(Suite du premier billet dur).
Expliquer le réel par le complot est une réduction abyssale, c'est sûr. Nous avons déjà noté que les manipulations étaient des explications plus larges et intéressantes que les complots, qui de ce point de vue englobaient les complots. Il est ironique de constater le retour damné du raisonnement selon lequel il convient de réhabiliter les causes au nom de la dénonciation des effets. C'est comme ce brillant commentateur de philosophie dont j'ai oublié le nom qui proposa sur une radio intellectualiste, l'espace d'un effondrement boursier (celui des subprimes annonciateur de la crise insoluble dans laquelle nous nous débattons), que pour guérir de la conséquence (le libéralisme de plus en plus ultra), il importait de corriger le tir et d'en revenir à Spinoza.
Soit à la cause. Toujours. Le libéralisme repose sur la représentation de l'homme réduit au binôme réducteur douleur/plaisir. Et bientôt sado/maso? Le spinozisme originel énonce cette doctrine fondamentale en instaurant la complétude du désir. C'est dire qu'on résoudrait une maladie en administrant un remède qui guérirait par la cause. Généalogie de l'immanentisme : certes, le libéralisme constitue une réduction du spinozisme, mais le spinozisme est déjà une réduction en tant que telle du réel.
De réduction en réduction, nous nous dirigeons vers le processus de l'immanentisme, qui commence par une réduction terrible (le réel réduit au désir) et qui finit par une hyperréduction (le désir réduit à l'échange commercial). Glacial. Idem pour le complotisme, qui exprime l'hyperréduction de l'immanentisme. Les immanentistes qui dénoncent les complotistes sont les pères qui refusent de reconnaître leur progéniture. Version médicale : les empoisonneurs qui proposent du poison pour guérir de l'empoisonnent savamment dissocié. Dès le départ, dès les limbes, dès le saint maternel, l'hypercartésien Spinoza, la mentalité de réduction est décelable.
L'explication réductrice par le tout-complot (ou l'unique complot comme pseudo-théorie) n'est possible que dans une mentalité de réduction. Réduction ou pas, nous y sommes : mentalité. Le complotisme explique par la volonté consciente. C'est sans doute le plus caricatural et le plus immédiatement contestable dans le complotisme. Comme si les événements pouvaient survenir suite à des planifications intentionnelles et ordonnancées. Comme si l'homme disposait de moyens de programmer le cours des choses ainsi qu'il programme avec succès un logiciel informatique.
Heureusement, la programmation ontologique dépasse le cadre des compétences humaines. L'hypervolontarisation du réel qui est exprimée dans le cadre complotiste ne doit pas faire oublier qu'elle n'est possible que dans le cadre immanentiste caricaturalement causal. Le vice de la réduction volontariste est contenue dans le fruit. La réduction d'un ordre n'est possible que dans un certain ordre. Dans un certain donné. La réduction volontariste ne se développe comme symptôme pathologique que dans la mesure où la cause explicative qui meut les événements humains n'est pas de l'ordre de la volonté consciente.
Si l'on examine la manière dont surviennent les complots, on constate qu'ils découlent d'une certaine mentalité et qu'ils ne sont jamais programmés de manière finaliste et efficiente. Le 911 est un complot typique et spectaculaire (premier complot mondialiste de cette envergure) qui survient pour légitimer la crise systémique financière que nous subissons (à qui profite le crime?). Le complot survient dans le cadre d'une mentalité. Une action concertée, décidée, volontaire n'est possible que dans le cadre du non concerté et du non volontaire.
C'est le cadre de la mentalité. Le propre de la mentalité est d'être involontaire. Du coup, la réduction complotiste réduit la mentalité à une volontarisation caricaturale et réductrice. L'immanentisme donnait la tendance car il conçoit la mentalité en termes de complétude du désir. Certes, pour l'immanentiste strict, le réel n'est pas entièrement réductible au désir, dans la mesure où à côté du désir coexiste de manière antagoniste le néant (englobé sous l'appellation occultante et indéfinie d'incréation).
Dès le départ de l'immanentisme, la mentalité est conçue comme influençable par le désir, avec comme impondérable la part de hasard ou de néant qui ressortit de la nécessité. Le hasard n'est pas la liberté sans Dieu, mais la nécessité sans Dieu : on nomme hasard ce qu'on ne comprend pas. Le désir complet tend à réduire fortement la part du non humain dans le cours des événements. La mentalité immanentiste est étriquée : il s'agit de réduire l'influence du non humain sur les événements qui touchent le monde de l'homme en reconnaissant à la limite que le rôle du néant ne peut être supprimé - mais que le désir bien compris fonctionne de la même manière que le néant bien compris.
Que dit la définition de la mentalité? Selon le TLF, elle désigne "l'ensemble des manières habituelles de penser et de croire et des dispositions psychiques et morales caractéristiques d'une collectivité et communes à chacun de ses membres". Pour que les membres d'une communauté partagent les mêmes idées et les mêmes représentations, il n'est nul besoin de recourir à des complots volontaires. Il est un moyen plus efficace : l'involontaire.
Pour expliquer que des représentations collectives soient partagées au niveau individuel, soit qu'il y ait répercussion de l'individuel vers le collectif, il faut examiner l'interindividuel - le lien entre le collectif et l'individu. Quel est cet involontaire qui est anticomplotiste au sens où il intègre en son sein les complots - pas au sens ridicule où il nierait les complots pour n'avoir pas à les prendre en considération? C'est le mimétisme. L'influence volontariste est bien plus faible que le mimétisme.
Dans une conception viciée comme le complotisme, quelques individus programment le cours des événements et parviennent grâce à leurs calculs complexes et parfaits (le complotiste est pessimiste au sens où le mal triomphe toujours) à manipuler les réactions de leurs congénères inférieurs. Pour ce faire, le comploteur a recours obligé à l'autoritarisme comme exacerbation du volontarisme. Mais les liens entre un maître et ses esclaves sont des plus limités.
Il n'est pas dans le pouvoir d'hommes - aussi influents soient-ils - de transcender les limites de la volonté qui s'affaiblit à mesure qu'elle quitte son giron individuel premier; n'a d'influence vérifiable que dans le giron de l'individuel. Au stade collectif, la volonté s'éparpille. Le projet immanentiste vise à augmenter l'influence du désir jusqu'à le rendre primordial (jusqu'au sein du néant).
La doctrine spinoziste étudie comment se débarrasser des passions tristes pour accroître et rentabiliser le désir jusqu'à le rendre enfin efficace au niveau ontologique. L'échec de l'immanentisme ne fait que nous rappeler l'évidence : le désir (ou la volonté) n'est pas capable d'un tel exploit. Hors de l'individuel, il est réduit à l'impuissance. C'est le mimétisme qui permet d'expliquer l'influence contagieuse d'une certaine idée ou d'une certaine conception - depuis l'individuel jusque vers le collectif.
René Girard fait du mimétisme le fondement du comportement. La critique (en passant, rapide quoique pertinente) que nous pourrions adresser à Girard serait d'éluder le rôle pourtant supérieur de la créativité. Passons sur l'immanentisme paradoxal de Girard le catholique. La mentalité fonctionne sur le mimétisme et se révèle supérieure (de loin) au complot. Le mimétisme qui meut la mentalité est supérieur au volontarisme qui meut le complot.
La mentalité fonctionne par mimétisme. Le mimétisme est la répétition ou l'imitation. Le fonctionnement révèle le fondement. Le fonctionnement mimétique révèle comment la mentalité se forme : l'ordonnancement crée la mentalité. La mentalité est déjà réduction car elle se considère comme éternelle et unique. Elle ne conçoit pas que l'ordre qui la meut est amené à changer et qu'elle n'est qu'une forme de mentalité parmi mille autres possibles. La mentalité surgit dans un ordre précis, résulte d'un certain aveuglement par rapport à son statut et manifeste une réduction évidente d'un point de vue ontologique. La mentalité est aussi réductrice que nécessaire.
Le fonctionnement mimétique de la mentalité est si présent qu'un Rabelais en a fait le cœur d'une de ses allégories les plus fameuses : les moutons de Panurge. C'est par mimétisme aveugle que les moutons se jettent à la mer, mais la question tient à la critique sévère que Rabelais adresse au mimétisme : quelle bêtise contenue dans le mimétisme! Quelle nécessité qui inclinerait au pessimisme si l'on ne se situait chez Rabelais!
Schopenhauer, qui passe pour un fieffé pessimiste, alors qu'il est surtout un fanatique de l'absurde, se livre à une terrible réduction ontologique quand il fait du cœur de sa philosophie la volonté. Sans doute Schopenhauer est-il lui aussi prisonnier des rets d'une certaine mentalité qu'il tient pour le tout inchangé et indémontrable. Est-ce la raison pour laquelle il ne prend jamais la peine de définir la volonté?
Schopenhauer exprime tout au plus une certaine étape dans l'immanentisme, ce qui ne signifie nullement qu'il soit inintéressant, mais que son intérêt hors de l'immanentisme devient limité et relatif dès qu'on se met en peine de sortir de l'immanentisme, soit de quitter les limites intrinsèques à une certaine mentalité. Les tenants d'une certaine mentalité fonctionnent par mimétisme et manifestent le même type de mentalité, non du fait de l'influence de quelques volontés complotistes, mais du fait du lien involontaire du mimétisme (à la manière des moutons de Panurge). Et Rabelais dans tout ça?
Rabelais a décrit le rôle du mimétisme dans la mentalité. Les moutons sautent dans l'eau par mimétisme, pour suivre leur prédécesseur. C'est par le mimétisme que l'on décrit des comportements qui n'ont rien de concertés ou de maléfiques, mais qui s'expliquent par le besoin de suivre la mentalité dominante (le consensus mou). L'histoire des moutons de Panurge indiquent que l'on suit des normes grégaires sans réfléchir.
Aussi bien : que l'on ne peut réfléchir à des questions qui dépassent la réflexion en tant qu'expression individuelle. Schopenhauer va sans doute plus loin que les rationalistes bornés qui voient la raison comme l'expression archétypale de individu. Mais l'histoire de Panurge met en garde contre le résultat inévitable et catastrophique de l'individualisme : la destruction plus ou moins suicidaire, qui se manifeste à l'heure actuelle chez les individualistes, qui dépolitisés et décérébrés (voire invertébrés) se montrent incapables d'empêcher de quelque manière que ce soit la chute de leur système et, pis, sont juste capables de pessimisme, de fatalisme ou de cynisme, avec quelques éclairs désespérants d'hédonisme et de médiocrité.
Rabelais est-il pour autant pessimiste comme nos actuels individualistes dont il moque avec sa verve coutumière l'aveuglement et la perdition dantesque? D'une part, l'histoire de Panurge met en scène le génie satirique et d'amusement de Rabelais : nous ne sommes pas dans l'univers figé du pessimisme, comme chez Schopenhauer, mais dans l'exagération et la dérision. Soit : dans l'imaginaire et la distanciation. Rabelais nous indique que le mimétisme pur conduit à la mort et à la disparition. Le mimétisme pur n'est pas de l'ordre du réel, mais de l'illusion.
D'autre part, Panurge permet de comprendre que pour Rabelais la mentalité qui semble totalisatrice voire insurpassable aux yeux d'un spectateur engoncé en son sein (comme c'est le cas du pauvre marchand Dindenault, qui finit par se noyer avec son dernier mouton) est en fait grotesque, c'est-à-dire en premier lieu déconnectée du réel. Dindenault se noie de suivre les farces de Panurge, soit d'être un personnage de fiction. La mentalité apparaît au grand jour quand on prend conscience de ses limites, voire de ses faiblesses.
La mentalité découle d'un certain ordre qui se prend pour un ordre certain, soit l'ordre unique, éternel, inchangeable. Cet ordre n'est jamais aussi près de changer que quand il adhère avec sérieux à sa propre mentalité. L'exemple-type en est ce Dindenault qui finit noyé pour avoir cru qu'il convenait de s'accrocher coûte que coûte à sa croûte - son mouton, soit à la fable de sa mentalité de marchand. Panurge renverse une certaine mentalité (un troupeau plus leur berger crédule et mimétique) par un geste simple : jeter à la mer le premier mouton.
Autrement dit : détruire les prémisses de la mentalité donnée. Aussitôt apparaît l'incroyable faiblesse de ladite mentalité - et la facilité avec laquelle on peut en changer l'ordre, jadis si respecté et solide. Il suffit de détruire pour changer. Comprendre que la mentalité découle d'un ordre limité et stable, puis commencer par en démanteler les symptômes les plus criants. Une fois que Panurge pour se venger jette à la mer le premier mouton, c'est l'ensemble du troupeau qui le suit - plus le berger.
Dans une mentalité, le mimétisme est tel que tous les membres de la chaîne se valent : autant le membre inférieur (le mouton) que le membre supérieur (le berger). Cette allégorie de l'oligarchie montre à quel point sa légitimité est fausse : les oligarques sont peu non parce qu'ils sont les meilleurs, mais parce qu'ils sont des usurpateurs. Dans une mentalité mimétique (comme la mentalité oligarchique), les dominants ne valent pas mieux que les dominés. Ils ne font que profiter du système - de l'illusion de leur supériorité purement sociale.
C'est ce qu'on constate en discutant avec un tenant (souvent médiocre) du droit du plus fort : on a affaire à un imbécile. L'imbécile aboiera bientôt et vous crachera son venin à la figure si vous vous mettez en peine de le démasquer. C'est Dindenault qui serait cet oligarque arrogant et violent, dont la virulence cache le suicide : si on démonte son système, Dindenault vous insulte; si on détruit son troupeau, Dindenault saute à l'eau. A noter que Dindenault est ce marchand prémonitoire qui aujourd'hui occuperait la position du spéculateur financier.
Demandez à Dumézil. Les choses ne changent guère. Les oligarques demeurent des marchands ou des admirateurs de l'ordre marchand. La mentalité n'est solide que si on adhère à son ordre. Si on remet en question cet ordre, ce dernier révèle sa faiblesse inouïe. La destruction de cet ordre est facilitée par le mimétisme de tous ses membres, soit par leur identité. Une fois qu'on a détruit une partie de l'ordre mimétique, c'est comme si on avait détruit l'ordre dans son intégralité. Un mouton - le troupeau. La destruction ressortit de la synecdoque : partie pour le tout - tout pour la partie.
Raison pour laquelle les complots expriment l'autodestruction du système : quand un membre de l'ordre mimétique choisit de détruire une autre partie en guise de sacrifice - ou de bouc émissaire, il détruit (sans s'en rendre compte) l'ensemble de l'ordre auquel il appartient. Apologue de la branche que le bûcheron scie avec d'autant plus de fougue qu'il est assis dessus?
Expliquer le réel par le complot est une réduction abyssale, c'est sûr. Nous avons déjà noté que les manipulations étaient des explications plus larges et intéressantes que les complots, qui de ce point de vue englobaient les complots. Il est ironique de constater le retour damné du raisonnement selon lequel il convient de réhabiliter les causes au nom de la dénonciation des effets. C'est comme ce brillant commentateur de philosophie dont j'ai oublié le nom qui proposa sur une radio intellectualiste, l'espace d'un effondrement boursier (celui des subprimes annonciateur de la crise insoluble dans laquelle nous nous débattons), que pour guérir de la conséquence (le libéralisme de plus en plus ultra), il importait de corriger le tir et d'en revenir à Spinoza.
Soit à la cause. Toujours. Le libéralisme repose sur la représentation de l'homme réduit au binôme réducteur douleur/plaisir. Et bientôt sado/maso? Le spinozisme originel énonce cette doctrine fondamentale en instaurant la complétude du désir. C'est dire qu'on résoudrait une maladie en administrant un remède qui guérirait par la cause. Généalogie de l'immanentisme : certes, le libéralisme constitue une réduction du spinozisme, mais le spinozisme est déjà une réduction en tant que telle du réel.
De réduction en réduction, nous nous dirigeons vers le processus de l'immanentisme, qui commence par une réduction terrible (le réel réduit au désir) et qui finit par une hyperréduction (le désir réduit à l'échange commercial). Glacial. Idem pour le complotisme, qui exprime l'hyperréduction de l'immanentisme. Les immanentistes qui dénoncent les complotistes sont les pères qui refusent de reconnaître leur progéniture. Version médicale : les empoisonneurs qui proposent du poison pour guérir de l'empoisonnent savamment dissocié. Dès le départ, dès les limbes, dès le saint maternel, l'hypercartésien Spinoza, la mentalité de réduction est décelable.
L'explication réductrice par le tout-complot (ou l'unique complot comme pseudo-théorie) n'est possible que dans une mentalité de réduction. Réduction ou pas, nous y sommes : mentalité. Le complotisme explique par la volonté consciente. C'est sans doute le plus caricatural et le plus immédiatement contestable dans le complotisme. Comme si les événements pouvaient survenir suite à des planifications intentionnelles et ordonnancées. Comme si l'homme disposait de moyens de programmer le cours des choses ainsi qu'il programme avec succès un logiciel informatique.
Heureusement, la programmation ontologique dépasse le cadre des compétences humaines. L'hypervolontarisation du réel qui est exprimée dans le cadre complotiste ne doit pas faire oublier qu'elle n'est possible que dans le cadre immanentiste caricaturalement causal. Le vice de la réduction volontariste est contenue dans le fruit. La réduction d'un ordre n'est possible que dans un certain ordre. Dans un certain donné. La réduction volontariste ne se développe comme symptôme pathologique que dans la mesure où la cause explicative qui meut les événements humains n'est pas de l'ordre de la volonté consciente.
Si l'on examine la manière dont surviennent les complots, on constate qu'ils découlent d'une certaine mentalité et qu'ils ne sont jamais programmés de manière finaliste et efficiente. Le 911 est un complot typique et spectaculaire (premier complot mondialiste de cette envergure) qui survient pour légitimer la crise systémique financière que nous subissons (à qui profite le crime?). Le complot survient dans le cadre d'une mentalité. Une action concertée, décidée, volontaire n'est possible que dans le cadre du non concerté et du non volontaire.
C'est le cadre de la mentalité. Le propre de la mentalité est d'être involontaire. Du coup, la réduction complotiste réduit la mentalité à une volontarisation caricaturale et réductrice. L'immanentisme donnait la tendance car il conçoit la mentalité en termes de complétude du désir. Certes, pour l'immanentiste strict, le réel n'est pas entièrement réductible au désir, dans la mesure où à côté du désir coexiste de manière antagoniste le néant (englobé sous l'appellation occultante et indéfinie d'incréation).
Dès le départ de l'immanentisme, la mentalité est conçue comme influençable par le désir, avec comme impondérable la part de hasard ou de néant qui ressortit de la nécessité. Le hasard n'est pas la liberté sans Dieu, mais la nécessité sans Dieu : on nomme hasard ce qu'on ne comprend pas. Le désir complet tend à réduire fortement la part du non humain dans le cours des événements. La mentalité immanentiste est étriquée : il s'agit de réduire l'influence du non humain sur les événements qui touchent le monde de l'homme en reconnaissant à la limite que le rôle du néant ne peut être supprimé - mais que le désir bien compris fonctionne de la même manière que le néant bien compris.
Que dit la définition de la mentalité? Selon le TLF, elle désigne "l'ensemble des manières habituelles de penser et de croire et des dispositions psychiques et morales caractéristiques d'une collectivité et communes à chacun de ses membres". Pour que les membres d'une communauté partagent les mêmes idées et les mêmes représentations, il n'est nul besoin de recourir à des complots volontaires. Il est un moyen plus efficace : l'involontaire.
Pour expliquer que des représentations collectives soient partagées au niveau individuel, soit qu'il y ait répercussion de l'individuel vers le collectif, il faut examiner l'interindividuel - le lien entre le collectif et l'individu. Quel est cet involontaire qui est anticomplotiste au sens où il intègre en son sein les complots - pas au sens ridicule où il nierait les complots pour n'avoir pas à les prendre en considération? C'est le mimétisme. L'influence volontariste est bien plus faible que le mimétisme.
Dans une conception viciée comme le complotisme, quelques individus programment le cours des événements et parviennent grâce à leurs calculs complexes et parfaits (le complotiste est pessimiste au sens où le mal triomphe toujours) à manipuler les réactions de leurs congénères inférieurs. Pour ce faire, le comploteur a recours obligé à l'autoritarisme comme exacerbation du volontarisme. Mais les liens entre un maître et ses esclaves sont des plus limités.
Il n'est pas dans le pouvoir d'hommes - aussi influents soient-ils - de transcender les limites de la volonté qui s'affaiblit à mesure qu'elle quitte son giron individuel premier; n'a d'influence vérifiable que dans le giron de l'individuel. Au stade collectif, la volonté s'éparpille. Le projet immanentiste vise à augmenter l'influence du désir jusqu'à le rendre primordial (jusqu'au sein du néant).
La doctrine spinoziste étudie comment se débarrasser des passions tristes pour accroître et rentabiliser le désir jusqu'à le rendre enfin efficace au niveau ontologique. L'échec de l'immanentisme ne fait que nous rappeler l'évidence : le désir (ou la volonté) n'est pas capable d'un tel exploit. Hors de l'individuel, il est réduit à l'impuissance. C'est le mimétisme qui permet d'expliquer l'influence contagieuse d'une certaine idée ou d'une certaine conception - depuis l'individuel jusque vers le collectif.
René Girard fait du mimétisme le fondement du comportement. La critique (en passant, rapide quoique pertinente) que nous pourrions adresser à Girard serait d'éluder le rôle pourtant supérieur de la créativité. Passons sur l'immanentisme paradoxal de Girard le catholique. La mentalité fonctionne sur le mimétisme et se révèle supérieure (de loin) au complot. Le mimétisme qui meut la mentalité est supérieur au volontarisme qui meut le complot.
La mentalité fonctionne par mimétisme. Le mimétisme est la répétition ou l'imitation. Le fonctionnement révèle le fondement. Le fonctionnement mimétique révèle comment la mentalité se forme : l'ordonnancement crée la mentalité. La mentalité est déjà réduction car elle se considère comme éternelle et unique. Elle ne conçoit pas que l'ordre qui la meut est amené à changer et qu'elle n'est qu'une forme de mentalité parmi mille autres possibles. La mentalité surgit dans un ordre précis, résulte d'un certain aveuglement par rapport à son statut et manifeste une réduction évidente d'un point de vue ontologique. La mentalité est aussi réductrice que nécessaire.
Le fonctionnement mimétique de la mentalité est si présent qu'un Rabelais en a fait le cœur d'une de ses allégories les plus fameuses : les moutons de Panurge. C'est par mimétisme aveugle que les moutons se jettent à la mer, mais la question tient à la critique sévère que Rabelais adresse au mimétisme : quelle bêtise contenue dans le mimétisme! Quelle nécessité qui inclinerait au pessimisme si l'on ne se situait chez Rabelais!
Schopenhauer, qui passe pour un fieffé pessimiste, alors qu'il est surtout un fanatique de l'absurde, se livre à une terrible réduction ontologique quand il fait du cœur de sa philosophie la volonté. Sans doute Schopenhauer est-il lui aussi prisonnier des rets d'une certaine mentalité qu'il tient pour le tout inchangé et indémontrable. Est-ce la raison pour laquelle il ne prend jamais la peine de définir la volonté?
Schopenhauer exprime tout au plus une certaine étape dans l'immanentisme, ce qui ne signifie nullement qu'il soit inintéressant, mais que son intérêt hors de l'immanentisme devient limité et relatif dès qu'on se met en peine de sortir de l'immanentisme, soit de quitter les limites intrinsèques à une certaine mentalité. Les tenants d'une certaine mentalité fonctionnent par mimétisme et manifestent le même type de mentalité, non du fait de l'influence de quelques volontés complotistes, mais du fait du lien involontaire du mimétisme (à la manière des moutons de Panurge). Et Rabelais dans tout ça?
Rabelais a décrit le rôle du mimétisme dans la mentalité. Les moutons sautent dans l'eau par mimétisme, pour suivre leur prédécesseur. C'est par le mimétisme que l'on décrit des comportements qui n'ont rien de concertés ou de maléfiques, mais qui s'expliquent par le besoin de suivre la mentalité dominante (le consensus mou). L'histoire des moutons de Panurge indiquent que l'on suit des normes grégaires sans réfléchir.
Aussi bien : que l'on ne peut réfléchir à des questions qui dépassent la réflexion en tant qu'expression individuelle. Schopenhauer va sans doute plus loin que les rationalistes bornés qui voient la raison comme l'expression archétypale de individu. Mais l'histoire de Panurge met en garde contre le résultat inévitable et catastrophique de l'individualisme : la destruction plus ou moins suicidaire, qui se manifeste à l'heure actuelle chez les individualistes, qui dépolitisés et décérébrés (voire invertébrés) se montrent incapables d'empêcher de quelque manière que ce soit la chute de leur système et, pis, sont juste capables de pessimisme, de fatalisme ou de cynisme, avec quelques éclairs désespérants d'hédonisme et de médiocrité.
Rabelais est-il pour autant pessimiste comme nos actuels individualistes dont il moque avec sa verve coutumière l'aveuglement et la perdition dantesque? D'une part, l'histoire de Panurge met en scène le génie satirique et d'amusement de Rabelais : nous ne sommes pas dans l'univers figé du pessimisme, comme chez Schopenhauer, mais dans l'exagération et la dérision. Soit : dans l'imaginaire et la distanciation. Rabelais nous indique que le mimétisme pur conduit à la mort et à la disparition. Le mimétisme pur n'est pas de l'ordre du réel, mais de l'illusion.
D'autre part, Panurge permet de comprendre que pour Rabelais la mentalité qui semble totalisatrice voire insurpassable aux yeux d'un spectateur engoncé en son sein (comme c'est le cas du pauvre marchand Dindenault, qui finit par se noyer avec son dernier mouton) est en fait grotesque, c'est-à-dire en premier lieu déconnectée du réel. Dindenault se noie de suivre les farces de Panurge, soit d'être un personnage de fiction. La mentalité apparaît au grand jour quand on prend conscience de ses limites, voire de ses faiblesses.
La mentalité découle d'un certain ordre qui se prend pour un ordre certain, soit l'ordre unique, éternel, inchangeable. Cet ordre n'est jamais aussi près de changer que quand il adhère avec sérieux à sa propre mentalité. L'exemple-type en est ce Dindenault qui finit noyé pour avoir cru qu'il convenait de s'accrocher coûte que coûte à sa croûte - son mouton, soit à la fable de sa mentalité de marchand. Panurge renverse une certaine mentalité (un troupeau plus leur berger crédule et mimétique) par un geste simple : jeter à la mer le premier mouton.
Autrement dit : détruire les prémisses de la mentalité donnée. Aussitôt apparaît l'incroyable faiblesse de ladite mentalité - et la facilité avec laquelle on peut en changer l'ordre, jadis si respecté et solide. Il suffit de détruire pour changer. Comprendre que la mentalité découle d'un ordre limité et stable, puis commencer par en démanteler les symptômes les plus criants. Une fois que Panurge pour se venger jette à la mer le premier mouton, c'est l'ensemble du troupeau qui le suit - plus le berger.
Dans une mentalité, le mimétisme est tel que tous les membres de la chaîne se valent : autant le membre inférieur (le mouton) que le membre supérieur (le berger). Cette allégorie de l'oligarchie montre à quel point sa légitimité est fausse : les oligarques sont peu non parce qu'ils sont les meilleurs, mais parce qu'ils sont des usurpateurs. Dans une mentalité mimétique (comme la mentalité oligarchique), les dominants ne valent pas mieux que les dominés. Ils ne font que profiter du système - de l'illusion de leur supériorité purement sociale.
C'est ce qu'on constate en discutant avec un tenant (souvent médiocre) du droit du plus fort : on a affaire à un imbécile. L'imbécile aboiera bientôt et vous crachera son venin à la figure si vous vous mettez en peine de le démasquer. C'est Dindenault qui serait cet oligarque arrogant et violent, dont la virulence cache le suicide : si on démonte son système, Dindenault vous insulte; si on détruit son troupeau, Dindenault saute à l'eau. A noter que Dindenault est ce marchand prémonitoire qui aujourd'hui occuperait la position du spéculateur financier.
Demandez à Dumézil. Les choses ne changent guère. Les oligarques demeurent des marchands ou des admirateurs de l'ordre marchand. La mentalité n'est solide que si on adhère à son ordre. Si on remet en question cet ordre, ce dernier révèle sa faiblesse inouïe. La destruction de cet ordre est facilitée par le mimétisme de tous ses membres, soit par leur identité. Une fois qu'on a détruit une partie de l'ordre mimétique, c'est comme si on avait détruit l'ordre dans son intégralité. Un mouton - le troupeau. La destruction ressortit de la synecdoque : partie pour le tout - tout pour la partie.
Raison pour laquelle les complots expriment l'autodestruction du système : quand un membre de l'ordre mimétique choisit de détruire une autre partie en guise de sacrifice - ou de bouc émissaire, il détruit (sans s'en rendre compte) l'ensemble de l'ordre auquel il appartient. Apologue de la branche que le bûcheron scie avec d'autant plus de fougue qu'il est assis dessus?
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