500 : pour le cinq centième message (ina bottle) effectif, j'aborderai le mythe du prophète de notre époque - et de l'Occident immanentiste et nihiliste : Nietzsche. Friedrich Nietzsche. Il suffit pour mesurer le degré d'occidentalisme qui imprègne les élites occidentales de constater la manière dithyrambique avec laquelle ils abordent leur Grand Nietzsche. A croire qu'il est impossible de critiquer, au sens premier du terme, un philosophe, sans verser dans l'éloge unilatérale et manichéenne.
Ce n'est pas qu'on soit obligé de dire du bien de Nietzsche. C'est bien pire : il est impossible de ne pas accréditer la grandeur et la pertinence des analyses de Nietzsche sans être taxé de médiocrité. Quand on soupèse véritablement la valeur de ce qu'a écrit Nietzsche, il se révèle totalement imp(r)udent d'accréditer de pareilles envolées lyriques, dont l'outrance est patente, de la première à la dernière ligne.
Il est vrai que Nietzsche participe au mouvement venant de Spinoza et culminant chez les postmodernes, qui consiste à détruire la vérité et le sens, au nom du fait que tout est relatif et que tout peut être remis en question. C'est vrai (paradoxe éclatant, qui prouve l'existence irréfragable de la vérité), mais c'est surtout le meilleur moyen d'accréditer la loi du plus fort. Si la vérité n'existe pas, la loi du plus fort la remplace avec profit et usure.
Pourtant, c'est au nom de la vérité que peut être entreprise la critique pertinente de Nietzsche : qu'est-ce que la vérité pour Nietzsche? Quel est ce penseur qui au nom du renversement de toutes les valeurs se vante d'avoir aboli et dépassé la vérité? Que valent les valeurs renversées (et renversantes) de Nietzsche à l'aune du critère de vérité, en particulier si l'on confère au sens de vérité la valeur de l'existence? A toutes ces questions, il faut répondre que Nietzsche et le résultat de la vie selon Nietzsche ne font pas bon ménage avec l'existence, à moins d'accréditer les critères de destruction, de violence et de déni.
La vraie question est : quelle est cette époque qui révère comme son prophète et sa référence un penseur aussi violent et radical? Quelle est cette époque qui se réfère à Nietzsche tout en vivant de manière évidemment non nietzschéenne puisqu'il est impossible de vivre comme Nietzsche à moins de dépasser le réel et de vivre en dehors du réel (je reviendrai sur ce point fondamental de la pensée nietzschéenne)?
Le meilleur moyen de cerner les contours du problème réside dans la récupération outrancière et scandaleuse qu'a subie Nietzsche. Contrairement à une opinion couramment répandue, ce ne sont pas les nazis qui ont fait le plus de mal à la réputation et à la renommée des écrits de Nietzsche. Ce sont les postmodernes et tous les affiliés qui ont nourri l'outrecuidance typiquement bienpensante et universitaire de créer un Nietzsche d'autant plus admirable qu'il se situait désormais à l'extrême-gauche.
Seuls les écrits illisibles et grotesques de Deleuze pouvaient représenter et dépeindre la vague de respect passionné et passionnel qui s'est emparée de tous les esprits moutonniers et académiques d'Occident, diplômés des meilleures écoles et persuadés de ce fait de leur qualité supérieure. Les derniers scrupules de ces esprits aussi formatés que prestigieux vis-à-vis de Nietzsche tombèrent quand ils constatèrent que leur empathie aussi inavouable que fondamentale avec le Grand Homme était conciliable avec le désir démagogique de jouer au rebelle subversif en quête de Plus - d'Egalité, de Liberté, de Progrès, de Rationalité - d'immanentisme.
Quand comprendra-t-on que les vrais pères idéologiques de notre monde atlantiste et mondialiste ne sont autres que les labellisés postmodernes, ceux qui pour mieux enterrer la vérité classique ont pondu des absurdités incoulables et des tissus de sophismes délirants? Ils ne sont après tout que les parents irresponsables et démissionnaires des experts néoconservateurs d'aujourd'hui, qui viennent largement du trotskisme - ne l'oublions pas.
Et Nietzsche dans tout ça? Eh bien, il est établi que notre Nietzsche Mondial était à un tel point la référence incontournable des petits marquis penseurs des années 70 que le seul penseur original de cette époque postnazie ou postmoderne, sur ce point comme sur tant d'autres, fut le catholique Girard, qui eut le courage de sortir une critique sévère et fondée à l'encontre des positions scabreuses et contradictoires de Nietzsche.
C'est un fait que la mode depuis plus de cinquante ans, depuis l'après-guerre, consiste à reprendre Nietzsche pour mieux le déformer. Quelle déformation? Celle consistant à lui prêter des propos qu'il n'a pas tenus? Non : celle revenant à le rendre fréquentable et présentable. Ne perdons pas de vue que dans le monde de l'immanentisme, un esprit qui pense ne peut se situer que du côté du progressisme le plus démagogique, soit d'un dérivé de marxisme (le chic et le snobisme consistant à penser un marxisme réaliste et applicable, soit un progressisme enfin non utopique et utopiste), ce qui explique le radicalisme ampoulé et exacerbé qui échauffa tant les esprits idéalistes de l'après-guerre.
Dans cette perspective, la seule issue intellectuelle consiste à transformer le monde et à l'améliorer en postulant que l'usage de la Raison permet une amélioration frôlant et frisant la Perfection. Amen! Dans ce jeu de dupes un brin niais et naïf, le recours à Nietzsche constitue le passage obligé, mieux : le mythe fondateur. Rendre Nietzsche présentable, pourtant, c'est comme dépoussiérer un porte-manteau ou ressusciter un mort. En réalité, Nietzsche était tout sauf présentable. C'était un génie malade, qui soutint des idées si démentes qu'elles l'emportèrent logiquement dans la folie et le mutisme définitifs.
Cette vérité, qui osera l'asséner avec la force de l'évidence? Aujourd'hui que l'on en est venu jusqu'à célébrer la folie de Nietzsche, qui ainsi aurait dépassé le langage et la pensée consciente par cette expression de la Supériorité du désir dans le délire, on oublie que le vrai père de l'immanentisme tardif et dégénéré ne fut autre que Nietzsche. En quoi Nietzsche est typiquement un esprit décadent et pervers est assez facile à définir : pour surmonter le nihilisme qu'il sent poindre, il propose le remède de l'impossible.
Autrement dit : pour surmonter le nihilisme, Nietzsche propose le nihilisme. Rien d'étonnant qu'avec de pareils raisonnements circulaires (au sens de cercle vicieux), il ait sombré dans la folie. Car le raisonnement de Nietzsche avant la folie exprimait déjà l'impossible exigence pour l'esprit immanentiste de respecter les bornes du réel. C'est pourquoi il était urgent de rendre Nietzsche fréquentable : comme Nietzsche est le père fondateur et le théoricien de l'immanentisme tardif et dégénéré, il était impossible de ne pas le revendiquer comme modèle.
Il était tout aussi impensable de ne pas le travestir, fort du principe selon lequel l'identité immanentiste est à jamais différée, à mesure qu'elle progresse dans l'immanentisme et qu'elle dégénère. Il n'était pas moralement acceptable de présenter Nietzsche pour ce qu'il était : encore fallait-il en faire un père supérieur plus que délirant - expliquer sa folie par sa supériorité. Il n'était pas envisageable de montrer la dégénérescence des idées et des positions de Nietzsche. Ne restait plus qu'à maquiller le vrai visage de Nietzsche en l'affublant d'un de ces masques dont il chérissait tant le secret sardonique.
Le coup de génie de l'immanentisme tardif et dégénéré, l'effet de sa propagande aussi, fut d'oser dépeindre Nietzsche sous les traits d'un subversif débonnaire, excentrique et décalé, qui aurait façonné toute la modernité à l'égal d'un Platon pour l'Antiquité. Nietzsche ou Platon, il fallait choisir! De ce fait, les valeurs de Nietzsche devenaient acceptables pour l'époque. C'était nécessaire : en effet, c'est sur le socle de la mentalité nietzschéenne que s'épanouit l'immanentisme tardif et dégénéré, soit le vrai masque nihiliste de l'immanentisme.
Il était impératif de faire croire que Nietzsche était un libérateur et un progressiste tellement supérieur et transcendant qu'il avait pu être incompris et totalement travesti, par une soeur folle et par des idéologues pervers et nazis, soit du bord anti-progressiste. Horreur et servitude du génie! Pose postromantique et pathétique! La libération made in Nietzsche revenait à avoir proposé le renversement de toutes les valeurs, le Surhomme et autres valeurs impossibles - typiquement nihilistes.
Nietzsche survient à un moment de la pensée où l'immanentisme comprend qu'il ne pourra plus triompher par sa propagande explicite et qu'il est condamné dans son effort de progressisme démesuré. L'immanentisme ne pourra se maintenir qu'en mentant (d'où son rapport de moins en moins facile avec la vérité). Marx permet de prolonger encore un peu l'immanentisme avec sa critique progressiste du capitalisme (soit du pragmatisme économique), mais l'immanentisme pragmatique est condamné, du moins dans son effort de présentation positif. Il est d'autant plus facile d'abolir la vérité que ce faisant on réhabilite le mensonge et la démarche que l'on prône (la démarche du mensonge, de l'erreur et de l'illusionniste).
Dans ce jeu de dupes, ne reste qu'une solution : l'utopie de la mutation. Marx propose d'améliorer ce qui est en demeurant dans la structure de ce qui est. C'est quoi qu'il en soit insuffisant. Nietzsche se montre nettement plus ambitieux et nettement plus conforme aux exigences du programme immanentiste en déclin (plus on décline, plus on compense le déclin effectif par la propagande virtuelle) : il ne doute pas de la possibilité de façonner un réel autre, qui serait un réel supérieur, dans lequel l'homme serait susceptible de s'épanouir enfin. Nietzsche se fixe immédiatement comme réalisation l'irréalisable : les bornes de l'impossible.
Marx ne doute pas que l'on puisse améliorer ce réel jusqu'à le rendre parfait (ou presque). Nietzsche va bien plus loin : selon lui, impassible devant l'impossible, l'homme peut changer le réel du tout au tout. Pour Marx, le désir humain est compatible avec le réel : du coup, l'on peut parfaire le réel par l'action humaine. Pour Nietzsche, le désir humain est supérieur au réel donné : du coup, l'on peut façonner un nouveau réel en le mutant. Le Surhomme est la créature du Surréel.
On insinue que Marx était peut-être trop démagogique et rêveur. Que dire alors des propositions de Nietzsche? Elles sont totalement impossibles - au-delà du démagogique et du rêveur : explicitement hors du réel. D'une certaine manière, la supériorité remarquable de Nietzsche consiste à avoir tenté l'impossible. Marx proposait juste de travailler sur les limites extrêmes du possible. Impossible d'évaluer à quel degré d'impossible se situe et parvient Nietzsche. Est-il un sectateur modéré de l'impossible? Un extrémiste furibard et rageur?
Il est vrai que Nietzsche prétend détruire les illusions platoniciennes et dualistes en réhabilitant l'existence sensible. Mais ce réalisme immédiat est totalement fallacieux. C'est oublier que l'ontologie nietzschéenne repose sur la tradition des sophistes et des matérialistes (lire son étude de jeunesse sur Démocrite) et qu'il propose explicitement un changement, qui n'est pas un changement interne à la structure du reél, mais une transformation de l'ordre de la mutation.
Les commentateurs qui veulent rhabiller leur gourou non reconnu comme tel (qui a annoncé et pressenti l'époque contemporaine) oublient ce fait dérangeant que Nietzsche n'a pas aboli la morale et les valeurs de l'ontologie classique personnifiée par Platon en demeurant dans un entre-deux impossible ou hypocrite (ne pas prendre position pour cacher le problème non résolu, ce que fait Rosset). Nietzsche a proposé une mutation ontologique, soit le fait de renverser pour muter.
Nietzsche est le plus grand des utopistes de son époque, si tant est que tout mouvement qui décline et qui se trompe tend à basculer dans l'utopie, en ce qu'il propose l'utopie au nom du réalisme et de l'abolition de l'utopie. Nietzsche dénonce l'utopie dualiste et platonicienne/chrétienne en lui substituant une utopie plus grande encore. Il prétend que l'ailleurs de l'Etre n'existe pas et remplace cette illusion par l'illusion plus profonde, plus perverse et plus importante de la mutation ontologique.
En fait, Nietzsche a bel et bien proposé une ontologie en lieu et place de l'ontologie platonicienne et ce n'est pas un hasard si c'est durant cette période fort féconde que son excitation s'est commuée en folie : c'est que son ontologie de la mutation est si démente qu'elle ne pouvait que le mener à la folie. Ce penseur solitaire n'a pas réussi à renverser comme il le souhaitait et comme il l'entendait l'ontologie classique, si bien qu'il a suivi le piège de son époque et a plongé tête baissée (et la première) dans les pièges de l'immanentisme.
Pas n'importe quel immanentisme : le tardif et dégénéré cherchait son prophète. Il le trouva dans la personne de Nietzsche l'agité aussi génial que confusionnel. L'erreur ontologique de Nietzsche est typique du nihilisme : elle consiste à nier le caractère de l'Etre et à postuler en filigrane que le néant existe. C'est l'adhésion au néant qui définit le nihilisme, ainsi qu'en témoigne l'étymologie du mot (nihil).
Dans l'immanentisme, on peut parler jusqu'à Nietzsche d'un immanentisme plus ou moins triomphant. Certes, depuis les Révolutions, depuis donc qu'il a pris le pouvoir, l'immanentisme déchante (juste) : il ne peut plus seriner qu'il a besoin du pouvoir pour mener à bien sa révolution. Désormais il se trouve au pouvoir. Et il échoue dans son programme pragmatique : le donné n'est pas d'emblée conforme au désir.
Il se rabat ensuite sur le progressisme à la Marx ou sombre dans le pessimisme désespéré et hautain à la Schopenhauer. Dans les deux cas, l'issue inéluctable attend l'immanentisme, qui se trouve confronté à son vrai problème (son vrai problème s'accroît à mesure que l'immanentisme évolue, qu'il gagne en influence et en pouvoir) : le Progrès (scientifique et technique) ne parvient pas à surmonter le désespoir du néant.
L'avènement de Nietzsche signifie que l'immanentisme ne pourra surmonter le problème du néant par la progression du Progrès. Nietzsche survient et propose son alternative parce que les alternatives progressistes type Marx sont inadéquates. Le progressisme fonctionnera encore sur son mythe de la possibilité d'un progrès du Progrès, mais l'on sait que le progrès du réel n'est pas possible, parce que quel que soit le progrès envisagé et envisageable, il ne aurait résoudre le problème du néant.
Ce coup d'arrêt brutal a été compris par certains esprits plus lucides et moins aveugles. Le pessimiste Schopenhauer propose rien de moins que l'alternative de type bouddhiste. Il est possible de suivre Schopenhauer et ses affidés, mais c'est au prix d'un anéantissement du désir ou de l'acceptation de l'impéritie et de la caducité de l'immanentisme. Autant dire que cet entre-deux annonce l'impossible nietzschéen et que Schopenhauer n'est au mieux qu'une étape sur la route de l'abandon de l'immanentisme.
Ce n'est pas un hasard si Nietzsche fut un lecteur attentif et un disciple de Schopenhauer avant de le répudier partiellement. Nietzsche était, jeune (et éphémère) professeur, un admirateur inconditionnel de Wagner et de ce fait un universitaire hautain et élitiste, persuadé de son génie et de sa supériorité sociale et intellectuelle. Nietzsche ne peut verser dans le progressisme qui consiste à estimer que la mutation s'établira à l'intérieur des bornes du réel. C'est un conservateur qui embrasse spontanément l'immanentisme le plus élitiste et aristocratique. Sa détestation de la démocratie et ses envolées esthético-aristocratiques en témoignent.
Comme Nietzsche embrasse le parti pragmatique, il lit Schopenhauer et il comprend que le parti de Schopenhauer est indéfendable (du moins d'après le point de vue immanentiste). Schopenhauer le séduit du fait de son élitisme viscéral, de la profondeur de ses analyses et de certains pans de son pessimisme esthétique et notamment musical, mais Nietzsche ne peut accepter cette capitulation de la volonté et la défaite du désir.
Que Schopenhauer place au centre du débat le désir (ou la volonté), Nietzsche ne peut qu'acquiescer; mais dans le même temps, il n'est pas acceptable que le désir se trouve ainsi en état d'humilité prononcée, voire d'humiliation avérée. Nietzsche est un immanentiste qui ne peut vivre avec l'acceptation de la défaite et du désir démocratique. Il ne sait que trop que l'immanentisme disparaîtra avec le pessimisme d'un Schopenhauer.
Pessimisme est l'autre mot pour annoncer que le programme théorique que l'on s'est fixé est un échec retentissant. En l'occurrence, Schopenhauer est un pessimiste immanentiste en ce qu'il signale l'échec de l'immanentisme. Nietzsche relève le défi avec un panache admirable : il endosse la tunique du héros en ce qu'il se propose de sauver l'immanentisme. Il n'est pas simplement un sauveur. Il se place dans la peau de l'ultime sauveur. Soit il réussit à trouver une issue pour l'immanentisme; soit l'immanentisme périclitera.
C'est l'alternative indépassable qu'il assigne à son époque : soit le renversement des valeurs qu'il proclame triomphe des valeurs; soit c'est le nihilisme qui l'emportera. Et il clame la gravité abyssale de cette alternative avec une ardeur et une affectation qui ne laissent pas indifférent de nos jours et qui avaient tout pour surprendre à son époque. Il faut imaginer la tête du bon bourgeois prussien, un brin wagnérien et un tantinet antisémite, patriote en diable, voire nationaliste pangermaniste, admirateur de Bismarck et du conservatisme protestant, quand il découvre les diatribes excitées, voire hystériques de Nietzsche.
La seule conclusion à laquelle il parvient est la clémence et la compassion à l'égard d'un esprit dérangé et malade. Peut-être sourit-il de commisération. En tout cas Nietzsche a compris avec une acuité prophétique et unique l'alternative et le dilemme de son époque (son choix ou le dernier homme). Le drame est qu'il ait sondé sans nul autre pareil l'alternative en souscrivant au postulat qui aboutissait à cet ou bien... ou bien fort inspiré par Kierkegaard.
Il aurait fallu que Nietzsche révoque le nihilisme pour espérer résoudre l'énigme posée par l'immanentisme. Mais Nietzsche est un Œdipe moderne, dont le tragique réside dans l'aventure intellectuelle. On se souvient que pour Rosset le moyen que trouve Œdipe pour exaucer la prédiction du devin Tirésias est précisément d'essayer d'y échapper par tous les moyens. C'est en échappant à la prophétie qu'on l'accomplit au plus près. Rosset dirait : c'est en échappant au destin qu'on accomplit le destin.
C'est en voulant échapper au nihilisme que Nietzsche a achevé, dans tous les sens du terme, le nihilisme. Dénonçant en effet le nihilisme contemporain, Nietzsche n'est pas en mesure d'y échapper puisqu'il souscrit lui-même au nihilisme. Du coup, le nihilisme qu'il aperçoit est le prolongement du pessimisme schopenhauerien. Il décrit ainsi le nihiliste contemporain comme le comble de l'extinction du désir/volonté, le mouton falot et impuissant, incapable de protester contre la tragédie qui lui arrive et de se rebeller contre l'anéantissement programmé qui lui pend au nez (la crise systémique actuelle, trop frileusement baptisée crise monétaire, en est l'illustration, pour ceux qui n'ont pas cerné les enjeux et la gravité de la situation).
Ce nihilisme que Nietzsche entrevoit, c'est le nihilisme connexe à la défaite immanentiste. Nietzsche a senti (son génie n'est-il pas dans ses narines?) que le dernier homme serait l'homme découlant de la conséquence de la défaite du programme immanentiste. Pour éviter ce désastre, la Bérézina de l'immanentisme, il propose son issue qui n'est autre que le programme de la mutation impossible.
Pour éviter le nihilisme, Nietzsche propose l'impossible nihiliste par excellence. C'est dire qu'en fait, Nietzsche accomplit le nihilisme en tentant de le conjurer. Sans sa proposition de mutation, jamais le nihilisme n'aurait pu s'accomplir. En effet, cette proposition étant impossible, elle est la (con)jonction et l'accélérateur qui permet à l'immanentisme non seulement de se maintenir provisoirement, mais encore d'avancer vers l'immanentisme de la période tardive et dégénérée.
Nul doute que les seules propositions progressistes, dont Marx constitue à n'en pas douter l'acmé, auraient subi des déroutes bien plus précoces sans les propositions de Nietzsche. Je suis même persuadé que les idéologies progressistes se sont trouvées confortées et prolongées grandement (d'au moins un siècle) par le programme nietzschéen.
Sans le mythe de la mutation, jamais le progressisme n'aurait rencontré un tel écho. Il est même probable que jamais le progressisme n'aurait accédé au pouvoir comme ce fut le cas de manière prolongée avec le communisme. On peut ajouter : sans le mythe de la mutation, sans Nietzsche donc, jamais l'immanentisme n'aurait tenu si longtemps le coup (de l'illusion). L'immanentisme tardif et dégénéré a besoin de la mutation nietzschéenne pour dégénérer et proposer son déclin inexorable.
Le nihilisme tardif et dégénéré découle nécessairement de Nietzsche, ce qui implique que le nihilisme actuel ne trouve pas son antithèse et son antidote dans la lecture des idées nietzschéennes, mais au contraire sa cause directe. Nietzsche propose une mutation qui pour impossible se révèle déjà nihiliste. L'impossibilité de l'appliquer fait que l'immanentisme se trouve conforté, mais dégénère inexorablement.
La différence est que le pourrissement est retardé par l'action nietzschéenne, du fait que l'on accorde encore du crédit à ce qui est déjà en voie d'extinction et de mort. Au moment où Nietzsche lance son manifeste virulent et passionné pour sauver l'immanentisme du nihilisme, (ce qui revient à vouloir sauver le nihilisme du nihilisme) il est déjà trop tard. Cependant, le faux remède que propose Nietzsche retarde l'échéance et la prise de conscience de la vérité, qui est une vérité aussi douloureuse qu'inacceptable.
Autrement dit, il serait temps de comprendre que Nietzsche est le vrai père du nihilisme contemporain et qu'il est comme ces pères à la fois trop lucides et aveuglés par leur lucidité même : il voit survenir le nihilisme contemporain sans voir qui est la cause de ce nihilisme et qui incarne l'esprit moderne du nihilisme, sous la forme de l'immanentisme bientôt postmoderne (tardif et dégénéré). Comprendre que Nietzsche est un nihiliste, ce n'est pas seulement mesurer que les commentateurs les plus prestigieux de Nietzsche racontent n'importe quoi parce qu'il sont eux-mêmes engoncés dans la mentalité immanentiste; c'est aussi comprendre la cohérence d'un courant, qui, philosophiquement, déroule symboliquement de Spinoza à Rosset, en passant par Nietzsche et par certains autres penseurs (pas tous heureusement, et, surtout, pas tous intégralement).
Il devient plus facile de comprendre la connexion incompréhensible entre Nietzsche et les trotskistes et autres dissidents et hérétiques de l'extrême-gauche : les postmodernes et leurs cousins se revendiquent de l'héritage de Nietzsche parce qu'il sont immanentistes et que leur vraie filiation les mène à affronter Nietzsche. Le progressisme immanentiste sait par trop qu'il doit sa survie provisoire à Nietzsche et il revient en bloc à l'étude de la pensée de Nietzsche dans les années 70, au moment où les héritiers de Marx avouent de plus en plus nombreux que l'expérience communiste est un désastre et un échec.
Schématiquement, en répudiant l'héritage de Max, on retombe logiquement sur Nietzsche - et son héritage encombrant. On rend cet héritage moins encombrant en le rendant plus présentable. Surtout, on rend le fardeau un peu plus supportable si l'on prend soin de ne pas avouer que Nietzsche est un immanentiste fort conservateur et que du coup les immanentistes les plus conservateurs sont proches cousins des immanentistes les plus progressifs.
Il s'agit de cacher que l'engagé/enragé gauchiste Deleuze est un descendant (bien moins valeureux) de l'antidémocrate Nietzsche. Les valeurs sont identiques sur le terrain de l'ontologie et l'on fait semblant de les différencier, puis de les rabibocher sur le terrain de la politique. Pourtant, là encore, il serait temps d'entériner cette convergence qui n'est plus si mystérieuse quand on comprend que les différences sont superficielles une fois que le socle fondamental s'avère identique - l'immanentisme.
Deleuze et Heidegger : même combat? Les deux se seraient sans doute étranglés de cette simple question, et, d'un point de vue qualitatif, on ne peut que donner raison à la pensée de Heidegger, sans approuver le moins du monde son penchant nazi. J'en viens au point décisif : les commentateurs progressistes et moutonniers se gaussent des interprétations qui amalgament Nietzsche et les nazis, en expliquant triomphalement que la méprise vient d'une trahison familiale - la sœur de Nietzsche. La vraie question serait plutôt : trahison familiale ou pas, pourquoi les nazis se sont-il inspirés de Nietzsche? Girard a écrit un article profond à ce sujet, le seul qui mérite d'être lu, puisque les autres commentateurs se bouchent les yeux et se calfeutrent les narines.
Cette trahison devient nettement moins crédible si l'on a l'honnêteté d'ajouter que ce ne sont pas seulement les élucubrations de quelques idéologues nazis, historiquement peu au fait de la pensée encore marginale du philosophe, mais qu'un authentique et reconnu philosophe, Heidegger en personne, consacra à la même époque des centaines de pages à la question de Nietzsche et de la métaphysique. Évidemment, le commentaire de Heidegger est d'autant plus contestable qu'Heidegger tire Nietzsche du côté de ses propres interrogations.
Là n'est pas la question, car au fond tous font de même (Spinoza avec Descartes, Nietzsche avec Spinoza...). La question, c'est que si Heidegger est un authentique philosophe, comment se fait-il que cet homme qui adhéra brièvement au nazisme et qui se refusa le restant de ses jours à condamner ce qui constituait au bas mot une grave erreur de parcours et de jeunesse, comment se fait-il que cet homme se soit lui aussi tant consacré à la lecture et à l'analyse de la pensée de Nietzsche? Voilà un homme qui n'aurait rien à voir avec le nazisme et qui inspirera les nazis les plus valeureux (il y eut un certain nombre de nazis valeureux, ce qui montre que l'on peut être un monstre valeureux).
Au lieu de chercher des excuses pudiques et timorées, le plus courageux et le plus évident est d'oser la vérité : Nietzsche n'était certainement pas un nazi (ou un antisémite), mais son programme formait un écho au programme du nazisme. Quel est cet écho inquiétant? Pour commencer, Nietzsche est tout sauf un démocrate. De quelque manière qu'on prenne le problème, par un bout ou par tous, notre philologue helléniste se réclame de l'aristocratie.
Ensuite, Nietzsche est un sectateur fanatique de la violence. C'est un disciple de Dionysos, dont le moins qu'on puisse constater est que le culte réclame une violence irréfutable. Le programme de la mutation est d'une violence inqualifiable : seuls les plus forts au sens créateur et au sens de l'affirmation dans la vie demeureront, ce qui est une manière d'enterrer les faibles et les tarés. Le désir nietzschéen est forcément élitiste en diable (c'est le cas de le dire). Il consiste à postuler que el mutation ne peut être que l'entreprise dévolue aux esprit libres, soit à un petit nombre d'hommes, ceux qui seront les plus créateurs (selon ce thème et d'autres, Nietzsche mérite son appellation de postromantique).
Le simple fait de prétendre à la mutation ontologique est un acte d'une terrible violence, partisan d'une sélection aussi impitoyable que sévère. On avoue que cet acte est une utopie aussi irréaliste qu'irréalisable. Heureusement. Le lien entre les nazis et Nietzsche s'éclaire ontologiquement. Il reste à rappeler qu'historiquement l'impossible nietzschéen accouche de la réaction nazi. Je veux dire : si Nietzsche propose l'impossible pour remédier à l'échec immanentiste, il ne reste que deux alternatives.
Soit sombrer dans le nihilisme que Nietzsche avait entrevu, qui est le nihilisme de la période dégénérée et tardive, c'est-à-dire l'acceptation du nihilisme après échec patent du progressisme; soit détruire ce nihilisme et sombrer dans l'apocalypse et le déchaînement de la violence, notamment par l'usage massif et désordonné de la violence. C'est le programme du nazisme en particulier, du fascisme en général (à ne pas confondre avec l'appellation récupérée qu'en font des idéologues et des propagandistes contemporains ).
Le nazisme n'est que la réaction à l'utopie nietzschéenne : susciter l'anéantissement pour sauver l'immanentisme, en espérant que l'ordre renaisse du chaos, ainsi que l'enseigne une formule aussi inquiétante qu'emblématique de la mentalité gnostique immanentiste, fondée sur l'opposition dualiste entre le néant et l'ordre. Dès lors, les récupérations gauchistes et nihilistes de l'après-guerre ou de l'après-nazisme ne sont que l'aboutissement logique de la prédiction nietzschéenne concernant l'avènement du nihilisme. Nietzsche voit la conséquence sans se rendre compte qu'il en est la cause directe.
L'échec prévisible du programme immanentiste désespéré nietzschéen entraîne la réaction (dans tous les sens du terme) du nazisme, qui, en échouant à son tour, libère précisément ce qu'il prétendait éviter à tout prix, soit le nihilisme explicite qu'avait entrevu Nieztsche et qu'il prétendait éviter lui aussi à tout prix. Généalogiquement, comme dirait ce dernier, on peut tracer une ligne quasiment droite dont les points homogènes résideraient dans le refus du nihilisme comme démarche d'acceptation du nihilisme : depuis la pensée de Nieztsche, qui prône une mutation ontologique radicale, en passant par la réaction nazi, qui impose l'anéantissement comme solution finale (sans vilain jeu de mots), puis en finissant par l'alternative du progressisme libéral et démocratique, qui incarne le nihilisme que diagnostiquait Nieztsche et qui se définit par la curieuse perversion mentale consistant à considérer qu'un problème n'existe pas à partir du moment où on décrète qu'il n'existe pas (e nihilisme n'existe pas à partir du moment où on décide que le nihilisme n'existe pas).
On est ainsi passé du désir nietzschéen qui s'arroge le pouvoir de changer la structure du réel au désir libéral qui accepte de ne pas changer la structure du réel et de prendre les choses telles qu'elles sont à condition précisément que les choses ne soient pas telles qu'elles sont. On conserve la même structure délirante du désir qui demeure dans le déni et qui est en mesure de faire primer la représentation (sa représentation) sur le réel extérieur. De ce fait, la structure du désir exprime la démesure par excellence : susciter le réel extérieur de telle manière qu'il coïncide avec son désir de représentation.
Cette manière de penser exprime la parenté avec la méthode Coué, qui revient à susciter artificiellement les événements que le désir souhaite, en escomptant que l'attente soit exaucée miraculeusement. Malheureusement, cette manière incantatoire d'agir ne fonctionne pas ou seulement selon des coïncidences fortuites. En réalité, elle n'amène que le pire. Elle consiste en effet à parier sur une entreprise impossible, dans la mesure où le désir d'une partie ne saurait susciter et inspirer le cours des choses, soit les changements du réel dans son ensemble.
Le pouvoir qui est imparti au désir est totalement disproportionné avec ses capacités réelles. Le désir remplace ainsi Dieu et cette prétention démiurgique devient pathétique quand on s'avise de la ruse typique du déni qui caractérise l'immanentisme à mesure qu'il progresse et que sa défaite inéluctable se précise : fixer au désir des objectifs de plus en plus circonscrits à la simple représentation, de telle sorte qu'il n'ait pas à admettre son impéritie et sa faillite à l'égard du programme trop ambitieux qui lui est imparti.
Lorsque la représentation diverge du réel, l'effet de cette divergence réside dans la réalité de cette représentation. La représentation se présente sous une forme accueillante, alors que son effectivité est répugnante, chaotique et destructrice. La dichotomie entre la représentation et la réalité laisse cerner ce qui attend la représentation immanentiste, non dans ses attentes, mais dans sa concrétude : plus la divergence entre l'apparence et le contenu est forte, plus le chaos et la destruction sont forts.
Dans le cas de l'impossible, la ruse du désir consiste à fixer un programme impossible (la mutation), puis à proposer la seule possibilité découlant de l'impossible (l'anéantissement), enfin à accepter l'impossible comme si c'était possible (le nihilisme contemporain). Dans les trois cas, la mutation part d'une cause et aboutit à une conséquence qui suivent la même fin : entre Nietzsche et les postmodernes, le fil conducteur est le fil rouge de l'impossible. L'impossible n'a fait que progresser depuis Nieztsche, puisque le déni de l'impossible engendre l'aggravation de cet impossible. Il est totalement faux de séparer ou d'opposer ces trois moments comme s'ils étaient antithétiques. On a en particulier coutume d'opposer la démocratie libérale, sa relativité affranchie et son goût du progrès technologique, au nazisme éphémère, comme si le nazisme était l'antithèse de la démocratie.
En réalité, la démocratie libérale n'est que l'avatar suivant le nazisme, ce qui explique la détestation de Heidegger envers son époque et son choix aberrant du nazisme. Ce qui implique aussi que le postmodernisme soit une forme pire encore que le nazisme d'impossible. Le nazisme avait encore la franchise de proposer l'anéantissement comme réponse au problème de l'impossible et de la mutation : en gros, nous allons détruire ce réel et ainsi émergera une nouvelle structure, modelée au gré des attentes du désir humain. C'est ainsi qu'il était question d'anéantir tout bonnement la plupart des races humaines pour ne conserver que la race humaine supérieure, celle en tout cas considérée comme telle.
Il ne s'agit pas d'oser que Nieztsche avait en vue avec son concept vague et fumeux de Surhomme ce type de sélection et de mutation criminelles, mais de constater que les nazis ont proposé la seule forme politique et pratique possible de mutation impossible : l'anéantissement. Qu'est-ce alors qui peut se révéler plus destructeur que le nazisme? En quoi l'acceptation du nihilisme est plus destructeur que l'anéantissement?
En ce que l'anéantissement nazi était impossible, alors que l'étape suivante rend bien plus possible l'anéantissement, au nom du refus de l'anéantissement et de l'acceptation du nihilisme. C'est dire que la démocratie libérale est le dernier avatar de l'immanentisme tardif et dégénéré, l'ultime réponse au programme impossible et mutant de Nieztsche : changer la structure du réel, c'est opérer la dichotomie radicale et irréconciliable entre la représentation et le réel.
C'est comprendre enfin que le risque d'anéantissement est bien plus présent dans une structure de type postmoderne que dans une structure de type nazi : la dichotomie est trop forte et le chaos survient nécessairement à partir de l'écart impossible. Les propagandistes de la démocratie sont démasqués : loin de constituer l'antithèse du nazisme, la démocratie en est son accomplissement, comme le postmodernisme est la suite logique et dramatique du nazisme.
Il n'est pas étonnant que la démocrate libérale étant l'ultime avatar de l'immanentisme tardif et dégénéré, elle finisse en anéantissement programmé. Reste à comprendre que cet anéantissement se ferait sous les traits ultimes de la destruction de la représentation par le chaos bien réel de sa forme. En l'occurrence, la démocratie étant impossible, la vraie forme de la démocratie et du libéralisme se tient dans l'oligarchie et le piratage.
C'est à ces sociétés que l'on parviendrait si on laissait faire le mouvement démocratique et libéral (oligarchique) jusqu'au bout de sa logique folle et désaxée (désaxée, car sans lien entre la représentation et le réel, entre la partie et le tout). En politique, cette oligarchie extrême et radicale aboutirait à l'anéantissement de la volonté générale et à la dichotomie irréconciliable entre les élites financières et prédatrices et le restant du troupeau (que l'on note la filiation avec un certain vocabulaire nietzschéen, quand bien même Nietzsche n'aurait pas approuvé cette dérive manifeste de ses idées).
Heureusement, il ne faut jamais oublier que c'est l'impossible qui guide toute l'entreprise de l'immanentisme depuis son avènement moderne, en particulier dans son dernier phénomène d'incarnation, à partir de Nietzsche : le programme de Nietzsche est impossible, le programme nazi est impossible. Ce constat implique que le postmodernisme est impossible et que l'idéal oligarchique auquel tend les élites bancaires et financières d'aujourd'hui est tout aussi impossible. La stratégie de pirates est une stratégie aussi folle qu'impossible, donc vouée à l'échec.
Il est impossible de préciser dans les détails les formes politiques et religieuses qui suivront l'immanentisme, soit la religion de la négation de la religion approuvant sous forme finale le principe oligarchique au nom de la démocratie. Mais il est certain que l'immanentisme tend à sa fin (terme et finalité) et que l'impossible devra céder le pas au possible, soit au principe de réalité contre le principe de désir.
Ce n'est pas qu'on soit obligé de dire du bien de Nietzsche. C'est bien pire : il est impossible de ne pas accréditer la grandeur et la pertinence des analyses de Nietzsche sans être taxé de médiocrité. Quand on soupèse véritablement la valeur de ce qu'a écrit Nietzsche, il se révèle totalement imp(r)udent d'accréditer de pareilles envolées lyriques, dont l'outrance est patente, de la première à la dernière ligne.
Il est vrai que Nietzsche participe au mouvement venant de Spinoza et culminant chez les postmodernes, qui consiste à détruire la vérité et le sens, au nom du fait que tout est relatif et que tout peut être remis en question. C'est vrai (paradoxe éclatant, qui prouve l'existence irréfragable de la vérité), mais c'est surtout le meilleur moyen d'accréditer la loi du plus fort. Si la vérité n'existe pas, la loi du plus fort la remplace avec profit et usure.
Pourtant, c'est au nom de la vérité que peut être entreprise la critique pertinente de Nietzsche : qu'est-ce que la vérité pour Nietzsche? Quel est ce penseur qui au nom du renversement de toutes les valeurs se vante d'avoir aboli et dépassé la vérité? Que valent les valeurs renversées (et renversantes) de Nietzsche à l'aune du critère de vérité, en particulier si l'on confère au sens de vérité la valeur de l'existence? A toutes ces questions, il faut répondre que Nietzsche et le résultat de la vie selon Nietzsche ne font pas bon ménage avec l'existence, à moins d'accréditer les critères de destruction, de violence et de déni.
La vraie question est : quelle est cette époque qui révère comme son prophète et sa référence un penseur aussi violent et radical? Quelle est cette époque qui se réfère à Nietzsche tout en vivant de manière évidemment non nietzschéenne puisqu'il est impossible de vivre comme Nietzsche à moins de dépasser le réel et de vivre en dehors du réel (je reviendrai sur ce point fondamental de la pensée nietzschéenne)?
Le meilleur moyen de cerner les contours du problème réside dans la récupération outrancière et scandaleuse qu'a subie Nietzsche. Contrairement à une opinion couramment répandue, ce ne sont pas les nazis qui ont fait le plus de mal à la réputation et à la renommée des écrits de Nietzsche. Ce sont les postmodernes et tous les affiliés qui ont nourri l'outrecuidance typiquement bienpensante et universitaire de créer un Nietzsche d'autant plus admirable qu'il se situait désormais à l'extrême-gauche.
Seuls les écrits illisibles et grotesques de Deleuze pouvaient représenter et dépeindre la vague de respect passionné et passionnel qui s'est emparée de tous les esprits moutonniers et académiques d'Occident, diplômés des meilleures écoles et persuadés de ce fait de leur qualité supérieure. Les derniers scrupules de ces esprits aussi formatés que prestigieux vis-à-vis de Nietzsche tombèrent quand ils constatèrent que leur empathie aussi inavouable que fondamentale avec le Grand Homme était conciliable avec le désir démagogique de jouer au rebelle subversif en quête de Plus - d'Egalité, de Liberté, de Progrès, de Rationalité - d'immanentisme.
Quand comprendra-t-on que les vrais pères idéologiques de notre monde atlantiste et mondialiste ne sont autres que les labellisés postmodernes, ceux qui pour mieux enterrer la vérité classique ont pondu des absurdités incoulables et des tissus de sophismes délirants? Ils ne sont après tout que les parents irresponsables et démissionnaires des experts néoconservateurs d'aujourd'hui, qui viennent largement du trotskisme - ne l'oublions pas.
Et Nietzsche dans tout ça? Eh bien, il est établi que notre Nietzsche Mondial était à un tel point la référence incontournable des petits marquis penseurs des années 70 que le seul penseur original de cette époque postnazie ou postmoderne, sur ce point comme sur tant d'autres, fut le catholique Girard, qui eut le courage de sortir une critique sévère et fondée à l'encontre des positions scabreuses et contradictoires de Nietzsche.
C'est un fait que la mode depuis plus de cinquante ans, depuis l'après-guerre, consiste à reprendre Nietzsche pour mieux le déformer. Quelle déformation? Celle consistant à lui prêter des propos qu'il n'a pas tenus? Non : celle revenant à le rendre fréquentable et présentable. Ne perdons pas de vue que dans le monde de l'immanentisme, un esprit qui pense ne peut se situer que du côté du progressisme le plus démagogique, soit d'un dérivé de marxisme (le chic et le snobisme consistant à penser un marxisme réaliste et applicable, soit un progressisme enfin non utopique et utopiste), ce qui explique le radicalisme ampoulé et exacerbé qui échauffa tant les esprits idéalistes de l'après-guerre.
Dans cette perspective, la seule issue intellectuelle consiste à transformer le monde et à l'améliorer en postulant que l'usage de la Raison permet une amélioration frôlant et frisant la Perfection. Amen! Dans ce jeu de dupes un brin niais et naïf, le recours à Nietzsche constitue le passage obligé, mieux : le mythe fondateur. Rendre Nietzsche présentable, pourtant, c'est comme dépoussiérer un porte-manteau ou ressusciter un mort. En réalité, Nietzsche était tout sauf présentable. C'était un génie malade, qui soutint des idées si démentes qu'elles l'emportèrent logiquement dans la folie et le mutisme définitifs.
Cette vérité, qui osera l'asséner avec la force de l'évidence? Aujourd'hui que l'on en est venu jusqu'à célébrer la folie de Nietzsche, qui ainsi aurait dépassé le langage et la pensée consciente par cette expression de la Supériorité du désir dans le délire, on oublie que le vrai père de l'immanentisme tardif et dégénéré ne fut autre que Nietzsche. En quoi Nietzsche est typiquement un esprit décadent et pervers est assez facile à définir : pour surmonter le nihilisme qu'il sent poindre, il propose le remède de l'impossible.
Autrement dit : pour surmonter le nihilisme, Nietzsche propose le nihilisme. Rien d'étonnant qu'avec de pareils raisonnements circulaires (au sens de cercle vicieux), il ait sombré dans la folie. Car le raisonnement de Nietzsche avant la folie exprimait déjà l'impossible exigence pour l'esprit immanentiste de respecter les bornes du réel. C'est pourquoi il était urgent de rendre Nietzsche fréquentable : comme Nietzsche est le père fondateur et le théoricien de l'immanentisme tardif et dégénéré, il était impossible de ne pas le revendiquer comme modèle.
Il était tout aussi impensable de ne pas le travestir, fort du principe selon lequel l'identité immanentiste est à jamais différée, à mesure qu'elle progresse dans l'immanentisme et qu'elle dégénère. Il n'était pas moralement acceptable de présenter Nietzsche pour ce qu'il était : encore fallait-il en faire un père supérieur plus que délirant - expliquer sa folie par sa supériorité. Il n'était pas envisageable de montrer la dégénérescence des idées et des positions de Nietzsche. Ne restait plus qu'à maquiller le vrai visage de Nietzsche en l'affublant d'un de ces masques dont il chérissait tant le secret sardonique.
Le coup de génie de l'immanentisme tardif et dégénéré, l'effet de sa propagande aussi, fut d'oser dépeindre Nietzsche sous les traits d'un subversif débonnaire, excentrique et décalé, qui aurait façonné toute la modernité à l'égal d'un Platon pour l'Antiquité. Nietzsche ou Platon, il fallait choisir! De ce fait, les valeurs de Nietzsche devenaient acceptables pour l'époque. C'était nécessaire : en effet, c'est sur le socle de la mentalité nietzschéenne que s'épanouit l'immanentisme tardif et dégénéré, soit le vrai masque nihiliste de l'immanentisme.
Il était impératif de faire croire que Nietzsche était un libérateur et un progressiste tellement supérieur et transcendant qu'il avait pu être incompris et totalement travesti, par une soeur folle et par des idéologues pervers et nazis, soit du bord anti-progressiste. Horreur et servitude du génie! Pose postromantique et pathétique! La libération made in Nietzsche revenait à avoir proposé le renversement de toutes les valeurs, le Surhomme et autres valeurs impossibles - typiquement nihilistes.
Nietzsche survient à un moment de la pensée où l'immanentisme comprend qu'il ne pourra plus triompher par sa propagande explicite et qu'il est condamné dans son effort de progressisme démesuré. L'immanentisme ne pourra se maintenir qu'en mentant (d'où son rapport de moins en moins facile avec la vérité). Marx permet de prolonger encore un peu l'immanentisme avec sa critique progressiste du capitalisme (soit du pragmatisme économique), mais l'immanentisme pragmatique est condamné, du moins dans son effort de présentation positif. Il est d'autant plus facile d'abolir la vérité que ce faisant on réhabilite le mensonge et la démarche que l'on prône (la démarche du mensonge, de l'erreur et de l'illusionniste).
Dans ce jeu de dupes, ne reste qu'une solution : l'utopie de la mutation. Marx propose d'améliorer ce qui est en demeurant dans la structure de ce qui est. C'est quoi qu'il en soit insuffisant. Nietzsche se montre nettement plus ambitieux et nettement plus conforme aux exigences du programme immanentiste en déclin (plus on décline, plus on compense le déclin effectif par la propagande virtuelle) : il ne doute pas de la possibilité de façonner un réel autre, qui serait un réel supérieur, dans lequel l'homme serait susceptible de s'épanouir enfin. Nietzsche se fixe immédiatement comme réalisation l'irréalisable : les bornes de l'impossible.
Marx ne doute pas que l'on puisse améliorer ce réel jusqu'à le rendre parfait (ou presque). Nietzsche va bien plus loin : selon lui, impassible devant l'impossible, l'homme peut changer le réel du tout au tout. Pour Marx, le désir humain est compatible avec le réel : du coup, l'on peut parfaire le réel par l'action humaine. Pour Nietzsche, le désir humain est supérieur au réel donné : du coup, l'on peut façonner un nouveau réel en le mutant. Le Surhomme est la créature du Surréel.
On insinue que Marx était peut-être trop démagogique et rêveur. Que dire alors des propositions de Nietzsche? Elles sont totalement impossibles - au-delà du démagogique et du rêveur : explicitement hors du réel. D'une certaine manière, la supériorité remarquable de Nietzsche consiste à avoir tenté l'impossible. Marx proposait juste de travailler sur les limites extrêmes du possible. Impossible d'évaluer à quel degré d'impossible se situe et parvient Nietzsche. Est-il un sectateur modéré de l'impossible? Un extrémiste furibard et rageur?
Il est vrai que Nietzsche prétend détruire les illusions platoniciennes et dualistes en réhabilitant l'existence sensible. Mais ce réalisme immédiat est totalement fallacieux. C'est oublier que l'ontologie nietzschéenne repose sur la tradition des sophistes et des matérialistes (lire son étude de jeunesse sur Démocrite) et qu'il propose explicitement un changement, qui n'est pas un changement interne à la structure du reél, mais une transformation de l'ordre de la mutation.
Les commentateurs qui veulent rhabiller leur gourou non reconnu comme tel (qui a annoncé et pressenti l'époque contemporaine) oublient ce fait dérangeant que Nietzsche n'a pas aboli la morale et les valeurs de l'ontologie classique personnifiée par Platon en demeurant dans un entre-deux impossible ou hypocrite (ne pas prendre position pour cacher le problème non résolu, ce que fait Rosset). Nietzsche a proposé une mutation ontologique, soit le fait de renverser pour muter.
Nietzsche est le plus grand des utopistes de son époque, si tant est que tout mouvement qui décline et qui se trompe tend à basculer dans l'utopie, en ce qu'il propose l'utopie au nom du réalisme et de l'abolition de l'utopie. Nietzsche dénonce l'utopie dualiste et platonicienne/chrétienne en lui substituant une utopie plus grande encore. Il prétend que l'ailleurs de l'Etre n'existe pas et remplace cette illusion par l'illusion plus profonde, plus perverse et plus importante de la mutation ontologique.
En fait, Nietzsche a bel et bien proposé une ontologie en lieu et place de l'ontologie platonicienne et ce n'est pas un hasard si c'est durant cette période fort féconde que son excitation s'est commuée en folie : c'est que son ontologie de la mutation est si démente qu'elle ne pouvait que le mener à la folie. Ce penseur solitaire n'a pas réussi à renverser comme il le souhaitait et comme il l'entendait l'ontologie classique, si bien qu'il a suivi le piège de son époque et a plongé tête baissée (et la première) dans les pièges de l'immanentisme.
Pas n'importe quel immanentisme : le tardif et dégénéré cherchait son prophète. Il le trouva dans la personne de Nietzsche l'agité aussi génial que confusionnel. L'erreur ontologique de Nietzsche est typique du nihilisme : elle consiste à nier le caractère de l'Etre et à postuler en filigrane que le néant existe. C'est l'adhésion au néant qui définit le nihilisme, ainsi qu'en témoigne l'étymologie du mot (nihil).
Dans l'immanentisme, on peut parler jusqu'à Nietzsche d'un immanentisme plus ou moins triomphant. Certes, depuis les Révolutions, depuis donc qu'il a pris le pouvoir, l'immanentisme déchante (juste) : il ne peut plus seriner qu'il a besoin du pouvoir pour mener à bien sa révolution. Désormais il se trouve au pouvoir. Et il échoue dans son programme pragmatique : le donné n'est pas d'emblée conforme au désir.
Il se rabat ensuite sur le progressisme à la Marx ou sombre dans le pessimisme désespéré et hautain à la Schopenhauer. Dans les deux cas, l'issue inéluctable attend l'immanentisme, qui se trouve confronté à son vrai problème (son vrai problème s'accroît à mesure que l'immanentisme évolue, qu'il gagne en influence et en pouvoir) : le Progrès (scientifique et technique) ne parvient pas à surmonter le désespoir du néant.
L'avènement de Nietzsche signifie que l'immanentisme ne pourra surmonter le problème du néant par la progression du Progrès. Nietzsche survient et propose son alternative parce que les alternatives progressistes type Marx sont inadéquates. Le progressisme fonctionnera encore sur son mythe de la possibilité d'un progrès du Progrès, mais l'on sait que le progrès du réel n'est pas possible, parce que quel que soit le progrès envisagé et envisageable, il ne aurait résoudre le problème du néant.
Ce coup d'arrêt brutal a été compris par certains esprits plus lucides et moins aveugles. Le pessimiste Schopenhauer propose rien de moins que l'alternative de type bouddhiste. Il est possible de suivre Schopenhauer et ses affidés, mais c'est au prix d'un anéantissement du désir ou de l'acceptation de l'impéritie et de la caducité de l'immanentisme. Autant dire que cet entre-deux annonce l'impossible nietzschéen et que Schopenhauer n'est au mieux qu'une étape sur la route de l'abandon de l'immanentisme.
Ce n'est pas un hasard si Nietzsche fut un lecteur attentif et un disciple de Schopenhauer avant de le répudier partiellement. Nietzsche était, jeune (et éphémère) professeur, un admirateur inconditionnel de Wagner et de ce fait un universitaire hautain et élitiste, persuadé de son génie et de sa supériorité sociale et intellectuelle. Nietzsche ne peut verser dans le progressisme qui consiste à estimer que la mutation s'établira à l'intérieur des bornes du réel. C'est un conservateur qui embrasse spontanément l'immanentisme le plus élitiste et aristocratique. Sa détestation de la démocratie et ses envolées esthético-aristocratiques en témoignent.
Comme Nietzsche embrasse le parti pragmatique, il lit Schopenhauer et il comprend que le parti de Schopenhauer est indéfendable (du moins d'après le point de vue immanentiste). Schopenhauer le séduit du fait de son élitisme viscéral, de la profondeur de ses analyses et de certains pans de son pessimisme esthétique et notamment musical, mais Nietzsche ne peut accepter cette capitulation de la volonté et la défaite du désir.
Que Schopenhauer place au centre du débat le désir (ou la volonté), Nietzsche ne peut qu'acquiescer; mais dans le même temps, il n'est pas acceptable que le désir se trouve ainsi en état d'humilité prononcée, voire d'humiliation avérée. Nietzsche est un immanentiste qui ne peut vivre avec l'acceptation de la défaite et du désir démocratique. Il ne sait que trop que l'immanentisme disparaîtra avec le pessimisme d'un Schopenhauer.
Pessimisme est l'autre mot pour annoncer que le programme théorique que l'on s'est fixé est un échec retentissant. En l'occurrence, Schopenhauer est un pessimiste immanentiste en ce qu'il signale l'échec de l'immanentisme. Nietzsche relève le défi avec un panache admirable : il endosse la tunique du héros en ce qu'il se propose de sauver l'immanentisme. Il n'est pas simplement un sauveur. Il se place dans la peau de l'ultime sauveur. Soit il réussit à trouver une issue pour l'immanentisme; soit l'immanentisme périclitera.
C'est l'alternative indépassable qu'il assigne à son époque : soit le renversement des valeurs qu'il proclame triomphe des valeurs; soit c'est le nihilisme qui l'emportera. Et il clame la gravité abyssale de cette alternative avec une ardeur et une affectation qui ne laissent pas indifférent de nos jours et qui avaient tout pour surprendre à son époque. Il faut imaginer la tête du bon bourgeois prussien, un brin wagnérien et un tantinet antisémite, patriote en diable, voire nationaliste pangermaniste, admirateur de Bismarck et du conservatisme protestant, quand il découvre les diatribes excitées, voire hystériques de Nietzsche.
La seule conclusion à laquelle il parvient est la clémence et la compassion à l'égard d'un esprit dérangé et malade. Peut-être sourit-il de commisération. En tout cas Nietzsche a compris avec une acuité prophétique et unique l'alternative et le dilemme de son époque (son choix ou le dernier homme). Le drame est qu'il ait sondé sans nul autre pareil l'alternative en souscrivant au postulat qui aboutissait à cet ou bien... ou bien fort inspiré par Kierkegaard.
Il aurait fallu que Nietzsche révoque le nihilisme pour espérer résoudre l'énigme posée par l'immanentisme. Mais Nietzsche est un Œdipe moderne, dont le tragique réside dans l'aventure intellectuelle. On se souvient que pour Rosset le moyen que trouve Œdipe pour exaucer la prédiction du devin Tirésias est précisément d'essayer d'y échapper par tous les moyens. C'est en échappant à la prophétie qu'on l'accomplit au plus près. Rosset dirait : c'est en échappant au destin qu'on accomplit le destin.
C'est en voulant échapper au nihilisme que Nietzsche a achevé, dans tous les sens du terme, le nihilisme. Dénonçant en effet le nihilisme contemporain, Nietzsche n'est pas en mesure d'y échapper puisqu'il souscrit lui-même au nihilisme. Du coup, le nihilisme qu'il aperçoit est le prolongement du pessimisme schopenhauerien. Il décrit ainsi le nihiliste contemporain comme le comble de l'extinction du désir/volonté, le mouton falot et impuissant, incapable de protester contre la tragédie qui lui arrive et de se rebeller contre l'anéantissement programmé qui lui pend au nez (la crise systémique actuelle, trop frileusement baptisée crise monétaire, en est l'illustration, pour ceux qui n'ont pas cerné les enjeux et la gravité de la situation).
Ce nihilisme que Nietzsche entrevoit, c'est le nihilisme connexe à la défaite immanentiste. Nietzsche a senti (son génie n'est-il pas dans ses narines?) que le dernier homme serait l'homme découlant de la conséquence de la défaite du programme immanentiste. Pour éviter ce désastre, la Bérézina de l'immanentisme, il propose son issue qui n'est autre que le programme de la mutation impossible.
Pour éviter le nihilisme, Nietzsche propose l'impossible nihiliste par excellence. C'est dire qu'en fait, Nietzsche accomplit le nihilisme en tentant de le conjurer. Sans sa proposition de mutation, jamais le nihilisme n'aurait pu s'accomplir. En effet, cette proposition étant impossible, elle est la (con)jonction et l'accélérateur qui permet à l'immanentisme non seulement de se maintenir provisoirement, mais encore d'avancer vers l'immanentisme de la période tardive et dégénérée.
Nul doute que les seules propositions progressistes, dont Marx constitue à n'en pas douter l'acmé, auraient subi des déroutes bien plus précoces sans les propositions de Nietzsche. Je suis même persuadé que les idéologies progressistes se sont trouvées confortées et prolongées grandement (d'au moins un siècle) par le programme nietzschéen.
Sans le mythe de la mutation, jamais le progressisme n'aurait rencontré un tel écho. Il est même probable que jamais le progressisme n'aurait accédé au pouvoir comme ce fut le cas de manière prolongée avec le communisme. On peut ajouter : sans le mythe de la mutation, sans Nietzsche donc, jamais l'immanentisme n'aurait tenu si longtemps le coup (de l'illusion). L'immanentisme tardif et dégénéré a besoin de la mutation nietzschéenne pour dégénérer et proposer son déclin inexorable.
Le nihilisme tardif et dégénéré découle nécessairement de Nietzsche, ce qui implique que le nihilisme actuel ne trouve pas son antithèse et son antidote dans la lecture des idées nietzschéennes, mais au contraire sa cause directe. Nietzsche propose une mutation qui pour impossible se révèle déjà nihiliste. L'impossibilité de l'appliquer fait que l'immanentisme se trouve conforté, mais dégénère inexorablement.
La différence est que le pourrissement est retardé par l'action nietzschéenne, du fait que l'on accorde encore du crédit à ce qui est déjà en voie d'extinction et de mort. Au moment où Nietzsche lance son manifeste virulent et passionné pour sauver l'immanentisme du nihilisme, (ce qui revient à vouloir sauver le nihilisme du nihilisme) il est déjà trop tard. Cependant, le faux remède que propose Nietzsche retarde l'échéance et la prise de conscience de la vérité, qui est une vérité aussi douloureuse qu'inacceptable.
Autrement dit, il serait temps de comprendre que Nietzsche est le vrai père du nihilisme contemporain et qu'il est comme ces pères à la fois trop lucides et aveuglés par leur lucidité même : il voit survenir le nihilisme contemporain sans voir qui est la cause de ce nihilisme et qui incarne l'esprit moderne du nihilisme, sous la forme de l'immanentisme bientôt postmoderne (tardif et dégénéré). Comprendre que Nietzsche est un nihiliste, ce n'est pas seulement mesurer que les commentateurs les plus prestigieux de Nietzsche racontent n'importe quoi parce qu'il sont eux-mêmes engoncés dans la mentalité immanentiste; c'est aussi comprendre la cohérence d'un courant, qui, philosophiquement, déroule symboliquement de Spinoza à Rosset, en passant par Nietzsche et par certains autres penseurs (pas tous heureusement, et, surtout, pas tous intégralement).
Il devient plus facile de comprendre la connexion incompréhensible entre Nietzsche et les trotskistes et autres dissidents et hérétiques de l'extrême-gauche : les postmodernes et leurs cousins se revendiquent de l'héritage de Nietzsche parce qu'il sont immanentistes et que leur vraie filiation les mène à affronter Nietzsche. Le progressisme immanentiste sait par trop qu'il doit sa survie provisoire à Nietzsche et il revient en bloc à l'étude de la pensée de Nietzsche dans les années 70, au moment où les héritiers de Marx avouent de plus en plus nombreux que l'expérience communiste est un désastre et un échec.
Schématiquement, en répudiant l'héritage de Max, on retombe logiquement sur Nietzsche - et son héritage encombrant. On rend cet héritage moins encombrant en le rendant plus présentable. Surtout, on rend le fardeau un peu plus supportable si l'on prend soin de ne pas avouer que Nietzsche est un immanentiste fort conservateur et que du coup les immanentistes les plus conservateurs sont proches cousins des immanentistes les plus progressifs.
Il s'agit de cacher que l'engagé/enragé gauchiste Deleuze est un descendant (bien moins valeureux) de l'antidémocrate Nietzsche. Les valeurs sont identiques sur le terrain de l'ontologie et l'on fait semblant de les différencier, puis de les rabibocher sur le terrain de la politique. Pourtant, là encore, il serait temps d'entériner cette convergence qui n'est plus si mystérieuse quand on comprend que les différences sont superficielles une fois que le socle fondamental s'avère identique - l'immanentisme.
Deleuze et Heidegger : même combat? Les deux se seraient sans doute étranglés de cette simple question, et, d'un point de vue qualitatif, on ne peut que donner raison à la pensée de Heidegger, sans approuver le moins du monde son penchant nazi. J'en viens au point décisif : les commentateurs progressistes et moutonniers se gaussent des interprétations qui amalgament Nietzsche et les nazis, en expliquant triomphalement que la méprise vient d'une trahison familiale - la sœur de Nietzsche. La vraie question serait plutôt : trahison familiale ou pas, pourquoi les nazis se sont-il inspirés de Nietzsche? Girard a écrit un article profond à ce sujet, le seul qui mérite d'être lu, puisque les autres commentateurs se bouchent les yeux et se calfeutrent les narines.
Cette trahison devient nettement moins crédible si l'on a l'honnêteté d'ajouter que ce ne sont pas seulement les élucubrations de quelques idéologues nazis, historiquement peu au fait de la pensée encore marginale du philosophe, mais qu'un authentique et reconnu philosophe, Heidegger en personne, consacra à la même époque des centaines de pages à la question de Nietzsche et de la métaphysique. Évidemment, le commentaire de Heidegger est d'autant plus contestable qu'Heidegger tire Nietzsche du côté de ses propres interrogations.
Là n'est pas la question, car au fond tous font de même (Spinoza avec Descartes, Nietzsche avec Spinoza...). La question, c'est que si Heidegger est un authentique philosophe, comment se fait-il que cet homme qui adhéra brièvement au nazisme et qui se refusa le restant de ses jours à condamner ce qui constituait au bas mot une grave erreur de parcours et de jeunesse, comment se fait-il que cet homme se soit lui aussi tant consacré à la lecture et à l'analyse de la pensée de Nietzsche? Voilà un homme qui n'aurait rien à voir avec le nazisme et qui inspirera les nazis les plus valeureux (il y eut un certain nombre de nazis valeureux, ce qui montre que l'on peut être un monstre valeureux).
Au lieu de chercher des excuses pudiques et timorées, le plus courageux et le plus évident est d'oser la vérité : Nietzsche n'était certainement pas un nazi (ou un antisémite), mais son programme formait un écho au programme du nazisme. Quel est cet écho inquiétant? Pour commencer, Nietzsche est tout sauf un démocrate. De quelque manière qu'on prenne le problème, par un bout ou par tous, notre philologue helléniste se réclame de l'aristocratie.
Ensuite, Nietzsche est un sectateur fanatique de la violence. C'est un disciple de Dionysos, dont le moins qu'on puisse constater est que le culte réclame une violence irréfutable. Le programme de la mutation est d'une violence inqualifiable : seuls les plus forts au sens créateur et au sens de l'affirmation dans la vie demeureront, ce qui est une manière d'enterrer les faibles et les tarés. Le désir nietzschéen est forcément élitiste en diable (c'est le cas de le dire). Il consiste à postuler que el mutation ne peut être que l'entreprise dévolue aux esprit libres, soit à un petit nombre d'hommes, ceux qui seront les plus créateurs (selon ce thème et d'autres, Nietzsche mérite son appellation de postromantique).
Le simple fait de prétendre à la mutation ontologique est un acte d'une terrible violence, partisan d'une sélection aussi impitoyable que sévère. On avoue que cet acte est une utopie aussi irréaliste qu'irréalisable. Heureusement. Le lien entre les nazis et Nietzsche s'éclaire ontologiquement. Il reste à rappeler qu'historiquement l'impossible nietzschéen accouche de la réaction nazi. Je veux dire : si Nietzsche propose l'impossible pour remédier à l'échec immanentiste, il ne reste que deux alternatives.
Soit sombrer dans le nihilisme que Nietzsche avait entrevu, qui est le nihilisme de la période dégénérée et tardive, c'est-à-dire l'acceptation du nihilisme après échec patent du progressisme; soit détruire ce nihilisme et sombrer dans l'apocalypse et le déchaînement de la violence, notamment par l'usage massif et désordonné de la violence. C'est le programme du nazisme en particulier, du fascisme en général (à ne pas confondre avec l'appellation récupérée qu'en font des idéologues et des propagandistes contemporains ).
Le nazisme n'est que la réaction à l'utopie nietzschéenne : susciter l'anéantissement pour sauver l'immanentisme, en espérant que l'ordre renaisse du chaos, ainsi que l'enseigne une formule aussi inquiétante qu'emblématique de la mentalité gnostique immanentiste, fondée sur l'opposition dualiste entre le néant et l'ordre. Dès lors, les récupérations gauchistes et nihilistes de l'après-guerre ou de l'après-nazisme ne sont que l'aboutissement logique de la prédiction nietzschéenne concernant l'avènement du nihilisme. Nietzsche voit la conséquence sans se rendre compte qu'il en est la cause directe.
L'échec prévisible du programme immanentiste désespéré nietzschéen entraîne la réaction (dans tous les sens du terme) du nazisme, qui, en échouant à son tour, libère précisément ce qu'il prétendait éviter à tout prix, soit le nihilisme explicite qu'avait entrevu Nieztsche et qu'il prétendait éviter lui aussi à tout prix. Généalogiquement, comme dirait ce dernier, on peut tracer une ligne quasiment droite dont les points homogènes résideraient dans le refus du nihilisme comme démarche d'acceptation du nihilisme : depuis la pensée de Nieztsche, qui prône une mutation ontologique radicale, en passant par la réaction nazi, qui impose l'anéantissement comme solution finale (sans vilain jeu de mots), puis en finissant par l'alternative du progressisme libéral et démocratique, qui incarne le nihilisme que diagnostiquait Nieztsche et qui se définit par la curieuse perversion mentale consistant à considérer qu'un problème n'existe pas à partir du moment où on décrète qu'il n'existe pas (e nihilisme n'existe pas à partir du moment où on décide que le nihilisme n'existe pas).
On est ainsi passé du désir nietzschéen qui s'arroge le pouvoir de changer la structure du réel au désir libéral qui accepte de ne pas changer la structure du réel et de prendre les choses telles qu'elles sont à condition précisément que les choses ne soient pas telles qu'elles sont. On conserve la même structure délirante du désir qui demeure dans le déni et qui est en mesure de faire primer la représentation (sa représentation) sur le réel extérieur. De ce fait, la structure du désir exprime la démesure par excellence : susciter le réel extérieur de telle manière qu'il coïncide avec son désir de représentation.
Cette manière de penser exprime la parenté avec la méthode Coué, qui revient à susciter artificiellement les événements que le désir souhaite, en escomptant que l'attente soit exaucée miraculeusement. Malheureusement, cette manière incantatoire d'agir ne fonctionne pas ou seulement selon des coïncidences fortuites. En réalité, elle n'amène que le pire. Elle consiste en effet à parier sur une entreprise impossible, dans la mesure où le désir d'une partie ne saurait susciter et inspirer le cours des choses, soit les changements du réel dans son ensemble.
Le pouvoir qui est imparti au désir est totalement disproportionné avec ses capacités réelles. Le désir remplace ainsi Dieu et cette prétention démiurgique devient pathétique quand on s'avise de la ruse typique du déni qui caractérise l'immanentisme à mesure qu'il progresse et que sa défaite inéluctable se précise : fixer au désir des objectifs de plus en plus circonscrits à la simple représentation, de telle sorte qu'il n'ait pas à admettre son impéritie et sa faillite à l'égard du programme trop ambitieux qui lui est imparti.
Lorsque la représentation diverge du réel, l'effet de cette divergence réside dans la réalité de cette représentation. La représentation se présente sous une forme accueillante, alors que son effectivité est répugnante, chaotique et destructrice. La dichotomie entre la représentation et la réalité laisse cerner ce qui attend la représentation immanentiste, non dans ses attentes, mais dans sa concrétude : plus la divergence entre l'apparence et le contenu est forte, plus le chaos et la destruction sont forts.
Dans le cas de l'impossible, la ruse du désir consiste à fixer un programme impossible (la mutation), puis à proposer la seule possibilité découlant de l'impossible (l'anéantissement), enfin à accepter l'impossible comme si c'était possible (le nihilisme contemporain). Dans les trois cas, la mutation part d'une cause et aboutit à une conséquence qui suivent la même fin : entre Nietzsche et les postmodernes, le fil conducteur est le fil rouge de l'impossible. L'impossible n'a fait que progresser depuis Nieztsche, puisque le déni de l'impossible engendre l'aggravation de cet impossible. Il est totalement faux de séparer ou d'opposer ces trois moments comme s'ils étaient antithétiques. On a en particulier coutume d'opposer la démocratie libérale, sa relativité affranchie et son goût du progrès technologique, au nazisme éphémère, comme si le nazisme était l'antithèse de la démocratie.
En réalité, la démocratie libérale n'est que l'avatar suivant le nazisme, ce qui explique la détestation de Heidegger envers son époque et son choix aberrant du nazisme. Ce qui implique aussi que le postmodernisme soit une forme pire encore que le nazisme d'impossible. Le nazisme avait encore la franchise de proposer l'anéantissement comme réponse au problème de l'impossible et de la mutation : en gros, nous allons détruire ce réel et ainsi émergera une nouvelle structure, modelée au gré des attentes du désir humain. C'est ainsi qu'il était question d'anéantir tout bonnement la plupart des races humaines pour ne conserver que la race humaine supérieure, celle en tout cas considérée comme telle.
Il ne s'agit pas d'oser que Nieztsche avait en vue avec son concept vague et fumeux de Surhomme ce type de sélection et de mutation criminelles, mais de constater que les nazis ont proposé la seule forme politique et pratique possible de mutation impossible : l'anéantissement. Qu'est-ce alors qui peut se révéler plus destructeur que le nazisme? En quoi l'acceptation du nihilisme est plus destructeur que l'anéantissement?
En ce que l'anéantissement nazi était impossible, alors que l'étape suivante rend bien plus possible l'anéantissement, au nom du refus de l'anéantissement et de l'acceptation du nihilisme. C'est dire que la démocratie libérale est le dernier avatar de l'immanentisme tardif et dégénéré, l'ultime réponse au programme impossible et mutant de Nieztsche : changer la structure du réel, c'est opérer la dichotomie radicale et irréconciliable entre la représentation et le réel.
C'est comprendre enfin que le risque d'anéantissement est bien plus présent dans une structure de type postmoderne que dans une structure de type nazi : la dichotomie est trop forte et le chaos survient nécessairement à partir de l'écart impossible. Les propagandistes de la démocratie sont démasqués : loin de constituer l'antithèse du nazisme, la démocratie en est son accomplissement, comme le postmodernisme est la suite logique et dramatique du nazisme.
Il n'est pas étonnant que la démocrate libérale étant l'ultime avatar de l'immanentisme tardif et dégénéré, elle finisse en anéantissement programmé. Reste à comprendre que cet anéantissement se ferait sous les traits ultimes de la destruction de la représentation par le chaos bien réel de sa forme. En l'occurrence, la démocratie étant impossible, la vraie forme de la démocratie et du libéralisme se tient dans l'oligarchie et le piratage.
C'est à ces sociétés que l'on parviendrait si on laissait faire le mouvement démocratique et libéral (oligarchique) jusqu'au bout de sa logique folle et désaxée (désaxée, car sans lien entre la représentation et le réel, entre la partie et le tout). En politique, cette oligarchie extrême et radicale aboutirait à l'anéantissement de la volonté générale et à la dichotomie irréconciliable entre les élites financières et prédatrices et le restant du troupeau (que l'on note la filiation avec un certain vocabulaire nietzschéen, quand bien même Nietzsche n'aurait pas approuvé cette dérive manifeste de ses idées).
Heureusement, il ne faut jamais oublier que c'est l'impossible qui guide toute l'entreprise de l'immanentisme depuis son avènement moderne, en particulier dans son dernier phénomène d'incarnation, à partir de Nietzsche : le programme de Nietzsche est impossible, le programme nazi est impossible. Ce constat implique que le postmodernisme est impossible et que l'idéal oligarchique auquel tend les élites bancaires et financières d'aujourd'hui est tout aussi impossible. La stratégie de pirates est une stratégie aussi folle qu'impossible, donc vouée à l'échec.
Il est impossible de préciser dans les détails les formes politiques et religieuses qui suivront l'immanentisme, soit la religion de la négation de la religion approuvant sous forme finale le principe oligarchique au nom de la démocratie. Mais il est certain que l'immanentisme tend à sa fin (terme et finalité) et que l'impossible devra céder le pas au possible, soit au principe de réalité contre le principe de désir.
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