, qui dirigent le groupe par la grâce de la dérivation. Si chaque individu du groupe est investi de la Raison, alors cette répartition est injuste, contestable, scandaleuse. Il suffira de relire les revendications des révolutionnaire des Lumières et des Révolutions de la fin du dix-huitième (dont l'emblématique Révolution française) pour mesurer que l'égalité est le maître mot avec la liberté.
La démocratie antique était une utopie. Avec la découverte de la Raison, la démocratie moderne, de facture libérale, redevient envisageable. C'est le Progrès, notion-phare des Lumières. Malheureusement, cette découverte n'en est pas une. C'est une fausse révélation. L'immanentisme accouche d'un pas de souris - et non d'un rat de géant. L'absolu s'incarnait seulement dans quelques volontés, qui à leur tour répercutaient vers l'ensemble du groupe; tandis que la démocratie marque une révolution capitale et un changement décisif en ce qu'elle concerne d'emblée tous les individus et place chacun d'entre eux sur un pied d'égalité.
L'utopisme de la démocratie tient précisément au fait de considérer que le seul réel réside dans l'immédiat ou l'apparent. Si la Raison était un projet viable, la démocratie pourrait prétendre à la complétude. Du fait de l'impéritie de la Raison, la démocratie est un projet clairement incomplet. Pour que la démocratie soit complétude, encore faudrait-il que le réel se résume à l'apparence ou à l'immédiat.
Du fait que tel n'est pas le cas, non seulement la démocratie ne résout nullement le problème posé par l'aristocratie (transformer l'absolu en fini), mais, tout aussi grave, voire plus, l'incomplétude démocratique signifie que la démocratie en tant que régime induit un complément secret et inavouable, en tout cas du point de vue de la propagande systémique instituée par la démocratie.
Ici, l'on en vient à découvrir que ce qui complète la démocratie se nomme oligarchie. La différence essentielle entre oligarchie et aristocratie, c'est que l'aristocrate incarne l'absolu, quand l'oligarque n'est jamais que le complément fini de la meute démocratique. Jamais l'oligarque ne prend en charge la volonté générale. Au contraire, il pirate le groupe pour servir ses intérêts factieux.
L'oligarque est investi d'un rôle profondément ontologique. Ne devrait-on pas plutôt le nommer ontologue en chef - ou révélateur en chef? En effet, il révèle ce qu'il en coûte de nier la profondeur pour laisser entendre que l'immanentisme aurait résolu la question ontologique par excellence : qu'est-ce que le réel? Nietzsche le prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré, qui prétendait éviter le nihilisme par la transformation du réel et de l'homme, répondit à cette grave et pesante question : les arrières-mondes devaient être évacués toutes affaires cessantes; l'on pouvait à bon droit supprimer les questions morales de la métaphysique classique par un renversement de toutes les valeurs.
Ce faisant, Nietzsche montra à quel point il tenait du sophiste. Il remplace l'hypothèse viable, quoique mystérieuse, de la métaphysique classique (les Idées, les formes ou l'Etre comme fondement du sensible) par une argutie qui pose plus de problèmes qu'elle n'en résout. Nietzsche montre à quel point l'immanentisme est une imposture en ce que les solutions sont des leurres.
Loin d'abolir la question des arrières-mondes, Nietzsche ne fait en fait que la renforcer et la rendre si aiguë qu'en réalité il repose autrement le problème de l'immanentisme. On sait que Nietzsche propose pour échapper aux pièges de la démocratie de lui substituer une aristocratie esthétique, où ce serait les esprits libres qui règneraient.
Selon cette conception fumystico-délirante, qui aboutira à la folie furieuse de son auteur impétrant, il suffit de changer de réel et de structure humaine pour parvenir à un monde de Surhommes et d'amorale. D'après ces coordonnées révolutionnaires, il est bien entendu que le substrat n'est pas raciste ou racialiste, mais esthético-sophiste. Néanmoins, peu importe que Nietzsche ne soit pas du tout un nazi précurseur ou qu'il soit l'ennemi déclaré des antisémites. Après tout, il serait bien tortueux ou aventureux de chercher une quelconque cohérence chez notre grimpeur moustachu de Sils-Maria.
Le cas Nietzsche illustre mieux qu'il ne l'aurait souhaité sa prédiction de fin de vie : il n'est pas un homme, mais de la dynamite. Touché, coulé, vieux forban frère! En effet, qui mieux que Nietzsche n'a prévu l'effondrement de l'immanentisme en prophétisant avec une rare justesse le nihilisme contemporain? En même temps, Nietzsche est ce penseur rare qui prophétise la chute de ce qu'il admire et dont il ne parvient pas à détruire les mirages envoûtants. C'est un peu le même schéma que pour sa relation si ambiguë avec les Wagner...
L'échec nietzschéen est l'échec de toute une culture, la culture de l'immanentisme, qui prend une tournure prophétique en dégénérant. C'est la fuite en avant de l'Occident. En se montrant si élitiste, si plein de morgue, Nietzsche ne fait jamais que mettre le pied à l'étrier de ce qu'implique vraiment une aristocratie immanentiste. Non pas des fadaises esthétiques, dont les résultats seraient à peu près aussi probants que les amours de Nietzsche avec Salomé, mais des conséquences explicitement oligarchiques.
Nous sommes en train de vivre les désagréments tourmentés de cette situation. Car il est tout à fait conséquent qu'un système politique incomplet trouve sa complétude. Tout système (en tant qu'émanation de la vie) cherche son équilibre, aussi précaire soit-il. L'oligarchie est ce qui complète la démocratie, avec ceci de fâcheux que la volonté générale n'est pas respectée par l'oligarchie (premier aspect) et que la démocratie ne prend pas davantage en charge la volonté générale, contrairement à ce qu'elle annonce pourtant (second aspect).
L'oligarchie est ainsi la destination monstrueuse que prend toute forme démocratique, en ce que l'oligarchie débouche sur la domination strictement finie et sur la destruction par manque de transformation. La démocratie aboutit, en guise de citoyenneté, d'égalité, de liberté et de fraternité, à un troupeau informe et veule, suivant servilement les ordres de ses élites en postulant lâchement et lamentablement que le système ne peut être que bon.
En langage ontologique, l'immédiateté est si lacunaire qu'elle suscite immédiatement une réaction de comblement ou de complément. Une apparence est créée derrière l'apparence officielle, si bien qu'elle devient l'apparence secrète et qu'elle prend de facto la place des anciens arrières-mondes. C'est ainsi qu'on retombe sur nos pieds : la morgue quasi impudente, l'arrogance caractérisée des oligarques, d'un Kissinger par exemple, également de son complice bancaire le mondialiste Rockefeller D., n'est pas fortuite ou hasardeuse.
Ces gens ont toutes les raisons selon leur mentalité de s'estimer en tant qu'oligarques au-dessus du troupeau démocratique (remarquez encore la parenté avec le vocabulaire nietzschéen). C'est qu'ils occupent la place directe et concrète de l'ancienne et abolie catégorie de l'Etre, de la forme, à ceci près que la révolution immanentiste a explicitement remplacé ces catégories par celles de la domination de l'homme et du désir humain (de la volonté humaine). Occuper le place de l'Etre : excusez du peu!
En termes religieux, il est aussi facile qu'effrayant de proposer l'équivalence qu'induit cette place prééminente de l'oligarchie : les oligarques sont ni plus ni moins que des dieux puisqu'ils ont subtilement pris la fonction antiques des dieux. De ce fait, leur morgue n'est pas usurpée si l'on suit les linéaments passablement tortueux de leur mentalité et de leur mode de représentation. Si l'on suit leur mentalité : car cette mentalité est fausse. Dès lors, la susdite morgue mérite d'être prise pour ce qu'elle est vraiment : de la démesure. De la simple démesure. Bon courage.
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