Je connais plusieurs moyens de camoufler son nihilisme en réalisme, pragmatisme ou autres appels au réel contre les fantasmagories idéelles et virtuelles (voire illusoires). Certains nihilismes sont aisés à définir. Cas de ce Gorgias qui érudit et illustre publia un Traité du Non-Être. Cas (conjoint) des sophistes ou des atomistes, dont le nihilisme exacerbé s'exprime par le recours à une conception mécanique et fixe du réel, dont le fondement serait l'atome (petite particule indivisible, première - vérité physique et ontologique fort contestable).
On connaît le célèbre tableau de Raphaël (L'École d'Athènes), où Platon pointe le doigt vers le ciel, quand son élève Aristote s'en retourne prudemment à la terre. Aristote est un cas de nihilisme insidieux, non qu'il soit totalement nihiliste, mais qu'il a compris que la position nihiliste démasquée était intenable - percluse d'incohérences et d'irrationalité. Du coup, Aristote entreprend un savant mélange entre la doctrine platonicienne et la doctrine nihiliste. Son crédo est des plus rationnels et défendables : il s'agit d'en revenir au réel, soit à des valeurs enfin palpables et connues.
Moralité : le vrai nihilisme avance masqué, rengaine dont se souviendront les immanentistes modernes, Descartes et Spinoza en modelant leur devise. Descartes pourrait être considéré comme l'Aristote engageant la modernité à ceci près que Descartes intervient après la sclérose scolastique dénoncée par Rabelais, quand Aristote répond et critique l'héritage de Platon. Mouvement inversé donc, mais pensées similaires. Les deux philosophes entendent proposer une savante purée entre l'idéalisme au sens platonicien et le réel au sens purement sensible.
L'avantage de la tradition platonicienne, c'est qu'elle évite le nihilisme explicite dont les effets sont particulièrement destructeurs - compris dans le sens même du terme nihilisme. L'avantage du nihilisme, c'est qu'il propose en échange de la destruction une définition accessible du réel : le fini. L'inconvénient conjoint du nihilisme, c'est qu'en échange de cette définition simple il ramène tout au néant. Cette critique se retrouve dans le mythe de la Peau de chagrin, qui n'est qu'une variante parmi tant d'autres (dont celles de Faust) du pacte contracté avec le diable.
Un groupe de chansonniers contemporain de mauvaise tenue illustre la dérive qui attend nécessairement tout pacte de type nihiliste (avec le diable). C'est Noir Désir, dont le premier mérite est la franchise. Le drame médiatique qui a accablé le chanteur (meurtre de sa maîtresse, puis prison, puis suicide de sa femme) n'est jamais que la mise en pratique particulièrement macabre du programme théorique contenu dans l'appellation même du groupe : noir désir.
Effectivement, tout désir est noir au sens symbolique, soit : tout désir porte en son sein le nihilisme et la destruction. Contrairement à ce que la mentalité occidentale serait portée à croire à rebours et a posteriori, ce n'est pas le nihilisme qui constituerait une sorte de réponse au transcendantalisme, mais l'inverse. Le premier mouvement de l'homme est de chercher une définition du réel. Il s'en montre incapable. Le nihilisme fournit cette réponse : le réel se limite au fini. Définition lacunaire et contestable sans doute, qui a au moins le mérite d'une certaine clarté, voire d'une certaine possibilité d'expérimentation concrète.
Le transcendantalisme surgit suite au nihilisme à partir non de la critique première de la définition du réel (le fini), mais parce qu'il juge inacceptable le corollaire que cette définition implique. Si le réel est fini, la définition nihiliste implique rien moins que la disparition du réel - en premier lieu de l'homme. Bien qu'aujourd'hui l'homme domine tellement son environnement que l'éventualité lui semble éloignée et incertaine, aux commencements de l'épopée humaine, c'est une éventualité qui parle immédiatement et avec laquelle on ne barguigne pas. Le transcendantalisme constitue une réponse provisoire au danger mortel du nihilisme - pour éviter ce danger.
Le transcendantalisme n'est pas une réponse qui détiendrait une définition contraire du nihilisme. C'est une opposition sans réponse au nihilisme. Dès le départ, le transcendantalisme ne possède pas une définition du réel, au contraire du nihilisme. Ce qui fait la force du transcendantalisme (répondre au danger du nihilisme) fait sa faiblesse (être sans définition du réel). Le transcendantalisme l'emporte logiquement dans l'édification de la culture humaine parce que l'homme est porté par des principes - qu'il présente un mode de fonctionnement l'inclinant à se perpétuer et même à asseoir avec de plus en plus d'aplomb les conditions de son existence au sein du réel.
Le transcendantalisme l'emporte sans jamais réussir à apporter une réponse claire au nihilisme concernant la définition du réel. On assiste à un reversement dialectique : le nihilisme tance les faiblesses et les manques du transcendantalisme; le transcendantalisme propose des approximations contestables et imparfaites dans son effort de définition du réel. On a tendance rétrospectivement, suite à une déformation de perspective, à estimer que c'est le nihilisme qui constitue une réponse de révolte au transcendantalisme.
L'approximation des idées que propose Platon n'est certainement pas une création qui lui est propre. Il l'a présentée avec son génie propre, en particulier avec l'art consommé du dialogue. Platon a proposé au final une définition simple de la vérité ou du réel : le plus sûr moyen de faire naître le réel - de changer - est de dialoguer. Face à cette magistrale construction, Aristote répond en essayant de mélanger le nihilisme et le transcendantalisme.
Si l'on voulait un brin caricaturer, on oserait qu'Aristote est l'hybride de Platon et de Gorgias. Je sens quelques commentateurs aristotéliciens proches de la scolastique s'étrangler de furie en pointant du doigt d'innombrables approximations, confusions et déformations. Ce n'est pas de bonne guerre. C'est bon signe. Avoir tort aux yeux d'un commentateur, c'est avoir raison au nom de la raison - des idées - de la pensée. Aristote n'est pas porté par le nihilisme explicite. Il cherche à concilier la force du transcendantalisme avec la force du nihilsime.
La force du transcendantalisme : permettre la construction, par le dialogue. La force du nihilsime : permette la définition, par le savoir. Il n'échappera à personne que la caractéristique première du nihiliste est l'érudition, soit la maîtrise impressionnante du savoir, qui cache la destruction - le vide abyssal. Aristote est un érudit magistral et il n'est pas anecdotique qu'il soit présenté par Cicéron (et d'autres commentateurs) comme un dialecticien au moins égal, voire supérieur au styliste Platon, à cette réserve qu'on aurait perdu ses dialogues.
La réalité est qu'Aristote n'est pas capable de produire des dialogues qui soient supérieurs aux dialogues transcendantalistes. En essayant d'allier le nihilisme et le transcendantalisme, il réussit surtout à introduire le cheval dans Troie. Je veux dire : il se montre bien plus nihiliste que transcendantaliste par ce seul fait qu'il valide le nihilisme en le conciliant avec le transcendantalisme. Soit tu valides le néant, soit tu le réfutes. L'entre-deux n'existe pas. Dans la querelle entre le modèle platonicien, où le réel idéel comprend en son sein le sensible imparfait, et le modèle nihiliste, qui accouchera du nominalisme médiéval, Aristote ne dépasse pas la querelle originelle par la production d'une idée supérieure et nouvelle. Il balance entre les deux, examine longuement et doctement les deux oppositions - ne choisit pas.
Pourtant, la réputation d'Aristote selon Raphaël est de choisir la terre contre le ciel. Allégoriquement, cela signifie qu'Aristote est nihiliste. Aristote souscrit à la définition nihiliste du réel selon laquelle le réel est fini. Le seul moyen de définir le réel est de le finir. En finir une bonne fois pour toutes (expression préférée du philosophe postmoderne et pythique Derrida). De même Descartes propose pour réconcilier la querelle insoluble entre transcendantalisme et nihilisme son deux ex machina qui expliquerait de manière miraculeuse et quasi irrationnelle l'univers mécanique de type fini.
A noter que Descartes est le père de l'immanentisme en ce que Spinoza, le saint quasi fondateur de l'immanentisme, se présente, surtout dans sa prime jeunesse philosophique, comme un cartésien d'un type radical. Si l'on voulait jouer le jeu grotesque de la reproduction historique, alors que le déroulement historique n'est pas linéaire, on oserait que si Decartes est quelque chose comme la répétition d'Aristote, Platon se reproduirait (avec toutes les réserves d'usage) sous l'incarnation de Leibniz, soit après Descartes et comme par enchantement quasiment au même moment que Spinoza. Comme si Leibniz le transcendantaliste venait contrer Spinoza l'immanentiste.
Les immanentistes comme Deleuze ou Rosset essayent de tirer Leibniz vers leur immanentisme, en récupérant la théorie du meilleur des mondes comme seul monde possible (variante de la nécessite moniste de Spinoza). La réalité est que l'esprit de Leibniz sauve sans doute la culture occidentale et humaine en (inter)venant après Descartes, soit en inversant l'ordre historique entre Platon et Aristote. Pour en revenir à l'attrait indiscutable que le nihilisme suggère, on peut l'expliquer facilement : penser, c'est d'admettre l'incertitude.
Le nihilisme propose au moins de définir le réel. C'est toujours mieux que les approximations et les fluctuations des transcendantalistes, qui de Platon à Leibniz n'ont jamais réussi qu'à perpétuer l'existence de l'idée, soit la garantie de la vitalité humaine. Si l'on veut finir ce billet sur une note d'espoir, on notera que la supériorité du nihilisme sur le transcendantalisme est tout comme la définition du réel que le nihilisme propose finie. Je veux dire : cette supériorité immédiate est condamnée à perdre face au principe d'infini que porte en son sein le transcendantalisme.
Nous nous trouvons à un moment où le transcendantalisme s'est effondré. Les esprits chagrins et pessimistes (esprits aveugles) soutiennent, de multiples manières, toujours sans s'en rendre compte, la résurgence nihiliste de l'immanentisme. Ils estiment que l'effondrement du transcendantalisme laisse la place exclusive à l'immanentisme, d'autant que l'immanentisme corrigerait les erreurs du nihilisme. Voire. La vérité est que l'immanentisme, confiant dans sa victoire définitive et finie (victoire irréfutable si le réel était fini et statique), propose surtout un modèle encore plus outrancier et imparfait que le modèle nihiliste. Non content de définir le réel, il le réduit au désir (sous couvert pervers de lutter contre les préjugés anthropomorphiques).
Pourtant, ce n'est qu'en perpétuant le modèle transcendantaliste que la culture humaine peut se poursuivre. Pas d'humanité sans représentation du réel qui tienne compte de l'infini et de sa primauté sur le fini/sensible. La définition change, s'adapte à la croissance historique de l'homme, mais le repère est immuable. Pas davantage d'humanité dans un cercle vicieux où le réel se réduit au fini. L'avenir du sens n'est pas dans l'immanentisme - ce qui condamne cruellement et drolatiquement les essais postmodernes et les billevesées prétentiardes de l'immanentisme terminal. L'avenir de l'homme est dans le renouvellement du transcendantalisme, forme que j'ai appelée dans ces blogs néanthéisme, forme qui ne peut qu'enterrer l'immanentisme.
(Question visionnaire : quel sera le prochain avatar du démon (le néant)?
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