La crise viendrait d'un terme plutôt à tournure médicale - autour de la santé. La crise, c'est la santé? Si la santé renvoie au salut - mille oui. Le salut vient de l'holos grec, qui dérive d'un terme indo-européen signifiant ce qui est complet, entier. Autrement dit, la crise montre l'intégralité des parties dont est composé le système. Pas seulement l'économique, le social, voire le politique. La dimension religieuse prime (dans laquelle il convient d'intégrer la partie ontologique). La première vertu de la crise est de montrer de quel bois le système est fait. Pas seulement de quoi le système est formé en temps de crise - ce serait un dévoilement négatif. De montrer de quoi le système est constitué couramment. Je veux dire : sa texture ordinaire, coutumière, en dehors de sa spécificité terminale de crise.
Les phénoménologues et les heideggériens abondent en termes souvent mystérieux voire ronflants pour signifier le dévoilement de l'Être. Ce dévoilement se manifeste non pas dans le visage en crise, mais dans les traits constitutifs. La crise est le révélateur. La crise qui dévoile permet aussi de changer profondément. Notamment les dysfonctionnements changent le mode de fonctionnement. La crise ne dévoile pas que le dysfonctionnement. Elle dévoile surtout le fonctionnement. C'est en quoi la crise est salut, mais aussi complétude : elle permet de changer en ce qu'elle dévoile le corps du système.
L'étymologie de crise indique le jugement comme la décision. Ainsi que le note l'article de Wikipédia, la crise est l'opportunité qui permet la décision opportune, celle pour s'en sortir. La crise traduit la maladie qui s'empare d'un corps ou d'un système; mais c'est le moment décisif où l'on peut guérir le corps, soit provoquer les changements adéquats. La crise est plus positive que négative - plus saine que malsaine. Le salut de la crise ne saurait peut-être renvoyer in fine à sa sainteté.
En tout cas, la crise est le moment décisif qui instaure les possibilités du changement. On change face au dévoilement. Dévoilement du système humain, dévoilement de la structure plus générale et plus totale du système. La crise désigne le moment où l'effondrement dévoile. C'est l'effondrement qui dévoile. L'effondrement dévoile le réel. Le changement est donc le dévoilement du réel. Le jugement est le dévoilement du réel. Le jugement se déploie face au dévoilement du réel.
Que révèle le réel se dévoilant? Que le réel, c'est le choix? Que le réel, c'est le possible? La doctrine immanentiste selon laquelle le réel se résume à la nécessité d'une possibilité, d'une possibilité exclusive, le restant se résumant à des illusions, est fausse. Au mieux, c'est une excuse pour légitimer la décision immanentiste sur le refrain bien connu : certes, c'est une décision difficile, voire nuisible, mais c'est la seule possible - existante.
La nécessité n'existe pas au sens où les choses seraient écrites à l'avance ou, même non écrites, seraient décidées par des causes existantes. Le schéma d'un Spinoza est faux de ce point de vue, selon lequel l'inconnu résulte de l'ignorance. Si l'homme était intellectuellement capable de se représenter l'ensemble des causes réelles, il parviendrait sans peine à connaître le réel à venir. Au contraire de l'erreur immanentiste, la crise, comme la crise présente qui est la crise de l'immanentisme justement, dévoile que le réel se fait en fonction de possibles.
Non seulement les choses ne sont pas écrites à l'avance, mais encore la texture du réel suppose que le réel physique que nous connaissons ne se forme pas du tout à partir d'une seule possibilité, mais qu'il soit la résultante d'un certain type de réalité. Le physique n'est pas le réel. Le réel est la rencontre de plusieurs mondes. Le plus intrigant n'est pas tant que ces mondes ne résultent pas tous du même moule, physique ou approchant; mais que ces mondes n'existent pas tous au sens où l'existence définit ce qui se tient hors de. Ce qui apparaît.
Or le réel ne se résume pas à ce qui apparaît. On pourrait utiliser l'interprétation néanthéiste pour expliquer le fait que l'existence relevant de l'ordonnancement, cet ordonnancement n'est pas exclusif et unique. Au contraire, son unicité d'ordonnancement implique :
1) que cet ordonnancement est fini;
2) qu'il découle de l'incomplétude pré-no-existante et co-non-existante du néant originel (ou chaos pour les Anciens).
Du coup, le possible découle de l'incomplétude du réel. Le possible, c'est l'actualisation du réel à l'existence. Le possible peut être au sens où l'existence n'est pas (tout) le réel. Le réel engendre l'existence du fait de l'incomplétude constitutive du néant originel. Le passage du néant constitutif à l'existence ordonnancée implique plusieurs possibles. Le mythe de la nécessité (du réel unique) s'ancre sur le fait que l'ordonnancement ordonne un seul réel à chaque fois. En même temps, chaque ordre est limité et incomplet, ce qui implique que chaque ordre contienne en son sein l'indéfinité des autres ordres - plus le néant originel et co-non-existant.
La crise dévoile que ce sont les possibles qui régentent l'existence et que le réel ne se limite pas à l'existence, soit à son dévoilement physique. La décision de la crise, c'est le choix. Le salut vient de ce qu'on a le choix. La nécessité n'existe pas. L'enfer de la nécessité, c'est la damnation de la crise si la crise débouchait sur l'absence d'alternative. C'est le jeu des tenants d'un système en crise que de laisser entendre que la seule solution passe par leur pseudo-solution (solution fausse car on voit mal en quoi l'échec pourrait constituer de quelque manière que ce soit la solution, sauf à considérer que le poison est le remède).
La décision implique que l'on comprenne la texture du réel. De même que le réel est constitué de possibles, s'incarnant dans l'existence, de même la décision n'est jamais donnée à l'avance. La décision est toujours à débattre entre plusieurs possibilités. C'est le secret de toute crise : elle n'est jamais jouée à l'avance. La crise est dure, mais aussi la crise est salutaire, entendre : elle est ouverte - à sa résolution.
Contrairement au schéma hégélien, qui enrobe la résolution dans le même processus que la crise elle-même (qui résulterait de l'antagonisme impossible entre la thèse et l'antithèse), la crise implique comme résolution le changement. Quitter le processus en crise pour en entamer un autre. C'est peut-être ce qu'entendaient les stoïciens ou certains présocratiques par Éternel Retour, eux qui estimaient (selon Rosset) que le monde est succession de différents mondes qui se succèdent sans notable changement entre eux (le monde reste monde quel que soit le défié des différents mondes). La résolution d'un problème n'est jamais autant possible qu'avec la venue de la crise.
Seule la crise peut résoudre une situation. On peut sans crise générale résoudre une situation particulière. Peut-on résoudre un problème sans crise même parcellaire - même infime? La crise permet plus que jamais de résoudre le problème en amorçant le changement. En dévoilant la structure des possibles dans le réel, la crise indique que le changement est toujours possible, qu'une situation n'est jamais figé, que le réel n'est ni le donné, ni la nécessité, ni l'unicité
entendue comme l'alternative unique et l'absence de choix. A contraire, le réel est choix - et choix quasi indéfini. C'est ce qui constitue le désespoir de tous ceux qui ont intérêt à préserver les intérêts d'un système donné, à commencer par ceux que le changement effraye, bien qu'ils n'aient aucun intérêt à conserver le système donné.
Un grand poète allemand, Hölderlin, avait au moins senti cette donnée optimiste et positive, qui veut que le réel contienne par le changement sa guérison automatique en ce qu'il est constitué de possibles, et que la nécessité n'existe pas, au sens physique du terme (sauf la seule nécessité de la présence et l'impossibilité de l'absence) : "Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve." On pourrait tout aussi bien lancer : là où l'on croit dans le péril on croit aussi ce qui sauve.
Le péril peut certes vous détruire (possible parmi tant d'autres); il peut tout aussi bien vous sauver (autre possible, encore plus envisageable). La crise qui sauve est une image plus juste de la crise que le défaitisme qui y est associé. Souvent le pessimiste conclut après avoir observé le fonctionnement du système qu'on ne peut rien y changer, que le système fonctionne soit de manière autonome et mystérieuse, soit actionné par quelques oligarques, que la défaite de la majorité est écrite quoi qu'il arrive (variante : les desseins diaboliques des meneurs sont voués au succès irréfragable).
Le pessimiste est le myope qui croit avoir vu mais qui n'a vu qu'une partie supplémentaire. Tout voir, c'est voir le changement. Embrasser le tout à la manière de l'intuition plotinienne, c'est contempler la suite. Ce qu'on a vu dans sa complétude est périmé - plus qu'incomplet. Qui a vu verra - que le système pouvait changer - qu'il reposait sur la dynamique du changement. Celui qui a vu en partie n'a vu qu'un donné supplémentaire, qu'il prend pour la partie manquante, la partie immergée de l'iceberg, sans se rendre compte que sa vue se trouve encore plus faussée que celui qui n'a rien vu. Car il prend le système pour un donné intangible et fixe, qui n'est pas soumis au changement.
La bonne nouvelle tapie dans la crise, c'est que le changement est inscrit au cœur du système. C'est peut-être ce que voulaient signifier les pré-socratiques et les stoïciens : la succession des mondes qui font le monde sans vraiment le changer, c'est l'idée que les crises sont des indices de changement. Le monde qui change change au sens où c'est un autre monde qui prend la place de ce monde périmé. La crise qui signe le changement ne signifie pas la fin du monde. Juste d'un monde.
Le désespoir qui est contenu derrière toute crise s'explique par la peur de la destruction : passe encore de changer, le tout est de ne pas disparaître. Il est vrai que le changement va de pair avec la destruction et que la crise évoque les bouleversements. Mieux vaut le changement que la fixité. La possibilité du changement indique que le monde peut survivre à sa crise; alors que la fixité indiquerait que le monde est condamné. Mieux vaut un changement imparfait que point de changement. Mieux vaut une bonne crise que la fin de l'histoire : la crise indique la suite de l'histoire; la fin de l'histoire est vraiment à prendre en son sens littéral.
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