jeudi 11 décembre 2008

Le réalisme idéaliste

Une fois que l'on a intégré la folie de l'immanentisme, aucune adhésion n'est possible envers cette mentalité, qui est la particularité de la modernité et qui fonctionne d'autant mieux qu'elle avance masquée - sans identité explicite. Le refus de l'identification, le fait que l'immanentisme soit un courant inconnu, provient du fait que l'immanentisme prétend avoir aboli le sens à mesure qu'il aurait trouvé la vérité toute faite. Or cette prétention (dans tous les sens du terme) s'écroule radicalement quand on considère que la vérité enfin trouvée cache l'exigence de mutation, qui est l'antithèse absolue de la découverte.
En effet, si l'on a trouvé, nul besoin de changement, encore moins de mutation. Pour changer ou muter, encore faut-il qu'un changement profond, voire un bouleversement radical, soient nécessaires. Cette nécessité implique que la découverte ne soit pas effective, ni immanente. Il faudrait savoir : soit l'on a trouvé - et alors on se maintient dans le conservatisme; soit l'on n'a pas trouvé - et l'on tend alors vers le changement. Quant à la mutation, elle implique dans les termes, par définition, que l'on n'ait rien trouvé du tout et que l'on ait besoin d'un bouleversement pour espérer de manière hypothétique trouver enfin une découverte viable.
Pour que le pragmatisme s'avère idéaliste, il faut une contradiction profonde dans les termes : il faut que le pragmatisme immanentiste soit le renversement du pragmatisme classique, soit un pragmatisme de facture mutante. Il faut en fait que l'immanentisme soit le renversement de la conception classique de l'immanence, selon laquelle ce qui est immanent est donné ici et maintenant. Renversement : aussi bien pourrait-on proposer inversion, au sens où l'inverti est le pervers, parce qu'il ne fait pas seulement qu'inverser, mais que ce faisant, il affole le sens.
Sens dessus dessous : tel est l'immanentisme, parce que le sens consiste à expliquer l'incomplétude par la complétude, le sensible par l'idéal, quand le renversement du sens expliquera que l'incomplétude est la complétude et que le sensible est l'idéal. Muter : autant dire faire la culbute, ou encore achever en impossible un cycle qui de toute manière et de toute évidence était dès les prémisses impossible. Si l'immanentisme est l'inversion ontologique par excellence (celle moderne du nihilisme atavique), alors le pragmatisme immanentiste est de type mutant, quand le progressisme immanentiste n'est que son affadissement et son affaiblissement non muté.
Le renversement du sens consiste à abolir les différences et à transformer ce qui est en ce qu'on aimerait qu'il soit. Le reél n'est plus l'extérieur du désir, mais l'émanation du désir. On se souvient que selon un certain kantisme, le reél hors de la représentation est si incertain qu'il pourrait presque en apparaître illusoire. De ce point de vue, l'immanentisme est le prolongement extrémiste du kantisme, en ce qu'il nie l'extériorité du reél par rapport au désir, soit le fait que le désir n'ait qu'une influence limitée sur le reél.
L'immanentisme postule avec fracas la toute-puissance du désir humain, ce qui est une manière de remplacer le divin par le désir. L'homme fait Dieu : programme à peine déguisé du diabolisme et de la démesure. Le désir remplace le reél. Cette constatation explique la mutation : d'une part, il faut muter pour que le désir remplace le reél; d'autre part, il est indispensable que cette exignece soit mensongère.
Que l'on considère un monde où le désir/partie aurait remplacé le réel/tout : ce monde serait un monde paradisiaque. En même temps, si ce monde n'est pas vrai, si le désir n'est pas capable de remplacer le réel, alors le remplacement non effectif (et non effectué) ne peut aboutir qu'à la destruction du reél au nom de son occultation et de son déni.
Si ce monde n'est pas vrai, l'exigence de réalisme ne peut aboutir qu'à l'exacte négation du réalisme dans son sens usuel et logique. Si ce monde n'est pas vrai, la négation du sens aboutit en fait à la destruction, ce qui implique que la mutation soit le masque enjôleur et cajoleur de la destruction.
Ce qui se fait passer pour ce qu'il n'est pas est ce qui n'est pas, soit ce qui est chaotique. C'est l'enseignement que dispense le mythe, notamment avec l'épisode des sirènes dans Homère. Les sirènes sont des créatures mythologiques hybrides, mi-femmes et mi-oiseaux (ou poissons) qui chantent pour charmer les navigateurs. Ce mythe, qui apparaît pour la première fois dans la littérature chez Homère, provient des légendes africaines antédiluviennes, notamment du Mina (Afrique de l'Ouest, Togo et Bénin notamment).
Il est probable que la légende envoutante des sirènes s'explique factuellement et historiquement par l'existence de courtisanes dans les ports, qui retenaient les marins de leurs attaches matrimoniales et familiales. Bref. L'important pour nous est de constater que ce qui n'est pas se donne pour ce qui serait dans la mesure où la représentation diffère de la réalisation, ce qui signifie obligatoirement que toute représentation, même la plus fausse, même la plus mensongère, même la plus illusoire, possède son existence.
Dès lors, ce qui est impossible existe, mais sous une autre forme que celle dont il fait parade et propagande (arrogante). Cette autre forme explique le décalage entre ce qui est et ce qui n'est pas - et le fait que la mutation (ce qui n'est pas) corresponde dans le reél à la destruction (ce qui est). Le moyen d'échapper au reél est l'impossible et le destructeur par excellence.
Comment se fait-il que la démarche pour échapper à un principe revienne à ce contraire tant honni et décrié? L'idéalisme pour échapper à l'idéalisme. Et même : l'idéalisme mutant pour échapper à l'idéalisme platonicien. Le contraire exprime pourtant la différence évidente. Pour échapper à l'idéalisme platonicien, l'immanentisme aboutirait-il à l'idéalisme au nom du pragmatisme ou du réalisme immanentistes? C'est que ce qui n'est pas ne saurait être.
Si l'immanentisme n'est pas, il ne saurait être. L'immanentisme aboutit à l'idéalisme parce que ce qui n'est pas n'est pas. Maintenant, ce qui n'est pas est : non pas ce qu'il est, mais ce qu'il n'est pas. L'immanentisme n'est pas. Donc il est l'autre - le mutant. Est-ce à dire que l'idéalisme classique est aussi faux que l'immanentisme?
Si tout est faux, on sombre dans le nihilisme, selon lequel tout est néant. C'est la vraie visée de tout nihilisme. Or l'idéalisme n'est pas l'exact contraire ou l'exact opposé, soit l'inverse, de l'immanentisme. Je veux dire qu'il faut distinguer entre l'idéalisme immanentiste et l'idéalisme classique et transcendantaliste. L'idéalisme immanentiste exprime la mutation du reél incomplet vers le reél complet, avec cette idée que la mutation est possible dans le réel et que de ce fait, si le reél est capable de mutation, le fait même qu'il soit capable de mutation indique qu'il n'est pas complet. La contradiction revient à valider logiquement que ce qui est impossible est possible.
Si l'idée de mutation est impossible, c'est que la définition immanentiste du réel est fausse, soit que l'unicité moniste du réel est fausse - ce que démontre amplement le fait que la mutation échoue et que l'immanentisme en tant qu'expression réaliste soit un échec patent. L'idéalisme de type immanentiste consiste à remplacer l'erreur (de représentation) par l'erreur (de mutation). Si l'immanentisme immédiat repose sur l'erreur, la mutation de l'erreur ne peut aboutir qu'au dévoiement et au dévoilement de l'erreur.
Ce dévoilement intervient avec l'anéantissement et la destruction comme forme réelle de l'erreur. Ce qui n'est pas n'est pas : l'immanentisme et la mutation; mais ce qui n'est pas est sous une forme inverse : la destruction et le chaos. Voilà qui indique que ce qui est existe sous forme d'opposition et de contraire, exactement sous la forme de variantes opposées et contraires à partir de l'inversion originaire : ce qui est et ce qui n'est pas.
Pas d'être sans opposition et sans morcèlement. Cette opposition est originellement stricte inversion, ce qui explique la doctrine du dualisme (l'Etre inverse du sensible). La doctrine de l'immanentisme supprime les contraires et les oppositions pour les remplacer par l'unité, comme si le mythe de l'unité supplantait et dépassait les oppositions et les contraires (la synthèse surmontant l'opposition de la thèse et de l'antithèse). Comme si le désir supplantait les parties et formait le tout mirifique.
Le refus de l'opposition place l'immanentisme en tant que monisme dans l'illusion. Pourquoi? Parce que le propre de ce qui est est d'être en partie ou d'être incomplet. De ce fait, l'unité est nécessairement ailleurs - c'est le raisonnement du transcendantalisme. Le fait de refuser la partition du reél, le déni que le reél soit partie parce qu'opposition, aboutit à la création de l'illusion : sous prétexte de dépassement, on crée du néant.
Qu'on réfléchisse à la proposition : ce qui n'est pas n'est pas. Elle ne possède aucun sens. Il faut bien que ce qui n'est pas soit sous quelque rapport, n'en déplaise à Rosset qui est strictement un immanentiste tardif et dégénéré, en ce qu'il dévoile la croyance originelle au néant typique de tout raisonnement et de toute mentalité immanentistes. Ce qui n'est pas est : le possible (le fait que cela soit) relève de l'être au même titre que ce qui est, tandis que l'impossible relève de l'illusion (ce qui n'est pas).
Le néant est l'illusion, soit le fait que ce qui n'est pas est, mais sous une autre forme que son apparence. Nous avons bien identifié la supercherie ontologique de la forme mutante et la forme réelle de la mutation. Ce qui n'est pas est différent de ce qui est, mais est toujours. D'où le fait que ce qui est différent vire si souvent en différance, ainsi que l'explicite un Derrida décomposé - avec une candeur désarmante. Le chaos correspond ainsi à l'erreur, dont le propre n'est pas tant de ne pas être, que de (se) tromper sur son être.
Si ce qui est est en partie, le fait de décréter que ce qui est est en totalité suppose l'erreur de la transformation de la partie en tout. Du coup, on dénie l'existence de ce qui n'est pas la partie et qui complète la partie - et l'on crée le néant. Notons que la mutation est inscrite dès l'origine du projet immanentiste, dont l'erreur consiste à muter la partie en tout. L'idéalisme immanentiste est ainsi l'idéal mutant de l'être qui est parce qu'il n'est pas.
L'idéalisme classique respecte au contraire le fait que ce qui est est en partie : il explique la partie par l'ailleurs. L'idéalisme immanentiste revient à proférer l'erreur sous le masque de la mutation, quand l'idéalisme classique propose une hypothèse ontologique quant à la nature du reél et du tout. L'idéalisme classique est transcendantaliste en ce qu'il pose la question : pourquoi le reél visible et immédiat est-il morcelé? Et il explique le morcèlement par le fait que l'incomplétude serait complétée.
Le complètement de l'incomplet s'effectue forcément ailleurs, puisque l'incomplet est manifestement incomplet. Si le complet était immédiat, il aurait été observé et étudié depuis toujours! C'est donc qu'il se situe ailleurs. Cette hypothèse présente un défaut de forme ou un vice du même nom : c'est qu'elle revient à compléter l'incomplet par le complet. Si le complet est bien tel, qu'a-t-il besoin de l'incomplet?
L'incomplet n'est-il qu'une aimable bagatelle ou un divertissement superflu? Le fait de postuler à l'idéal complet provient de l'erreur consistant à penser que le complet qui complète est de nature et de structure complètes. Il faut être complet pour compléter. Mais cette erreur s'explique par le fait que l'on pense ladite structure sur le mode de l'identique et de l'identité. Tout juste le raisonnement classique propose-t-il un prolongement hyperbolique de type qualitatif, consistant à instaurer une mutation entre l'être et l'Etre.
Après tout, s'il y a de l'être, c'est que sa seule explication réside dans l'hypothèse et le prolongement d'un Etre parfait, complet et autre (ailleurs). Mais quel est le fondement de l'argument immanentiste pour ainsi détruire tout le classicisme et toute la tradition au nom d'une découverte supérieure, qui est la découverte de la science moderne?
En examinant ce fondement révolutionnaire, on se rend compte à chaque fois, dans l'immanentisme par opposition au classicisme, que mutation il y a, et que cette mutation s'amorce et s'ancre à partir du constat d'incomplétude. Le classicisme explicite et entérine l'incomplétude sensible au point de la revendiquer, quand la modernité nie l'incomplétude comme on nie le problème que l'on a sous le nez. Dans les deux cas, la mutation complète de manière hypothétique.
1) Dans le cas du dualisme, la mutation complète de manière hypothétique.
2) Dans le cas du monisme immanentiste, la mutation complète de manière impossible.
C'est-à-dire que dans le dualisme, on propose de compléter, quand dans l'immanentisme, on détruit. Qu'est-ce qui fait la différence? C'est la croyance originelle et sous-jacente dans le néant positif, soit dans l'état impossible, pour mieux masquer que cet état signifie la destruction. Ce qui sépare l'idéalisme classique de son faux jumeau moderne, c'est la représentation et la considération du néant.
Quand l'un adhère au néant en tant que néant, l'autre définit le néant comme masque et illusion. Les deux idéalismes rappellent en tout cas que la structure du réel est inconnue et que l'on en est réduit sur ce point premier et essentiel à des spéculations hautement incertaines. Cependant, s'il est certain que le reél est grandement inconnu, il est tout aussi certain que le réel n'est pas impossible, parce qu'il est certain que le réel ne contient pas de néant positif.
Voilà qui nous amène à une définition du reél. Le reél est ce qui fait sens, au sens de : le reél est ce qui possède un sens. Un peu de décence : le reél n'a pas d'absence. La confusion à laquelle aboutit l'immanentisme parce qu'il en procède réside dans la confusion entre ce qui est et ce qui n'est pas - l'être et le néant. L'immanentisme confond ce qui n'est pas avec ce qui n'est pas - tel qu'il est. Le dualisme confond seulement ce qui n'est pas avec ce qui est.
Dans le dernier cas, l'erreur de l'Etre revient à une mauvaise description ou une retranscription imprécise. Disons qu'on propose un concept incomplet de la complétude. Par contre, ce n'est pas un faux sens auquel parvient l'immanentisme : c'est à un contresens, qui revient à assimiler l'Etre au néant, soit à rendre le reél impossible dans son intégralité et sa complétude.
L'immanentisme néantise tout, quand le transcendantalisme ontologise. L'immanentisme ruine et égalise toute chose comme la mort, le transcendantalisme prolonge et projette. Dans les deux cas, l'erreur est, cependant elle n'est pas dans la même proportion. L'erreur est totale pour l'immanentisme, partielle pour le transcendantalisme. Ce dernier présente l'insigne mérite de respecter les lois fondamentales de l'existence, selon lesquelles il y a quelque chose plutôt que rien, même si l'explication ne coule pas de source et qu'il faut prestement et présentement en changer; quand l'immanentisme n'hésite pas à expliquer qu'il n'y a rien plutôt que quelque chose, sans doute par dépit de manquer d'explication autre que la perspective de l'Etre et sa carence logique récurrente.

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