mardi 18 mars 2008

Dieu reconnaîtra les siens

Il est terriblement comique que notre époque prétende avoir dépassé la religion dans la mesure où elle est une époque essentiellement religieuse. Essentiellement car l'homme ne peut fonder de culture sans religion. Désolé pour ceux qui veulent jouer aux Surhommes, mais la culture, c'est le culte. Pas de culte sans prêtre ni liturgie. L'annonce du remplacement de la religion par une forme supérieure cache une arnaque évidente : car ce qui prétend ici remplacer avec usure la religion ne peut être qu'un phénomène religieux.
Lancer ainsi à la cantonade que l'on a aboli les religions parce qu'on les a dépassées, ce n'est qu'une mauvaise plaisanterie pour tout esprit un brin sérieux, pour tout esprit en mesure de comprendre le lien entre culture et religieux. Sans religieux, pas de culture. C'est René Girard qui a montré que les prémisses de la culture se fondaient sur le sacrifice. Sans sacrifice, pas de culture. Les Anciens le savent bien, mais pas seulement : les chrétiens le savent bien, eux qui adorent le Sacrifié et qui abolissent le sacrifice au nom du Sacrifié. D'une certaine manière, ils commémorent le sacrifice pour mieux l'abolir.
Les chrétiens ne sont pas les seuls : tous les monothéistes sacrifient. Les musulmans sacrifient. Donc : les monothéistes et les polythéistes réunis, c'est l'ensemble des cultures qui démontrent de manière infaillible que le sacrifice est indispensable à la culture. Le sacrifice rend sacré. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est l'étymologie. Il faudra le rappeler aux hommes modernes qui croient que le sacrifice fait partie des vieilleries jetées aux oubliettes. Que ne se rendent-ils pas compte que le 911 est un sacrifice, comme tous les massacres du vingtième siècle et qu'il est troublant de constater que la répudiation du sacré a abouti à sa résurgence avec usure dans ces rituels sanglants qui ne disent pas leur nom?
La fin de la religion, je connais le refrain. On nous bassine les oreilles avec cette douce mélopée depuis que de nombreux intellectuels se sont mis en peine d'observer que le christianisme préparait la sortie de la religion. Même Girard a cru bon d'accréditer cette mode pour donner valeur aux difficultés du christianisme en cette fin de vingtième siècle. Ils se trompent. La sortie de la religion équivaudrait à la sortie du réel pour l'homme ou à sa disparition instantanée. On peut laisser croire cette légende dorée à des esprits moutonniers et peu critiques, comme le sont d'ordinaire les esprits abstraits et ceux qui se targuent d'appartenir à la coterie des intellectuels.
Tous se trompent parce que la grande mode est de laisser croire que l'on peut surmonter le religieux pour imposer autre chose. Quelle autre forme de culture si ce n'est la religion? Bonne question. On a enterré le polythéisme au nom du monothéisme, mais le polythéisme a survécu au monothéisme. Il arrive même que le syncrétisme marie les deux formes pour des mélanges des plus dissonnants.
On voudrait maintenant enterrer le vieillot monothéisme au nom d'une forme supérieure. Laquelle? Le Progrès? Ce doit être la Raison, mais une forme mutante de raison, puisque l'antique raison ne faisait pas défaut aux Anciens et qu'elle s'accommodait fort bien du phénomène religieux. Cette nouvelle Raison clame que les erreurs de Dieu ou de l'Etre sont légions et que de ce fait il convient d'abolir Dieu. Fort bien. Pour le remplacer par quoi? Par l'homme, ont répondu Nieztsche et tous les nihilistes, dans la mesure où l'on comprend que Nietzsche a bien compris le nihilisme parce qu'il était lui-même nihiliste.
Mais cette réponse n'est envisageable positivement que si l'on croit que le Surhomme est une alternative à Dieu ou si l'on estime que la positivité de la nouvelle forme supérieure est l'évidence. Mais quelle est la positivité du dépassement de la religion? Le sacré fonde la culture par le sacrifié, c'est-à-dire par l'adjonction de l'absolu dans le sensible. D'où la doctrine de l'Etre et la métaphysique classique : l'Etre est ce qui manque au sensible. Mais la Raison promeut l'homme en lieu et place de Dieu dans la mesure où elle replace l'Etre/Dieu par le néant en tant que néant.
Il est temps de dévoiler que l'areligiosité est une forme de religion particulièrement pernicieuse en ce qu'elle proclame l'abolition du phénomène religieux et son remplacement par la rationalité. C'est la religion du néant et la religion de Lucifer. Pourquoi le diable ici? Parce que c'est le diable qui laisse entendre, notamment à Faust, mais aussi à Adam, qu'il exaucera toutes leurs attentes sensibles à condition qu'on lui donne la vie éternelle. C'est bien également le programme du néant que de scinder le réel (sensible) et le néant (absolu), afin de renverser pour l'homme l'absolu et le contingent. Le sensible devient absolu et le néant devient contingent.
Le réel est aussi nécessaire qu'indestructible, si bien que le recours à la destruction (la néantisation) devient l'option majeure pour conforter le réel. Le néant fortifie le réel, comme le pacte avec le diable fortifie Faust. Il reste à observer que l'absence de religion est l'absence de Dieu, ce qui n'est pas la même chose. Ce n'est pas caricaturer que d'oser que nous nous situons dans l'ère de la religion du diable, qui consiste à reconnaître le néant en tant que néant (en tant qu'absence) et à l'adorer comme le vrai Dieu.
Cette fumisterie s'ancre dans le sentiment que cette religion diabolique n'est pas une religion et que l'immanentisme rompt avec les formes dépassées de religiosité. Que l'on regarde si la religion a disparu de la sphère du globe. Ce n'est pas vraiment le cas. Par contre, il est évident que désormais, la scission entre le religieux immanentiste et le religieux transcendantal est observable. L'immanentisme est fortement encouragé, si bien que toutes les anciennes formes de religieux et tous les mouvements religieux qui respectent la primauté du marché économique sont mis en valeur, tandis que sont discrédités les formes transcendantales comme obscurantistes. On nous bassine les oreilles avec le puritanisme américain, mais c'est que les formes protestantes Outre-atlantique sont des formes religieuses clairement immanentistes, avec revendication de l'ultralibéralisme et compromissions avec le marché. Ceux qui tirent les ficelles considèrent que l'immanentisme populaire est une forme naïve d'immanentisme véritable et s'applique à la transformation des anciennes formes de transcendantal. L'immanentisme est inséparable de l'élitisme naturel qui prévaut dans la conception immanentiste.
Le vrai immanentisme rompt avec les formes de religieux monothéistes et passées. Il affirme que le culte du néant et de la raison suffit seule. Les immanentistes sont représentés par leurs grands prêtres naturels, les banquiers. Le culte de l'argent comme lieu du pouvoir est tout à fiat conforme au projet immanentiste et aux valeurs immanentistes. L'argent comme valeur finie est la fin du monde fini opposé au néant. Cette religion n'est pas une religion en ce qu'elle ne fonde ni ne développe aucune culture pérenne. Bien au contraire, elle tendrait plutôt à détruire et défaire toute tradition millénaire.
En ce sens, on peut affirmer qu'il s'agit d'une forme de crise où le religieux est en crise. C'est pourquoi les esprits contemporains qui s'opposent au religieux comme cause de tous les problèmes, en particulier des problèmes d'exploitation, ne se rendent pas compte qu'ils ne font que reprendre l'antienne immanentiste, qui a intérêt à discréditer les anciennes formes religieuses et à transférer certaines de ses actions sous la responsabilité des formes religieuses opposées à la raison. C'est ainsi que l'on incriminera les bigots à la mode W. et les télévangélistes qui sévissent dans son entourage sans s'aviser qu'ils sont télécommandés à distance par les immanentistes. On peut feindre d'ignorer les fantoches, mais il ne faudra pas se plaindre après si l'on a pris des vessies pour des lanternes.
Surtout, les critiques du religieux sont dans une position qui ne propose aucune alternative crédible : le religieux étant le fondement de la culture, en sortir ne constitue pas une solution. Par contre, proposer sa sortie et l'identifier comme la source des maux de la culture, c'est faire le jeu de la duperie immanentiste et de la propagande immanentiste.

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