jeudi 11 décembre 2008

Cryptogrammes

Si l'on essaie de comprendre l'argument des zélateurs du pragmatisme immanentiste, ils affirmeront en substance que le pragmatisme est compatible avec la mutation en ce que l'idée de mutation est inscrite dans le pragmatisme. Le pragmatisme serait d'essence mutante ou ne serait pas.
Selon cette déclaration, la contradiction interne est flagrante. Le pragmatisme est proche du réalisme en ce qu'il déclare au premier abord accepter le reél tel qu'il est ou tel qu'il se présente. En particulier pour la pragmatisme immanentiste, le pragmatisme consiste à estimer que la Raison est toujours déjà contenue dans le réel et que la notion de progrès est inutile.
La Raison équivaut également aux attentes du désir. Le pragmatisme immanentiste équivaudrait à estimer que les attentes du désir sont d'ores et déjà contenues dans le reél, quand le progressisme pense que les attentes du désir nécessitent pour leur réalisation un changement du reél.
Les deux immanentistes sont immanentistes en ce qu'ils jugent que le désir immanentiste, le désir de la Raison, est contenu dans le reél sensible. C'est même le fondement de l'immanentisme que de définir le réel par le sensible et de rejeter l'hypothèse du fondement métaphysique ou ontologique de l'Etre au nom de sa localisation ailleurs et de son existence sensible douteuse.
De ce fait, le pragmatisme immanentiste fonctionne tant qu'il ne parvient pas au pouvoir, c'est-à-dire tant qu'il demeure dans les limbes de sa naissance moderne, autour de 1492. Plus l'immanentisme gagne en influence et se développe, plus il perd en crédibilité, c'est-à-dire que plus l'on découvre l'erreur de conception de son message et de son hypothèse.
Dans cette logique, il est certain que l'immanentisme commence par se montrer le plus pragmatique possible. L'immanentisme pragmatique exprime ainsi l'immanentisme le plus séduisant et le plus enchanteur, celui qui consiste à avancer que la découverte immanentiste est inscrite dans la structure du réel et que son exhumation ou son extirpation sont les annonces idylliques du caractère profondément immanentiste du reél.
Comme si la découverte de l'immanentisme comme terra incognita comparable au bas mot à la découverte du Nouveau Monde permettait à l'homme de vivre dans le reél comme l'on vit au paradis. Le progressisme immanentiste est plus modeste, en ce qu'il juge que l'immanentisme constitue certes une découverte absolument capitale, mais que cette découverte nécessite et suppose un aménagement d'importance.
L'immanentisme n'est pas entièrement contenu dans le réel, en tant que principe caché et inactif qu'il conviendrait d'amorcer et de laisser intervenir. L'instauration du règne immanentiste suppose que le désir ne corresponde pas tout à fait au reél et que le reél doive subir un certain coefficient de changement et d'amélioration (du point de vue immanentiste) pour devenir viable et opérant (du point de vue de l'immanentisme).
L'idée de changement du reél implique que la découverte immanentiste ne soit pas inscrite en totalité dans le réel : on peut dire sans risquer de pourcentages précis que le reél contient une bonne partie de l'immanentisme et que l'immanentisme est compatible avec le reél, mais que la nécessité du changement indique suffisamment que le reél ne contient pas d'ores et déjà l'intégralité de l'immanentisme.
Dans l'immanentisme progressiste, l'immanentisme est intégralement contenu dans le désir, mais le désir n'est que l'expression des facultés humaines, qui se trouvent diverger pour au moins une bonne part avec le reste du réel. L'immanentisme progressiste reconnaît avec le changement la divergence entre la partie et le tout, entre le reél et l'homme; tandis que l'immanentisme pragmatique estimait que la partie et le tout concordaient dans une harmonie un brin idéaliste.
De ce point de vue paradoxal, on peut oser sans distorsion majeure que l'immanentisme pragmatique est bien plus idéaliste que l'immanentisme progressiste en ce qu'il postule la coïncidence totale ou presque du désir et du reél; quand le progressiste est moins enthousiaste sur les possibilités d'adéquation désir/reél en ce qu'il postule plus prudemment la nécessité du changement.
Encore importe-t-il de préciser que cet idéalisme immanentiste est d'un type fort particulier puisqu'il implique que l'idéal visé ne soit pas situé en dehors du reél connu, de type sensible; mais qu'il se trouve au contraire dans le sensible - d'où la détermination de l'appellation d'immanentisme, par opposition au transcendantalisme, notamment de type dualiste. L'idéal se trouve ici et maintenant - et non plus ailleurs.
Cette révolution conduit au renversement de toutes les valeurs : l'attitude la plus idéaliste est ainsi celle qui fait montre du plus grand pragmatisme, puisque l'idéal coïncide avec le reél. Au contraire, l'attitude progressiste est antiidéaliste en ce qu'elle réclame l'amélioration du reél et reconnaît de ce fait que le réel n'est pas tout fait idéal.
Selon les critères renversants (à tous points de vue) de l'immanentisme, le réalisme contient l'idéalisme, quand l'idéalisme classique est opposé au réalisme. Le fait que l'idéalisme immanentiste renvoie au réalisme ou au pragmatisme chamboule totalement le critère des définitions, au point que l'on peut parler de pragmatisme mutant.
Le reversement de toutes les valeurs serait n'en pas douter une révolution des valeurs ou une révolution ontologique, soit dans la conception du reél, si ce renversement était valable. C'est dire que la mutation immanentiste serait considérée à juste titre comme révolutionnaire si elle était valable et si elle fonctionnait. Tel n'est pas le cas.
L'immanentisme ne fonctionne pas en ce que la révolution fondée sur le désir repose sur une supercherie. Voilà qui ne signifie pas que le rationalisme est faux, mais que l'hyperrationalisme, ou excès de raison est faux. Autre manière de signifier que par le pouvoir du désir, l'homme n'est pas capable de rendre le reél adéquat aux attentes du réel.
L'échec de l'immanentisme comme programme débouche sur l'échec de la révolution de conception de l'immanentisme. Cet échec ruine les prétentions à la mutation. Dès lors, il ne faut pas s'étonner que les progressisme et pragmatisme immanentistes s'effondrent et que ce soit le pragmatisme qui s'effondre en premier puisque c'est le pragmatisme qui se montre le plus idéaliste.
Plus l'immanentisme est un échec, plus l'échec va frapper en premier lieu et le plus fortement l'expression la plus idéaliste, soit l'expression qui adhère le plus fermement au caractère de perfection (de l'idéal) de la doctrine qu'elle défend. Le pragmatisme défend ainsi au plus près la perfection du sensible tel qu'il est puisqu'il s'agit du pragmatisme immanentiste.
De ce fait, l'échec de l'immanentisme touche en premier lieu le pragmatisme, tandis que le progressisme est épargné plus longtemps, parce que sa conception est moins idéaliste et qu'elle se montre plus proche de l'ancienne conception de l'idéal situé ailleurs.
De ce fait, il importe de comprendre que l'immanentisme, à mesure que son échec se précise et devient inéluctable, tend à exprimer de plus en plus son idéalisme et à se rapprocher d'une certaine manière de la manière de penser qu'il prétendait dépasser, soit de la manière classique consistant à situer ailleurs l'idéal.
Cependant, si l'immanentisme se rapproche de la conception qu'il prétendait combattre, c'est toujours avec le prisme de l'immanentisme. Loin de se convertir au transcendantalisme, l'immanentisme est conduit vers l'ailleurs pour échapper au spectre de son échec. Il ne s'agira pas de la forme de l'ailleurs de type classique, consistant à expliquer l'ici par l'ailleurs, mais de la forme immanentiste de l'ailleurs, consistant à rendre l'ailleurs ici ou l'ici ailleurs.
C'est dire que l'échec de l'immanentisme se transforme en délire crescendo à mesure que son échec se précise. Cet échec devient circulaire en ce qu'il exprime typiquement le déni : ce qui existe existe d'autant plus qu'il n'existe pas ou ce qui n'existe pas existe d'autant plus qu'il n'existe pas. C'est l'expression de la perversion la plus classique, consistant à expliquer posément que ce qui est faux est d'autant plus vrai qu'il est faux.
Il est évident que le pragmatisme immanentiste sera touché en premier lieu par ce type de raisonnement dément et circulaire : en gros, il prétendra que le pragmatisme est d'autant plus pragmatique qu'il est mutant, ou que le réalisme est d'autant plus réaliste qu'il est changeant. C'est ce que j'appelais la contradiction évidente et flagrante du raisonnement pragmatique de type immanentiste, qui montre que tout pragmatisme immanentiste repose en fait sur l'illusion et la supercherie et que celui qui adhère au pragmatisme immanentiste n'est pas un pragmatisme.
Le pragmatisme qui est immanentiste est idéaliste et cache son idéalisme derrière le pragmatisme au motif que le pragmatisme serait révolutionnaire ou mutant. Pis, le pragmatisme est d'autant plus idéaliste et mutant qu'il est faux et fou : ce qui revient à dire que l'idéalisme immanentiste exprime la contradiction et l'impossibilité.
L'échec est programmé d'avance. Ce qui importe ici, c'est de comprendre que dans l'immanentisme, l'échec s'exprime en premier lieu dans le pragmatisme qui mute en idéalisme impossible et qui se contredit en associant pragmatisme et mutation. On pourrait sans doute résumer cette contradiction invraisemblable et extravagante en expliquant que l'échec de ce réel signe l'échec du pragmatisme dans son sens premier et convenu; et que du coup, pour parer à l'échec, la seule solution ou alternative consiste à fuir en avant, soit à muter.
Le pragmatique qui mute se trouve d'autant plus réaliste qu'il appelle à un autre réel en lieu et place de ce réel-ci. Le pragmatique respecte un pragmatisme scrupuleux à condition que l'on comprenne que ce pragmatisme est scrupuleux à partir et à condition qu'il s'applique à la mutation. On se montrera d'autant plus pragmatique que le pragmatisme s'appliquera à un objet utopique - à un reél mutant.
Bien entendu, formulée dans ces termes décryptés, l'assertion de l'immanentisme paraît complètement cinglé. Folie qui s'exprime avec usure et gradation dans le pragmatisme bien davantage que dans le progressisme, puisque plus on prétend respecter el reél tel qu'il est, plus on respectera le réel mutant. Du coup, le progressisme tend plus à réclamer un progrès qui paradoxalement se contente de ce reél et relève plus du changement interne que de la mutation externe et totale. Plus on est pragmatique, plus on est mutant.
Plus on est progressiste, plus on est réaliste. C'est à ne plus rien y comprendre et à perdre son latin! Dans ce contexte, il serait bon de définir le progressisme comme un réalisme si l'on comprend qu'en fait toutes ces définitions n'ont guère d'importance : dans tous les cas, l'exercice consistant à faire correspondre l'immanentisme avec les valeurs classiques aboutit à chaque fois à souligner la profonde folie des valeurs immanentistes, soit le fait qu'elles se trouvent profondément désaxées.
Pragmatique ou progressiste, l'immanentisme est un idéalisme inversé (renversé, dirait Nieztsche) qui aboutit nécessairement à la mutation, soit à l'instauration d'un réel autre à la place du reél évincé. Comme l'immanentisme exprime l'inversion ou le renversement, il est logique que ce soit le pragmatisme renversé qui se montre le plus idéaliste et que le progressisme se révèle paradoxalement (donc profondément) le moins idéaliste ou le plus réaliste - si les mots ont encore un sens.
Si les mots ont encore un sens : car les mots reflètent le reél tel qu'il est et perdent leur sens ou leur reflet à l'aune d'une conception qui ne reflète plus du tout le reél tel qu'il est, mais le réel tel qu'il devrait être (expression du désir) ou le reél mutant et utopique. Tout se passe comme si l'illusion immanentiste fonctionne tant qu'on adhère au principe immanentiste premier selon lequel le réel est le sensible ou l'immédiat (l'apparence).
Dès qu'on n'adhère plus au postulat immanentiste, l'erreur monstrueuse apparaît et ne cesse d'étonner le sujet : comment a-t-on pu à ce point prendre des vessies pour des lanternes? Comment a-t-on pu s'égarer au point d'estimer que l'on était sorti de la caverne à proportion qu'on y demeurait de plus en plus solidement enfoui? Que l'on parvenait à la lumière à proportion que l'on décrétait que les ombres étaient la lumière?
Toutes ces divagations et ces fumisteries nous ramènent au mode de raisonnement d'Althusser, qui présentait la curiosité pathologique et fascinante de transformer le reél en fonction de son désir, soit d'attribuer à son désir un pouvoir de transformation dont il se trouvait totalement dépourvu : c'est ainsi que prisonnier des Allemands durant la Seconde guerre mondiale, notre Althusser trouva un subterfuge aussi admirable qu'inquiétant (et expliquant pour une bonne part ses actions futures dramatiques) : il décréta qu'il était d'autant plus libre des Allemands qu'il se trouvait leur prisonnier. D'autant plus libre qu'il était prisonnier et enfermé.
Voilà qui nous ramène à un raisonnement du déni circulaire et désaxé, dont il n'y a rien à tirer. Quand on a démasqué la supercherie l'immanentisme passe pour ce qu'il est : une folie, qui devient furieuse quand elle est suivie, c'est-à-dire quand la majorité adhère à son sortilège. Décrypté et démystifié, l'immanentisme s'écroule et se montre répugnant. Par contre, comme dans les mythes des sirènes, si l'on adhère à l'immanentisme, on perd tout sens critique et l'on en vient à considérer comme le plus séduisant et mirifique des chants les glapissements stridents et délabrés d'un mégère hideuse et répugnante.

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