lundi 22 décembre 2008

Coupable, mais pas responsable

« Thierry Magon de la Villehuchet n'a pas supporté la course à la recherche des responsabilités à laquelle se sont livrés les Européens. »
La Tribune.fr

Il est éclatant et troublant d'observer la perte de responsabilité du monde contemporain, comme si dans l'immanentisme il était impossible de trouver une responsabilité viable sans immédiatement recourir à des garants multiples et disséminés. Responsable, mais pas coupable. Cette célèbre formule d'une ancienne élue ministérielle, aujourd'hui disparue, à ce qu'on assure dans les affres de la folie, pourrait être inversée justement : coupable - mais pas responsable.
Pourquoi la perte de responsabilité? Qu'est-ce que la responsabilité? Respondere signifie qu'on se porte garant ou qu'on répond de. La responsabilité est proche de l'idée d'être l'auteur d'une action, puisque dans les deux cas, on est le garant de cette action. La responsabilité est apparentée à la promesse, soit au fait de se porter garant de l'accomplissement d'un désir, d'un souhait ou d'une attente.
Assumer ses promesses, dit le Wiktionnaire : la promesse signifie que le désir est lié au reél ou à l'action, ce qui signifie à son tour que le désir n'est pas déconnecté du reél. C'est dans cette optique que l'on peut comprendre la notion de responsabilité comme garantie : lier le désir au reél. Par les temps qui courent, l'engagement n'est pas du luxe, puisque le propre de l'immanentisme est de séparer le désir du réel et de supprimer de ce fait la définition classique de la responsabilité.
Dans la conception classique, la responsabilité signifie que les souhaits du désir sont sanctionnés par leur concrétisation. Que la promesse ne soit pas vaine parole, au contraire de ce qu'enseignent les crapules pour qui les promesses n'engagent que ceux qui y croient (ainsi je crois d'un certain magnat australien Murdoch), signifie que le désir est imbriqué dès sa virtualité ou son énonciation hypothétique dans le processus de responsabilité et que l'on ne peut s'engager à agir sans que la promesse ne soit liée à son effectuation et à son effectivité.
C'est l'idée ontologique que le désir humain est compris dans le reél, soit que la partie est comprise dans le tout. La responsabilité ne signifie jamais que la partie est responsable du tout, mais que la partie est responsable de la partie du reél qui la concerne. Il ne s'agit pas de postuler à la responsabilité totale, mais à la responsabilité partielle.
Dans une période d'immanentisme qui tend à effacer le principe de responsabilité, il est important de rappeler que le principe de responsabilité existe bel et bien. Dans cette optique, il faut associer le lien effectué entre le désir et le reél et l'opposer à l'immanentisme, qui consiste précisément à dissocier le désir et le reél. La responsabilité lie le désir et le reél en ce que le désir fait le reél, mais en constitue l'expression et la partie.
La différence entre la conception classique et la conception moderne, c'est que pour la conception classique, le désir en tant que partie mène à l'action partielle; quand pour la moderne, le désir est tout : du coup, il se trouve libéré des carcans de l'action. Mieux : il est l'action. Le désir classique est responsable, le désir moderne est dérésponsabilisé et irresponsable. Quelqu'un d'irresponsable est quelqu'un qui n'a pas conscience du statut de son désir dans le réel.
Etre responsable, c'est savoir que l'on est partie et qu'on agit en tant que partie. Il est primordial de comprendre la crise de la responsabilité comme une crise du désir et une crise de l'identité : on se définit pour ce qu'on n'est pas, sous prétexte de définir ce qui ne se définit pas - le reél. Dans cette logique démente, il est parfaitement normal de voir abolies les frontières de la responsabilité.
La responsabilité implique en effet que la partie se sache telle, ce qui induit que la seule véritable garantie émane du tout. Seul en effet le tout peut garantir de l'avènement d'une de ses parties. Dans ce contexte, la partie est toujours irresponsable si elle ne peut accéder au statut du tout. On comprend la mutation immanentiste comme la croyance dans la possibilité utopique d'instaurer le règne du tout pour la partie. L'immanentisme de bonne foi croit avoir trouvé la recette-miracle de la mutation alchimique.
Seule la responsabilité totale peut être définie comme responsabilité réelle. Dieu est seul responsable de Ses actes et en même temps, Sa perfection le rend parfaitement responsable. Du coup, toute responsabilité partielle est non seulement infiniment partiale, mais sujette du coup à la contestation. Autant il est impossible d'aboutir à l'irresponsabilité totale, ce qui serait nier le statut de la partie ou la ravaler au statut de néant; autant il est tout aussi impossible de définir précisément et objectivement ce que serait une responsabilité totale.
En réalité, la responsabilité totale est toujours sujette à caution et contestation. D'où le paradoxe et l'aporie : pour la partie, il est aussi impossible d'être irresponsable que d'être responsable. Il faut bien trouver une responsabilité et échapper à la perpétuelle contestation. Perpétuelle autant que légitime. Quelle sera cette responsabilité toujours parcellaire et partiale? Quel compromis se révélera plus viable que l'impossible irresponsabilité?
Le moyen de se sortir du guêpier se nomme volonté générale : seul l'agrégat des individus permet de former un groupe. Le groupe rend les parties plus fortes en formant le groupe qui dépasse l'individu. Cette conception est propre à l'homme : Aristote rappelait ainsi le savoir antédiluvien selon lequel l'homme est un animal politique.
Dans cette tradition, la responsabilité s'ancre dans la volonté générale : on est responsable au nom d'un groupe. L'individu responsable occupe des fonctions qui expriment la volonté générale. Je sais bien que Rosset a trouvé le moyen de nier la volonté générale au nom de l'individu, mais cette tradition est aussi nihiliste que suicidaire. Elle revient à détruire l'imperfection de la volonté générale pour la remplacer par une imperfection encore plus flagrante. En l'occurrence, l'imperfection plus grande consiste à remplacer la volonté générale par l'individu.
Etre garant pour la partie aboutit au compromis ontologique de la volonté générale ou du groupe. On ne saurait se réclamer garant de sa seule indivision d'individu. Cette garantie reviendrait en effet à invoquer une absence de garantie, puisque la garantie que peut opposer l'individu se limite à ses agissements d'individu, soit à la sphère privée. Aristote rappelle que l'homme est animal politique, mais il n'assoit pas sa conviction sur un postulat aussi farfelu qu'indémontrable : l'homme non politique serait tout simplement une espèce si faible qu'elle aurait disparu de la sphère terrestre depuis des lustres.
Que l'on imagine l'homme vivant seul : ce serait d'un comique désastreux. La volonté générale ou la dimension politique rappellent que l'homme seul disparaît, quand l'homme en groupe domine les autres espèces et son environnement. La conscience politique de l'homme signifie que l'homme est un animal collectif, c'est-à-dire que sa constitution le contraint à évoluer en groupe et non pas de manière individuelle et indivise.
L'individu poursuit en tant que tel des objectifs privés, quand seul le représentant d'un groupe acquiert une dimension générale, officielle, institutionnelle et tend au principe de responsabilité politique. Il n'y a de responsabilité pour la partie qu'au niveau de l'élaboration de formes qui tendent vers l'unité et le tout. Dans la constitution de la notion de volonté générale, chaque volonté se trouve responsable par rapport à la volonté générale, alors que toute volonté particulière se targuait d'une irresponsabilité dangereuse.
Peut-être s'agit-il de responsabilité relative et encore incertaine, mais une certaine stabilité est trouvée le repère se situe dans et à partir de la volonté générale. L'individu se situe par rapport au groupe, et c'est ainsi que l'on peut expliquer que le particulier se situe par rapport au général. Le principe de responsabilité consiste à superposer l'individu au groupe : quand l'individu est responsable, c'est toujours par rapport au groupe. Bien entendu, la responsabilité véritable intervient quand l'individu représente des fonctions politiques à l'intérieur du groupe. Dans ce cas, l'homme est responsable de la volonté générale, soit du fait que le groupe l'a élu pour certaines fonctions.
Il est impossible que la responsabilité ne porte pas sur les épaules d'individus nominaux, puisque hors des individus, il n'existe pas d'hommes. Mais la responsabilité implique que ces individus soient responsables non en leur nom propre et spécifique, mais au nom du groupe. C'est ainsi que la partie trouve un compromis entre la partie indivise et le tout : c'est le groupe. Le groupe est certes moins que l'ensemble du reél, mais il est bien plus que l'individu.
Que l'on cesse de s'étonner de l'absence de responsabilité dans l'immanentisme. On peine à trouver des responsables, à tel point que l'immanentisme tardif et dégénéré se dépatouille dans une irresponsabilité que de temps en temps quelques décisions juridiques controversées viennent contrebalancer. Elles se révèlent d'autant plus contestables qu'elles proposent seulement de sortir de la crise sans se donner les moyens d'affronter les vraies raisons de la crise : je veux parler du fonctionnement du système, qui repose sur la différance.
On me pardonnera de détourner un concept propre à l'illustre autant qu'éphémère Derrida, le papillon d'Ulm, et aux déconstructeurs (d'un soir) postmodernes, les épigones transis et indigestes, mais j'ai accordé un honneur considérable, en reprenant une appellation contrôlée du Maître en personne, à ceux qui croient naïvement que les concepts de Derrida peuvent avoir quelque pertinence et pérennité par eux-mêmes. En réalité, ils sont d'autant plus pertinents et pérennes qu'ils sont analysés dans leur signification et leur contexte (et que l'on comprend qu'ils n'ont aucune pertinence ni aucune pérennité en eux-mêmes).
La différance diffère : le sens n'existe plus dans le système immanentiste, mais est sans cesse reporté, ce qui fait que si le sens n'est pas évacué, il est à jamais indécidable et introuvable. L'hypocrisie de la mentalité des déconstructeurs n'est plus à établir : ce qui compte, c'est que le principe de responsabilité soit incompatible avec la différance. C'est dire que le sens n'existe que dans la notion de groupe.
Rien d'étonnant à cette constatation : après tout, le sens manifeste prioritairement la direction. Pour qu'une direction puisse être prise, encore faut-il qu'elle soit envisagée. Dans le système classique de la volonté générale et du groupe, la direction du sens est nécessaire : le groupe a besoin d'une direction pour se développer et conserver sa force. Mais dans le système moderne, l'absence de sens signe tout bonnement la disparition de la volonté générale, soit la prééminence de l'individu.
Si l'on poursuit sur ce chemin (qui mène à un endroit, au contraire de ceux que suivaient Heidegger), c'est l'annonce triomphale que le groupe est dominé par l'Individu (on retrouve notamment l'influence du courant existentialiste), soit que le nouveau système d'obédience immanentiste a dépassé les conditions de création du groupe, largement imparfaites, et que désormais, l'individu est suffisamment fort et influent pour enterrer le groupe et vivre de ses propres ailes. Rosset le nihiliste ennemi de Derrida entérine cette posture intenable qui consiste en gros à expliquer que le recul constitue le progrès ou que le Progrès repose sur une contradiction incoulable.
Il est à ce titre cocasse d'observer que les ennemis Derrida - Rosset aux premières loges - sont en fait fort proches les uns des autres sur la ligne du refus du sens et sur l'apologie de la différance à la place du sens classique. Sauf que Rosset va plus loin que Derrida. Ce dernier tente encore de sauvegarder une certaine volonté générale, quand Rosset évacue allègrement le bébé et l'eau du bain sans se soucier des conséquences dévastatrices de son geste. Ruiner la volonté générale est certes amusant, comme il est amusant de détruire - pour l'enfant de casser ses jouets.
Mais nous sommes à une période de transition et de crise comme peu d'hommes en ont connu : la survie de l'espèce se joue en ce moment. Pas de catastrophisme; simplement : si l'on passe à côté des mécanismes d'anéantissement en jeu, dont le verdict est décisif, on peut proposer des alternatives qui ne sont que des avatars du suicide annoncé, et pas des saluts contre le suicide, sous le prétexte noble et fumeux de lutter contre le suicide.
Les postmodernes refusent le sens au nom de son dépassement. Tous sont des héritiers de Nietzsche et de la grande tradition de la mutation. Malheureusement, le projet du Surhomme est une coquille vide qui abrite la défaite de l'individu et la défaite de l'homme. (ainsi que l'ont montré, d'une manière différente et voisine de Nieztsche, les nazis). Il faut comprendre que se recoupent et se retrouvent sous la bannière de l'impossible le projet dément de retour à l'individu et l'idéal dénié de mutation de l'individu.
Dans les deux cas, le sens disparaît et en lieu et place du sens que seule la volonté générale instille, on retrouve l'absence de sens, qui équivaut à la mort radicale ou au chaos. La perte de responsabilité n'est ainsi pas incompréhensible : elle s'inscrit dans le processus de différance, qui consiste à effacer le sens et toute tentative de fonder la responsabilité sur le groupe ou la volonté générale. Dans un système dans lequel l'identité de groupe existe, rien d'étonnant à ce que le principe de responsabilité soit viable.
A partir du moment où l'identité se brouille, la responsabilité s'estompe. On a vu que la responsabilité de l'individu seul, extirpé du contexte du groupe dans lequel il s'intègre, n'a aucune valeur. C'est pourtant à cette démarche de régression que l'on assiste, au moment où le projet avoué de l'immanentisme tardif et dégénéré consiste à détruire le groupe pour instaurer l'individu dominateur et supérieur.
Rien d'étonnant à ce que l'irresponsabilité domine dans notre monde actuel. Comment en effet chercher des responsables alors que leurs agissements n'impliquent nullement le principe de responsabilité qui repose sur la volonté générale? Comment contraindre des individus à être responsables d'actes qui n'ont jamais été situés à un niveau exclusivement individuel?
Dans le système d'irresponsabilité, l'individu prédomine. Etre responsable du groupe implique que l'on travaille pour les intérêts du groupe et en particulier pour sa pérennité. L'irresponsabilité permet au contraire de tout autres buts et agissements, en particulier délie de l'intérêt général pour privilégier l'intérêt oligarchique. Dans le système de l'oligarchie, il est conséquent que des individus dominent le groupe en se servant du groupe pour servir leurs intérêts factionnels ou individuels.
Se situer au-dessus du groupe implique que la supériorité soit secrète : d'où la supériorité factuelle du monde du secret dans un système oligarchique, ce qui se produit actuellement avec la domination effective des renseignements, notamment privés, et des décisions prises dans le secret des alcôves influentes, en particulier sans les conseils d'administration et autres des banques. Il est éclatant de constater que les individus qui se tapissent dans les circuits du secret et du renseignement interlope échappent à toute poursuite parce qu'ils se situent au niveau de dieux échappant à la responsabilité et la justice humaines.
C'est ainsi que les recherches que l'on peut effectuer sur le plus grand attentat de l'histoire, celui qui conditionne le fonctionnement de notre système et qui indique mieux que n'importe quelle boussole le vrai visage du système en cours de désagrégation, le fameux 911, indique qu'il est impossible d'édicter des responsabilités tant que l'on s'en tient à des individus nécessairement incomplets et imparfaits : on se perd dans le jeu des factions, alors que la responsabilité classique implique que l'on puisse attaquer derrières des individus des groupes homogènes : par exemple, des États ou des collectifs religieux.
La disparition de la volonté générale laisse le champ libre aux agissements incontrôlés des volontés individuelles, étrangères au domaine de la responsabilité. Dans ce jeu pervers, il est parfaitement conséquent que le principe de responsabilité s'affaisse et s'estompe. Nous nous trouvons dans un jeu de perpétuelle esquive et de différance toujours recommencée, dans lequel le principe de responsabilité s'effrite en buttant continuellement sur la barrière de l'individualité. Si vous incriminez tel individu, dans le 911 ou dans d'autres actions, comment faire pour distinguer un fondement qui se trouve dégagé des responsabilités et dont, au mieux, la responsabilité sera toujours parcellaire et partielle?
Dans un jeu de miroirs étourdissant, vous vous trouvez contraint sans cesse de chercher d'autres et nouveaux responsables qui sont alliés au responsable en question. L'individu sans volonté générale échappe à la responsabilité. Rien à faire face à cette constatation, qui veut que l'on retombe sur le projet immanentiste de valoriser le désir au détriment du reél. Si le désir seul existe, sa concrétisation est une gageure insurmontable : adieu le reél - adieu la responsabilité.
Adieu veaux, vaches, moutons et cochons. Le désir est trop petit et trop réducteur pour le réel. Le désir masque le reél en se voulant présenter comme la nouvelle totalité. Dans ce jeu de dupes où les victimes sont d'emblée connues et cernées, le déresponsabilisation indique que le désir n'est plus ajusté au reél, mais qu'il remplace le reél.
On notera qu'on retombe toujours sur nos pattes et que le désir est d'essence individuelle : le projet d'omnipotence du désir, qui prend le pouvoir, implique que s'estompent le sens, la volonté générale, la responsabilité et que triomphe l'individu comme règne et programme. Mais le triomphe du désir signe le triomphe de ce qu'on nomme l'individualisme et qui n'est que l'expression de l'individu comme fondement et du rejet de la volonté générale.
On se plaint que dans nos sociétés plus personne n'est responsable. Quand on cherche des responsables à un crime systémique comme le 911, on se rend compte qu'on tombe soit sur des fantoches et des boucs émissaires, dont la plupart n'ont carrément rien fait; soit sur des individus, qui, parce qu'ils sont individus, sont nécessairement incomplets - et ne sauraient prêter le flanc à une poursuite en responsabilité. Qu'on ne s'effarouche pas s'ils se montrent si secrets et si distants - soit partiellement responsables.
Dans ces conditions, pas facile de déterminer un coupable ou un responsable quand personne ne l'est véritablement. L'acte de responsabilité, qui dans le cadre classique de la volonté générale, se révélait assez courant, devient une gageure insurmontable. L'incomplétude est l'autre nom qui qualifie la perte d'identité - ou la carence identitaire qui définit profondément l'individu isolé. L'individu est peut-être indivisible, mais c'est une unité de mesure incomplète et imparfaite, un fondement qui donne nécessairement lieu à agrégation.
L'individu irresponsable qui opère n'est jamais le prototype de l'individu triomphant et manipulateur, comme les mauvais films ont coutume de nous dépeindre les criminels pervers heureux de perpétrer le mal, qui jouissent qu'on leur exhibe et leur déterre leurs fautes. A cet égard, les films de genre mafieux, certains tout à fait excellents, sont habitués à présenter les responsables ultimes comme cachées et inoffensifs : c'est ainsi que de manière comique et décalée, l'ordonnateur d'un trafic gigantesque de drogue ou d'une contrebande de casino s'avèrera être un vieil et petit épicier d'origine sicilienne, planqué derrière son comptoir et dont le criminologue le plus averti aurait juré à l'innocence et au caractère totalement inoffensif.
C'est que la responsabilité du criminel est une responsabilité nécessairement cachée. On notera que le criminel est toujours un individu et qu'en tant que tel, il ne peut agir au grand jour. Quand l'on dépeint les moeurs d'organisation mafieuse illégale et minoritaire, la morale est sauve. L'incomplétude passe encore et rassure même : la canaille qui déraille est l'exception monstrueuse.
Mais quand c'est le système qui repose sur l'incomplétude, les responsables du système sont des responsables imparfaits, secrets et différants. Forcément méconnus, voire inconnus du grand public, qui marche dans la combine, sans quoi le système ne marcherait pas. Ceux qu'on prend pour des monstres sanguinaires assoiffés de pouvoir, des oligarques triomphants capables d'ourdir les pires complots, recèlent une fragilité pathologique qui les rapprochent des vampires.
Le vampire est certes ce monstre décalé et assoiffé de sang, mais c'est également un être rejeté, marginalisé et en proie à une fragilité des plus pathologiques. Le vampire est aussi monstrueux que fragile - à vrai dire. Il en va de même pour l'identité différante de l'individu : l'individu livré à lui-même est aussi monstrueux que fragile. Monstrueux : il se révèle tragiquement irresponsable, au point qu'on peine à incriminer un responsable pour des crimes pourtant irrécusables. Fragile : son incomplétude est son talon d'Achille. Rien d'étonnant dès lors à ce que le plus monstrueux soit le plus fragile.

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