samedi 10 avril 2010

La volupté de puissance

"Le désir de détenir le pouvoir traduit en effet à ses yeux une forme de manque, alors que la formule de "volonté de puissance" (dont la forme linguistique doit à l'évidence être interrogée) entend signifier au contraire la force surabondante (et non pas désirée) qui s'épanche sous forme créatrice."
Wotling, Nietzsche, Idées reçues, p. 84.



Je serais nietzschéen que je me méfierais des commentateurs officiels de Nietzsche, qui utilisent une stratégie rhétorique proche de la prétérition : je ne vous dirai pas que, mais je vous le dis quand même. Je poursuis ma lecture du petit livre de Patrick Wotling concernant les idées reçues s'attachant aux basques de Nietzsche. Évidemment, Nietzsche a suscité bien des idées reçues - les moins reçues n'étant pas celles des avatars de la génération nietzschéenne Wotling. Évidemment, Nietzsche n'est pas nazi au sens strict. Il n'empêche. La pensée de Nietzsche présente les caractéristiques qu'un Wotling voudrait démentir pour mieux les rétablir.
Dans son chapitre consacré à démystifier le préjugé selon lequel la volonté de puissance serait l'apologie du désir de domination, Wotling ne cesse de nous expliquer que la volonté de puissance n'est pas. Si elle n'est pas, en bon nietzschéen, nous rétorquerions : mais alors - qu'est-elle? La prétérition permet de dire la réprobation. Wotling recourt à la prétérition en commençant par dénoncer les plus grossiers stratagèmes auxquels recourraient les ennemis de Nietzsche. Ce faisant, Wotling nous indique qu'il n'est pas un commentateur impartial féru de Nietzsche, mais un nietzschéen transi et inconditionnel féru de commentaires (sur son idole brisée).
Sa stratégie consiste à démystifier les plus grossiers stratagèmes antinietzschéens pour prôner en retour une analyse de Nietzsche qui soit totalement différente et supérieure aux préjugés explicités. Las! Wotling ne s'en prend aux discours les plus éculés que pour mieux rétablir les discours plus nuancés du même acabit. Si l'on retient le discours positif de Wotling à propos de la volonté de puissance, Wotling dénonce les critiques caricaturales qui émaneraient de "certaines confessions chrétiennes".
Bel exemple de probité intellectuelle de la part d'un sectateur à peine camouflé en universitaire de l'Antéchrist moderne! Les seules critiques répertoriées contre Nietzsche sont donc :
1) de mauvaise foi;
2) animées par l'esprit de ressentiment et de plomb de certains chrétiens.
Puis Wotling, après avoir réglé son compte à la critique (nécessairement chrétienne quand elle est crétine) nous emmène dans une analyse passablement pompeuse et faussement subtile de la volonté de puissance qui n'est surtout pas volonté pure, ni puissance pure (pouvoir politique ou force physique).
Mais alors, qu'est positivement la volonté de puissance?
Première définition, elle est "aptitude à la maîtrise et au dépassement, c'est-à-dire coordination et contrôle des pulsions qui constituent l'individu". Elle "entend signifier (...) la force surabondante (et non pas désirée) qui s'épanche sous forme créatrice". Deuxième définition, par rapport à "l'analyse du vivant" : "Ensemble de pulsions qui traduisent les exigences posées par une série de préférences fondamentales, les valeurs."
Wotling n'a toujours pas défini la volonté de puissance précisément, quoique les jalons qu'il pose soient éclatants. On sait que Nietzsche réfute la volonté stricte (d'un Schopenhauer?) et la puissance physique ou politique. Par ailleurs, la volonté de puissance doit se comprendre comme une expression insécable, sans déconnecter la volonté de la puissance, en y incluant le de capital et surtout en comprenant qu'il ne s'agit pas de dissocier l'intériorité de l'extériorité, ni de sombrer dans une manifestation de dualisme.
Wotling ajoute : "Tout vivant interprète la réalité, et en cela travaille à organiser les pulsions concurrentes de manière à les faire servir sa propre intensification". Wotling en vient à proposer (enfin?) une définition, mais c'est une définition pour le moins obscure ou insuffisante : "Volonté de puissance" est ainsi une périphrase par laquelle Nietzsche dit d'abord quelque chose comme "imposition d'une organisation", en liant cette activité à l'idée d'accroissement du sentiment de sa propre force". Et Wotling de désigner le contraire de la volonté de puissance réussie, soit la volonté de puissance avortée : le chaos. La volonté de puissance est réussie quand elle forme. Elle est avortée quand elle est informelle/chaotique.
Tout étant volonté de puissance (la totalisation empêche la définition), la hiérarchisation des formes de volonté de puissance se mesure à l'aune de leur formalisation. C'est de la réduction? Pour un Nietzsche, l'excellence de la volonté de puissance renvoie in fine au musicien "avec la matière sonore qu'il manipule", "un artiste de manière générale avec les formes". Passons sur ce contresens manifeste de l'art, qui n'est plus que formel et dont le fond se trouve évacué au détour d'une définition réductrice du réel.
Wotling note que la volonté de puissance ratée se décèle dans la violence, quand la volonté de puissance réussie est affirmation, transfiguration de la réalité "pour la glorifier". Et Wotling d'ajouter ce qu'il entend par force : "Ces manières, où Nietzsche voit le degré suprême de la force, sont celles des créateurs". La force n'est pas tant rejetée par la pensée d'un Nietzsche que considérée comme spiritualisée. Quel type de spiritualité? Quelle spiritualité de la force ou des pulsions? Nietzsche rejette moins la force que la force purement physique ou seulement politique. Ce faisant, Nietzsche amalgame le domaine de la force individuelle pure (Goliath) et de la politique. Encore un contresens des plus simplistes. La préférence de Nietzsche va vers la force artistique. Le plus haut degré de la force. La puissance au sens où l'entend Nietzsche désigne l'expression artistique d'un Shakespeare, pas la puissance politique d'un Bismarck.
On pourrait à bon droit polémiquer sur le contresens que Nietzsche propose de Shakespeare, connu pour ses penchants républicains et pour son opposition à la doctrine de la force/pulsions d'un Nietzsche. On pourrait tout aussi bien gloser sur l'antifascisme d'un Nietzsche qui s'oppose à l'antisémitisme sans voir que le plus qualifié des hommes politiques de sa génération pour promouvoir l'idéal républicain antifasciste et antiraciste est ce Bismarck qu'il méprise. Passons.
Wotling revient sur le caractère fondamental de la volonté de puissance. Qu'on le répète, tout est volonté de puissance, au premier rang les manifestations de la vie. Quels que soient les efforts que Wotling déploie pour que Nietzsche dépasse la métaphysique classique, Nietzsche revient à plein nez dans le fatras qu'il aurait dépassé avec cette quête de la valeur fondamentale, première et essentielle. La différence ne varie pas de celle qui oppose Platon aux sophistes : les disciples de Pythagore proposent la doctrine transcendantaliste de l'essence par opposition aux sens; quand les sophistes, dont Nietzsche l'immanentiste est l'incarnation moderne, prétendent revenir au monisme (pas de dualisme classique) en ne prenant en compte que la valeur sensible (d'où l'unicité du réel) et en réfutant les arrières-mondes du type de l'essence.
Finalement, Nietzsche est un métaphysicien immanentiste, un idéaliste immanentiste, ce qui explique ses aspirations à l'explication et à la mutation ontologique. Sa démarche, loin de sortir du giron philosophique, en est l'incarnation la plus emblématique. Mais aussi : la plus fausse. Il est bon de critiquer le transcendantalisme d'un Platon. Il est pire de proposer en lieu et place des alternatives plus simplistes et fausses. C'est ce que fait Nietzsche. Qu'on en juge avec Wotling qui insiste sur la définition de la force. Attention, attention, roulement de tambours, Nietzsche est opposé à la force physique et à la violence. Tu te répètes, Wotling... Derrière ton amoralisme, Dieu que tu moralises! Nietzsche est contre la violence, contre le chaos, contre la dictature...
"Une preuve supplémentaire en est apportée par la valorisation de la spiritualisation des pulsions". Mais encore? "Le plus haut degré de force tient à leur mariage [aux pulsions] avec l'esprit, leur expression intelligente et contrôlée, que Nietzsche oppose à leur expression brute et immédiate". Dans cette affaire, Wotling se garde de définir le noyau de la problématique nietzschéenne : la pulsion - ou la force. Ramener les fondements ontologiques à la pulsion. A la force. Le droit du plus fort? Dans son ouvrage qui prétend démystifier les idées reçues, Wotling évite de définir l'innovation nietzschéenne. Pour une raison précise : elle n'existe pas.
La volonté de puissance, c'est comme la différAnce : ça ne veut rien dire. Ça ne renvoie à rien. C'est du vent. Et comme chacun sait, le vent l'emportera. Tout disparaîtra? Pas si vous êtes philologue. Le plus fort des philologues. Nietzsche reprend les arguties des sophistes, plus quelques bribes de Schopenhauer, quelques saillies de Spinoza, qu'il entend dépasser par son concept fumeux et indéfinissable de volonté de puissance. Eh oui, la volonté de puissance, c'est plus puissant que la puissance stricte, le conatus et tutti quanti... Une fois qu'on a intégré que la volonté de puissance n'était ni politique, ni physique, on retombe sur une évidence : même spiritualisées, Nietzsche postule au fondement de son ontologie les pulsions et la force.
Ce n'est pas seulement un postulat faux et réducteur. C'est une absence criante d'originalité. La démarche de Platon consiste à dépasser le point de vue des sophistes, des matérialistes et des atomistes. Le transcendantalisme depuis ses origines (qui remontent bien avant Platon) répond à la problématique du nihilisme atavique. Comment dépasser la force? Comment de fait dépasser le simple constat immédiat et empirique de nos sens?
C'est la réponse de Platon : par l'essence. Nietzsche propose rien moins qu'une problématique nihiliste forcenée sous un vernis d'immanentisme postspinoziste. Le coup de la force créatrice artiiiste ou de la pulsion spirituelle ne trompe que les esthètes de l'immanence. Gorgias déjà dressait l'éloge de l'artiste des beaux discours. Nietzsche enrobe des idées très passées sous sa volonté de puissance. Son bagage de philologue brillant lui permet d'utiliser des connaissances qu'il recycle avec un certain talent.
Mais l'imposture de Nietzsche n'est pas seulement factuelle. La volonté de puissance n'est pas seulement une mystification menant son auteur vers la folie prévisible et le désordre honni. Nietzsche surtout commet l'outrage philosophique de choisir l'option fallacieuse de la force ou de la pulsion. Dans son dialogue Gorgias, Platon réfute l'apologie de la force telle que Calliclès la délivre. Nietzsche serait-il un Gorgias un peu plus subtil qui pour mieux mystifier son auditoire choisit d'associer la force à la spiritualité? Nietzsche croit-il qu'il triomphe de l'objection platonicienne (métaphysique classique) avec son association bigarrée de la spiritualité et de la force?
L'option de la pulsion comme fondement du réel indique la réduction du réel au sensible. Ce faisant, Nietzsche ne résout nullement les problèmes que pose Platon, son ennemi intime. Son véritable adversaire n'est ni Wagner, ni Socrate - ni qui que ce soit d'autre. Même la figure tutélaire du Christ ne correspond pas à la problématique nietzschéenne, car Nietzsche philosophe, quand le Christ est un prophète monothéiste. A la rigueur, Nietzsche est un prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré. Considérons que quand Nietzsche convoque Dionysos ce dieu grec si bizarre, voire étranger au panthéon grec, il essaye de trouver une alternative à Platon.
Platon a proposé en la développant avec son génie du dialogue le modèle transcendantaliste pour dépasser l'hypothèse intenable du nihilisme atavique : que le réel est fini. C'est pourtant ce que postule Nietzsche : la pulsion comme fondement implique la finitude du réel. Cette réduction ontologique abyssale va de pair avec la réduction typique de l'immanentisme, selon laquelle le réel est réductible au désir. Cette ultraréduction se manifeste notamment par l'affirmation que la volonté de puissance transcende le dualisme et exprime l'unité du réel (ni intériorité, ni extériorité).
Par sa volonté de puissance, Nietzsche croit-il expliquer la complétude du désir? Croit-il vraiment avoir expliqué le réel comme Wotling et consorts croiraient avoir expliqué leur Nietzsche? Ou faut-il comprendre que la folie qui guette Nietzsche et qui l'emportera vers l'effondrement voire le mutisme est déjà contenue dans cet aveu de faiblesse conceptuelle? Comment comprendre qu'un Wotling ne définisse jamais la pensée nietzschéenne affirmatrice?
Véritable objection à Nietzsche : l'affirmation inconditionnelle, le grand oui à la vie, la joie, ces concepts que Nietzsche voudrait des expériences personnelles, sont d'autant plus affirmées que l'affirmation personnelle de Nietzsche est vide de sens. Un authentique penseur est celui qui apporte au moins une idée centrale (rarement plus). Nietzsche aurait fait plus fort : il n'en a apporté aucune. C'est cohérent pour un nihiliste, cela l'est moins pour un philosophe. Réquisitoire ultime : la pensée de Nietzsche est une fumisterie.
L'homme est capable de brillantes analyses, de formules marquantes, d'un humour ravageur, mais l'option nihiliste à tendance immanentiste qu'il a choisie ne lui permet nullement d'innover ou de changer. Elle le ramène à une position bien connue, trop connue. La réduction du réel au sensible qu'exprime la réduction de la valeur à la pulsion. Si l'on perd son temps, non à lire Nietzsche, mais à le tenir en si haute estime à l'heure actuelle qu'un Heidegger expliquait (sans rire) qu'il fallait au moins dix ans pour le comprendre, c'est tout simplement parce que Nietzsche porte en son sein les problématiques de l'immanentisme tardif et dégénéré.
Pensez-y. D'un côté, vous avez les philosophes prestigieux et à la mode depuis Heidegger et les postmodernes qui font de Nietzsche leur nouvelle Bible. Vous tenez un porte-parole à cette mentalité devenue entre-temps putride et terminale avec l'éditeur actuel et périmé Sollers - se prenant pour un écrivain, qui propose avec son courage inimitable de remplacer le calendrier chrétien par un calendrier nietzschéen antéchristique. Je croyais que Sollers était catholique? En tout cas, notre cathodique évoque le prisme déformé de Nietzsche dans le dispositif intellectuel contemporain.
De l'autre, vous avez la lecture stricte de Nietzsche, qui nous indique sans l'ombre d'un doute que Nietzsche n'a fait que recycler de vieilles recettes. Nietzsche est un nihiliste. Nietzsche adapte l'immanentisme à son effondrement. Nietzsche propose quelques bonnes critiques négatives mais son point faible comme ce qui le démasque, c'est son absence définitive et surprenante pour quelqu'un comme lui qui vante l'affirmation inconditionnelle d'idée positive. Nietzsche est un homme du négatif. Il est dénué de positif. A-t-il oublié que le positif - c'est la vie? Que la volonté de puissance, c'est la farce du fort qui finit en foire?

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